L’enquête judiciaire sur le scandale Tapie a fait, selon nos informations, des progrès spectaculaires dans la première quinzaine du mois de juillet, à l’occasion de nombreuses auditions et de plusieurs perquisitions menées au bureau parisien de Fried-Frank, l’un des plus célèbres cabinet d’avocats d’affaires américain. D’après des sources proches de l’enquête, ce cabinet, qui a eu pour associé Me Maurice Lantourne, l’avocat de Bernard Tapie, durant l’arbitrage controversé a permis à la police de mettre la main sur de précieuses données informatiques, portant notamment sur les comptes offshore de Bernard Tapie et aussi sur des correspondances entre le même Me Lantourne et deux des arbitres, Pierre Estoup et Jean-Denis Bredin.
On se souvient que dans un premier temps, la Brigade financière a procédé à des perquisitions au bureau de Me Maurice Lantourne, puis à son domicile. À cette occasion, des données ont été saisies qui sont venues confirmer que les relations d’affaires entre Me Lantourne et l’arbitre Pierre Estoup étaient plus anciennes et plus nombreuses que l’un et l’autre ne l’avaient admis. Plusieurs correspondances ont aussi été saisies, dont certaines étaient adressées à Claude Guéant, le secrétaire général de l’Élysée sous la présidence de Nicolas Sarkozy.
La Brigade financière a aussi saisi au bureau de Me Lantourne une « Note » en date du 20 septembre 2008, soit trois jours avant que Christine Lagarde ne soit entendue par la commission des finances de l’Assemblée nationale sur l’affaire Tapie, présentant les arguments qu’elle pourrait défendre à cette occasion. « Ce document reprend l'argumentation que j'aurais développée devant la commission des finances si j'avais été madame Lagarde », a dit Me Lantourne, le 28 mai dernier, lors de sa garde à vue. « À tel point que dans la note vous écrivez au féminin ? » a ironisé le policier qui l’interrogeait. Me Maurice Lantourne a fini par être mis en examen pour « escroquerie en bande organisée », comme l’ont été Bernard Tapie, l’ex-président du Consortium de réalisation (CDR – la structure publique de défaisance qui a accueilli en 1995 les actifs douteux du Crédit lyonnais) Jean-François Rocchi, l’arbitre Pierre Estoup, ancien président de la cour d’appel de Versailles ou encore de Stéphane Richard, ex-directeur de cabinet de la ministre des finances et actuel président d’Orange.
Fait notable : alors que toute garde à vue d’un avocat suscite ordinairement des tempêtes dans le monde judiciaire et des protestations innombrables, la communauté des avocats parisiens n’a pas exprimé la moindre solidarité envers Me Lantourne.
Mais ce que l’on ignorait, c’est que dans le même temps, un autre service de la police judiciaire, la Brigade de répression de la délinquance économique (BRDE) a été chargé de « scanner » les activités antérieures de Me Lantourne, notamment au sein du célèbre cabinet d’avocats d’affaires américain « Fried, Frank, Harris, Shriver & Jacobson », plus connu sous le nom de Fried-Frank. Et, selon de très bonnes sources, cela été le « jackpot » !
Le premier intérêt que la police judiciaire a trouvé à s’intéresser à ce cabinet – qui est connu notamment pour avoir la banque Goldman Sachs pour client – et à son antenne parisienne, c’est que Me Lantourne a été l’un de ses associés de 2006 à 2009. Cette période recouvre donc celle de l’arbitrage frauduleux, qui dure un an, à partir d’octobre 2007.
Le second intérêt pour les enquêteurs de venir frapper à la porte du cabinet d’avocats, c’est que son association avec Me Lantourne s’est en réalité très mal passée et que le conseil de Bernard Tapie a laissé derrière lui beaucoup d’amertume sinon de colère.
Quand il devient associé de Fried-Frank, en 2006, Me Lantourne y est pourtant accueilli par la grande porte : on en trouve trace sur le site Internet du cabinet d’avocats, ici, et dans de nombreux journaux, par exemple dans Les Échos. Le cabinet enrôle en effet l’avocat en lui offrant une rémunération annuelle qui dépasse le million d’euros, avoisinant celle d’un patron du CAC 40, embauche avec lui une dizaine de ses collaborateurs, et déménage sur les Champs-Élysées.
Mais assez vite, les relations entre Me Maurice Lantourne et le cabinet se passent mal. Sur la période, l’avocat parisien « coûte » pas loin de 10 millions d’euros au cabinet, toutes charges confondues y compris celles du déménagement, et ne génère qu’environ 300 000 euros de revenus. Et puis surtout, les associés américains n’apprécient guère que le nom du cabinet soit éclaboussé par le scandale Tapie, qui commence à faire des vagues à partir de l’été 2008. Dans le courant de 2009, deux des responsables new-yorkais du cabinet, le plus célèbre de Wall Street, débarquent donc à Paris et mettent brutalement un terme au contrat d’association avec Maurice Lantourne.
Interrogé par Mediapart, Me Lantourne conteste cette version et fait valoir qu’il a quitté le cabinet avec quatre autres associés au seul motif qu’il avait une divergence de stratégie.
Quoi qu’il en soit, quand la police judiciaire commence à s’intéresser début juillet à l’ancien cabinet où travaillait Maurice Lantourne, elle n’arrive donc pas franchement en terrain hostile. Selon nos informations, le bureau parisien du cabinet d’avocats s’est montré très coopératif et n’a surtout pas entravé d’une quelconque façon le travail des policiers.
Plusieurs perquisitions ont donc été menées au sein du cabinet par la BRDE les quinze premiers jours de juillet, et la plupart des associés de l’antenne parisienne ont été entendus par les policiers. Selon des sources proches de l’enquête, le travail de la police a été formidablement productif : des documents de première importance ont été saisis, notamment des documents informatiques.
La plupart des archives de Me Lantourne auraient été détruites lors de son départ du cabinet mais, au terme de la loi américaine, toute suppression de document est une faute pénale. Le cabinet d’avocats a donc, malgré tout, gardé la trace de tous les documents liés à l’arbitrage Tapie. Dans les procédures du cabinet, il existe même une sauvegarde pour toutes les données informatiques, effectuées à partir de l’antenne de Londres du cabinet. Il semble donc que la police judiciaire ait pu avoir accès à une quantité considérable de documents.
Les révélations qu’apporteraient ces saisies de données informatiques seraient de deux ordres. D’abord, la BRDE aurait saisi une lettre entre Me Lantourne et l’arbitre Pierre Estoup, en amont de l’arbitrage, apportant la confirmation d’une organisation frauduleuse. Cela viendrait confirmer les relations très anciennes tissées entre l'avocat et l'arbitre. La police aurait saisi également une autre correspondance, un peu avant l’arbitrage, entre l’avocat et un autre arbitre, Jean-Denis Bredin.
Ce document pourrait donc constituer un véritable tournant dans l’enquête judiciaire. Non pas que le rôle de Jean-Denis Bredin dans l’arbitrage n’avait pas déjà alimenté des suspicions (lire Scandale Tapie : révélations sur les trois arbitres) : en particulier, il est maintenant établi que c’est lui qui a écrit la partie la plus controversée de la sentence en faveur de Bernard Tapie, celle qui lui a alloué 45 millions d’euros au titre du préjudice moral.
Entendant Jean-Denis Bredin le 3 juin, la Brigade financière lui a en effet présenté un courrier qu’il avait lui-même adressé à Pierre Estoup, en date du 23 juin 2008, courrier qui a été saisi lors d’une perquisition. Dans ce courrier, Jean-Denis Bredin écrit : « Je vous adresse ci-joint mon modeste brouillon sur le préjudice moral, qui reprend pour l’essentiel vos excellentes observations. »
La Brigade financière demande donc à l’avocat s’il est bien l’auteur de la partie de la sentence relative au préjudice moral. Dans un premier temps, l’avocat tergiverse et dit qu’il ne « se souvient pas de ce courrier ». La Brigade financière insiste et lui montre le « modeste brouillon » à 45 millions. L’académicien est alors contraint de rendre les armes : « Oui, il s’agit bien de mon modeste brouillon. » Et finalement, Jean-Denis Bredin donne tous les détails : « Oui, j’ai plus particulièrement travaillé sur le préjudice moral. Le préjudice moral fait peu souvent l’objet de difficultés, soit il est limité à 1 €, soit à 1 million d’euros. Mais là, il posait problème. C’est peut-être pour cela que Monsieur Mazeaud m’a demandé de m’en occuper et a chargé Monsieur Estoup de rédiger le reste de la sentence. »
En réponse à la Brigade financière qui lui fait alors observer que « ce document intitulé "brouillon" semble en tous points identique à la partie de la sentence arbitrale sur le préjudice moral rendue le 7 juillet 2008 », l’arbitre poursuit ces explications : « Oui, certainement, la demande était de 50 millions d’euros. Moi, j’étais à 40 et le président Mazeaud a dû trancher et a amené les deux autres arbitres à accepter une solution moyenne. » Jean-Denis Bredin précise enfin que Pierre Estoup a écrit le reste de la sentence : « Oui, il a fait la rédaction du travail préparatoire de la sentence dans sa quasi-totalité. »
Les investigations de la Brigade financière ont aussi fini par établir que le rôle de l’arbitre Jean-Denis Bredin a été très important, même si dans la presse on en a beaucoup moins parlé que de celui de Pierre Estoup. Son rôle retient d’autant plus l’attention que les auditions de l’académicien ont révélé aussi d’autres détails, pour le moins troublants. Lors d’une audition préalable, le 21 février précédent, Jean-Denis Bredin avait en effet prétendu qu’il ne connaissait pas Bernard Tapie et son épouse : « Non, je n’ai jamais eu l’occasion de les connaître. J’en ai beaucoup entendu parler mais je ne les connais pas personnellement », avait-il déclaré.
Mais lors de sa nouvelle audition, ce 3 juin 2013, la Brigade financière soumet à Jean-Denis Bredin un courrier que lui a adressé le 29 septembre 2006, donc longtemps avant l’arbitrage, Me Maurice Lantourne, l'avocat de Bernard Tapie. Et dans la foulée de l’échange avec la police, Jean-Denis Bredin change de version et finit par admettre qu’il a « rencontré M. et Mme Tapie à deux ou trois reprises dans un cadre mondain, il y a très longtemps, autour de 1993-1995 ». Mais il ajoute tout aussitôt qu’il ne se souvient plus de la lettre de Me Lantourne.
Or, cette lettre, adressée par Me Lantourne à Me Bredin, que la Brigade financière a saisie lors d’une perquisition, est tout sauf anodine. Dans ce courrier, l’avocat écrit en effet ceci à l’académicien : « Mon cher confrère, Monsieur Bernard Tapie m’a demandé de vous faire parvenir par la présente copie du projet d’avis de Monsieur Lafortune, avocat général près la Cour de cassation. Je vous en souhaite bonne réception. »
Ce courrier soulève une cascade d’interrogations. D’abord, il suggère que, contrairement à ce que Jean-Denis Bredin a prétendu, il connaissait Bernard Tapie, mais pas seulement « dans un cadre mondain », peut-être aussi dans un cadre professionnel : la lettre peut en effet laisser entendre que Bernard Tapie transmet ce projet d’avis à Me Bredin pour recueillir son avis. Mais dans ce cas, si Jean-Denis Bredin a eu à connaître des dossiers Tapie avant l’arbitrage, n’a-t-il pas lui aussi manqué à ses obligations d’indépendance puisqu’il ne l’a pas déclaré quand le tribunal arbitral a été constitué ?
Et puis la seconde interrogation n’est pas des moindres. Car au printemps 2006, un étrange incident – absolument sans précédent – était survenu à la Cour de cassation, peu de temps avant qu’elle ne se prononce sur le litige Adidas : durant quelques heures, le matin du 19 juin, les conclusions confidentielles du conseiller-rapporteur de la chambre commerciale, chargée d'examiner le dossier Adidas, ont été accessibles sur le site intranet de la haute juridiction, à cause d’un dysfonctionnement d’origine mystérieuse. Du coup, l’audience prévue par la Cour de cassation initialement le 4 juillet avait été reportée à l'automne et son premier président, Guy Canivet, avait décidé que l'arrêt serait rendu le 9 octobre par l’assemblée plénière de la juridiction, pour lui conférer le plus de solennité possible et éviter toute pression.
Or, la lettre de Me Lantourne suggère qu’en réalité, dix jours avant cette assemblée plénière, ce projet d’avis, qui aurait dû rester confidentiel, est entre les mains de Bernard Tapie et que ce dernier le fait adresser à Jean-Denis Bredin. Qui a donc pu transmettre ce document confidentiel à Bernard Tapie ? Et pourquoi Jean-Denis Bredin en est-il aussi destinataire ?
À l’aune de ces révélations, on devine, quoi qu’il en soit, que la Brigade financière et les magistrats qui supervisent leurs investigations ont fait un formidable travail. Car au gré des perquisitions qu’ils ont conduites et des auditions auxquelles ils ont procédé, la vraie histoire, telle qu’elle apparaît, n’est pas celle dont on parle trop souvent : celle d’un arbitre qui aurait pu masquer ses liens avec le clan Tapie et berner ses deux autres collègues. En vérité, les trois arbitres ont été solidaires, et puisqu’ils le disent eux-mêmes, il n’y a guère de raison d’en douter…
Et c’est en cela que les nouvelles découvertes de la BRDE à l’antenne parisienne du cabinet d’avocats américain revêtent une grande importance. Une seconde lettre de Me Lantourne adressée à Jean-Denis Bredin, avant même l’arbitrage, viendrait consolider l’hypothèse que les relations entre l’avocat et l’académicien seraient aussi plus anciennes qu’ils ne le disent l’un et l’autre.
Mais surtout, la BRDE aurait saisi des données informatiques traçant une cartographie très précise des flux financiers, dont certains offshore, réalisés pour Bernard Tapie. Selon nos sources, certains de ces montages auraient pu être conçus par un avocat extérieur au cabinet, Me Olivier Pardo.
Proche de très longue date de Me Lantourne, Me Pardo fut, pendant un temps, l’avocat d’André Guelfi, alias Dédé la Sardine, qui fit la connaissance de Bernard Tapie en prison et qui fit pendant quelque temps des affaires avec lui, notamment en Russie. On dit même que les deux hommes, à leur sortie de prison, ont scellé un pacte au terme duquel ils s'étaient engagés à partager leurs gains, s’ils gagnaient leurs arbitrages respectifs, celui face à l’ex-Crédit lyonnais dans le cas de Bernard Tapie, celui face à Total dans le cas d’André Guelfi, qui a réclamé pas loin de 35 milliards de dollars au groupe pétrolier.
Me Pardo est d’ailleurs lié à cette même histoire puisqu’il est l’avocat du Comité olympique russe et des provinces russes de Saratov et Volgograd, qui se sont associés à Dédé la Sardine dans cette procédure contre Total (lire Total et le pétrole russe : Dédé la Sardine veut son milliard).
En réponse aux questions de Mediapart, Me Pardo dément être intervenu d’une quelconque façon dans des montages financiers à l’étranger pour Bernard Tapie, a fortiori pour des montages offshore. Il fait valoir qu’il n’est intervenu pour le compte de Bernard Tapie qu’en une seule circonstance, lors du procès en appel, en 2005, où il était son conseil, aux côtés de Me Lantourne.
Maurice Lantourne, lui, dit tout ignorer de ces données et assure qu’il n’est jamais intervenu dans quelque montage que ce soit de ce type. L’avocat estime que les trois arbitres se sont clairement exprimés sur la façon dont ils assumé l’arbitrage et la sentence étant rendue à l’unanimité, cela ruine d'après lui l’hypothèse selon laquelle l’un des trois aurait pu vicier cette même sentence à l'insu des deux autres.
Selon nos sources, le fait pourtant ne fait aucun doute : c’est un tournant majeur que vient de connaître l’enquête judiciaire. Pas seulement sur le scandale Tapie lui-même et l’éventuelle fraude à l’arbitrage. Mais au-delà, surtout, sur le « système Tapie », et ses très nombreuses ramifications financières, notamment à l’étranger.
BOITE NOIRELe principal responsable de l'antenne parisienne de Fried-Frank, Me Eric Cafritz, n'a pas jugé utile de donner suite à mes nombreux appels.
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