Pelleteuses et bulldozers ont repris du service dans le nord-ouest de la capitale. L’immense chantier du futur Palais de justice de Paris, dans la ZAC Clichy-Batignolles, vient de redémarrer après plus de huit mois d’interruption dus à des recours (lire notre article ici).
Le 3 avril dernier, la cour administrative d’appel de Paris a en effet rejeté le dernier recours en date, déposé par les avocats parisiens de l’association « la justice dans la cité », qui soulevaient la nullité du partenariat public-privé (PPP) passé entre l’État et un consortium d’entreprises mené par le groupe Bouygues (on peut lire la décision ici).
« Curieusement, les travaux ont repris quelques jours avant que la décision soit rendue », s’étonne l’avocat Cyril Bourayne, le président de l’association, en se référant à un reportage diffusé par i-Télé (on peut le voir ici). À croire que Bouygues avait eu vent de la bonne nouvelle avant même qu’elle ne devienne officielle. « Le chantier était arrêté mais sous surveillance, il n’a jamais été déserté », répond un porte-parole de Bouygues Construction. Le géant du BTP préfère se réjouir de « la reprise de ce grand projet dessiné par Renzo Piano, qui générera 9,5 millions d’heures de travail ».
Pour sa part, l’association « la justice dans la cité » se donne encore quelques jours pour réfléchir à un éventuel recours de la dernière chance devant le Conseil d’État.
Contacté par Mediapart, le directeur général de l’Établissement public du palais de justice de Paris (EPPJP) se félicite également de la reprise du chantier. Jean-Pierre Weiss annonce d’ailleurs avoir fait faire des économies à l’État, et évoque une ristourne comprise entre 300 et 500 millions d’euros. « Dans le contrat passé entre l’EPPJP et Arélia (NDRL : la société de projet regroupant Bouygues et plusieurs banques), il était prévu à un moment donné une opération dite de cristallisation, qui consiste à passer, pour les loyers, de taux d’intérêts variables à des taux fixes plus avantageux », explique Jean-Pierre Weiss.
« D’après le contrat, cela devait se faire une fois qu’il n’y avait plus de recours. Mais au terme de discussions avec Arélia et Bouygues, et même si théoriquement un ultime recours devant le Conseil d'État est encore possible, nous avons obtenu de pouvoir changer ces taux dès le mois prochain. »
Concrètement, le futur taux d’intérêt devrait être d’environ 2,6 %, contre un point de plus actuellement, explique le patron de l’EPPJP. Celui-ci précise qu’en retour, Arélia et Bouygues n’ont pas eu à verser de pénalités de retard pour le chantier, à l‘arrêt depuis fin juillet, et qui devait initialement être livré en novembre 2016.
Aujourd'hui, Jean-Pierre Weiss estime donc la facture finale du chantier à 2,4 milliards d’euros, au lieu des 2,7 à 2,9 milliards projetés avec les taux variables. La mise en service du futur tribunal devrait être retardée de six à huit mois, la livraison des travaux étant attendue le 30 juin 2017.
On sait les PPP très coûteux sur le long terme pour l'État et les collectivités, qui s'endettent pour réaliser de grands travaux. Malgré les critiques de la Cour des comptes et les réserves du Sénat, le projet de PPP du futur tribunal de grande instance de Paris a été signé dans la précipitation, le 15 février 2012, peu de temps avant l'élection présidentielle.
Le coût du projet a été très largement sous-estimé par l'alors ministre de la justice Michel Mercier. Dans son discours, ce jour-là, le ministre avait déclaré ceci : « L’investissement est important, puisqu’il se chiffre à 575 millions d’euros. Dans le contexte budgétaire difficile que nous connaissons, les résultats qui ont été obtenus en matière de maîtrise et d’optimisation des coûts méritent d’être salués : le coût de l'investissement avait été en effet évalué à 650 millions d'euros, il a donc pu être abaissé de plus de 10 % grâce à la rigueur des équipes et à la saine concurrence que se sont livrés les deux groupements en lice. Au regard de cet effort budgétaire, le ministère de la justice économisera près d'un milliard d'euros de loyers sur la période du contrat (27 ans). Il pourra donc, à travers les redevances annuelles qu'il acquittera à partir de la livraison du bâtiment, financer au bon niveau les dépenses d'exploitation et de maintenance qui lui permettront de disposer bien après l'achèvement du contrat, dans trente ans, d'un bâtiment parfaitement entretenu et en état de servir encore très longtemps. »
À peine arrivée aux affaires, Christiane Taubira découvre les clauses du contrat, qu'elle trouve ruineux, et réfléchit à faire annuler le PPP. Le coût du projet pour les caisses de l’État n’est pas de 575 millions, comme le prétendait Michel Mercier, mais au moins de 2,4 milliards, soit quatre fois plus, si l'on tient compte des loyers à verser (lire notre article ici).
« Les contrats signés prévoient le règlement d’un loyer monstrueux d’environ 90 millions d’euros annuels à partir de 2017, et cela pendant 27 ans. On arriverait alors à un coût total de l’opération tout à fait exorbitant pour l’État, de l’ordre de 2,4 milliards d’euros », confiait un conseiller de la ministre à Mediapart en juillet 2012. « Raison pour laquelle nous souhaitons une rupture contractuelle du PPP pour motifs d’intérêt général. »
Mais l’un des obstacles à une rupture des contrats, et non des moindres, réside dans l’existence de clauses d’indemnisation. Parallèlement au PPP, un « accord autonome » de 19 pages a en effet été signé le 15 février 2012 entre l’État d’une part, le consortium de banques et le groupe Bouygues ayant obtenu le marché d’autre part.
Cet « accord autonome » prévoit une indemnisation conséquente du consortium en cas d’annulation du contrat. Le montant de l’indemnité elle-même est un secret bien gardé. Les sommes évoquées sont comprises entre 200 et 400 millions d'euros, selon les sources.
Christiane Taubira avait exprimé elle-même avec force son opposition à ce PPP devant les députés. « Au terme de ce contrat de 27 ans, en 2043, l’État aura payé 2 milliards 700 millions d’euros », déclarait la ministre de la justice à l’Assemblée, le 31 octobre 2012. « Comme démonstration de bonne gestion, je crois qu’on peut faire mieux. »
Préférant soit une reprise du projet en maîtrise d'ouvrage publique, soit une renégociation du contrat qui « n’a pas été prévue » par ses prédécesseurs, Christiane Taubira ajoutait : « Il serait facile pour moi de conserver les choses en l’état. Les travaux seraient livrés en 2016, j’aurais le plaisir d’inaugurer en 2017, et je laisserais à mes successeurs la lourde ardoise, ce serait facile mais irresponsable. »
Matignon a arbitré, en janvier 2013 : le contrat de partenariat avec Bouygues a été maintenu, mais avec une « renégociation substantielle ». En fait, la marge de discussion était limitée, la solution retenue consistant à négocier, s'agissant des loyers dus par l’État, à un passage rapide à des taux bancaires fixes au lieu de taux bancaires variables. Au bout du compte, ce sont les clauses d’annulation et de dédit de l'accord « autonome », qui ont dissuadé l’État d’annuler le PPP.
Outre l'État et le secteur du BTP, le projet du nouveau tribunal dans le nord de Paris bénéficie du soutien actif de la mairie de Paris, soucieuse de réaménager ce quartier périphérique, faute d'avoir pu le faire en accueillant les Jeux olympiques de 2012. Le chantier s’inscrit dans un vaste plan d'aménagement du quartier Clichy-Batignolles.
Le projet du futur tribunal se veut audacieux. Il s'agit d'une tour futuriste de 160 mètres de hauteur, conçue par le célèbre architecte Renzo Piano. Elle occuperait 61 000 m2(on peut voir le film de présentation ici). Selon son concepteur, il s’agit d’une « tour mince, légère, transparente », « une ville verticale de 9 000 personnes, qui superpose les fonctions comme un millefeuille ».
Dans le socle du bâtiment seraient aménagées 90 salles d’audience. Dans les étages, des bureaux et des salles de réunion. La faible épaisseur de la tour, 35 mètres pour une hauteur de 160 mètres, permettrait à chacun de bénéficier de la lumière naturelle. « Ce sera aussi un bâtiment qui respire, comme une ville avec ses places, échappant à la tour monumentale de bureaux classique, massive, hermétique », vantait l’architecte lors de la présentation du projet.
Avec trois ensembles superposés (d’une dizaine d’étages chacun) au-dessus du socle, la tour dégagerait quatre grandes terrasses, avec un hectare planté d'arbres, et un grand parvis au sol. Soit un projet un brin mégalo, peut-être digne du siège d’une multinationale, mais pas d’un tribunal, selon ses contempteurs.
Notoirement à l’étroit dans des locaux qui sont en partie classés et globalement peu fonctionnels, le tribunal de grande instance occupe actuellement 41 000 m2 sur les 85 000 que compte le vieux Palais de justice de l’île de la Cité. Faute de place suffisante, le ministère de la justice loue également plusieurs autres sites à Paris (dont le fameux pôle financier de la rue des Italiens), pour un coût annuel de 20 millions d’euros.
À l'avenir, seules la cour d'appel et la cour de cassation resteraient dans le vieux Palais. Aujourd'hui, et malgré de récents travaux, son accès reste malaisé pour les personnes à mobilité réduite, alors qu'il accueille 13 000 personnes par jour.
Dans le passé, plusieurs projets de déménagement du tribunal de grande instance de Paris ont déjà été annoncés, dans les quartiers Tolbiac, puis Masséna-Rives de Seine, et enfin à l’Hôtel-Dieu.
Les fauteurs de trouble, dans cette affaire, sont les avocats parisiens. Aux yeux de ce lobby puissant (le barreau de Paris compte 20 000 membres), le projet finalement retenu est à la fois inutile, mal pensé et trop coûteux. La construction d’une « maison du barreau » aux Batignolles risquant, en outre, de grever les comptes de l’ordre des avocats de Paris. L’association « La justice dans la cité », créée dès 2005 dans le but avoué ne pas quitter le vieux Palais de justice et l’île de la Cité, a bataillé avec le soutien discret d’une bonne partie de la profession.
L'association a opposé toute une série d'arguments pratiques (éloignement, agencement, coûts…) et différents arguments de droit sur la légalité du contrat (on peut consulter les recours ici) pour s'opposer à la création du tribunal dans la ZAC Clichy-Batignolles. Un projet annoncé dès avril 2009 par Nicolas Sarkozy dans un discours sur le Grand Paris.
Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.
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