Frédéric Cuvillier attendait un message. Dix fois lors de son audition devant la commission d’enquête du Sénat sur Ecomouv, mercredi 9 avril, il consulta subrepticement mais anxieusement son téléphone dans l’attente de la nouvelle : était-il ou non reconduit au ministère des transports ? Finalement, la nouvelle tomba bien après la fin de son audition. Il était nommé secrétaire d’État aux transports, à la mer et à la pêche.
Mais pourquoi vouloir à tout prix retrouver ce portefeuille, alors qu’il sait devoir gérer un dossier plombé, en désaccord avec sa ministre de tutelle ? À peine nommée au ministère de l’écologie, Ségolène Royal a dit tout le mal qu’elle pensait de l’écotaxe. Dénonçant le principe d’une « écologie punitive », elle s’élevait contre ce nouvel impôt, et prônait une remise à plat de tout le système de l’écotaxe. Il faut voir, expliquait-elle, « quelles sont les autres possibilités que nous avons pour dégager des financements afin, en effet, de faire les travaux ferroviaires et routiers ».
« Je m’étonne que l’écotaxe soit présentée comme un impôt nouveau, c’est tout le contraire », avait répliqué sur Twitter Frédéric Cuvillier. Devant le Sénat, celui-ci a composé : certes, une remise à plat est nécessaire. « Il est très important de repartir sur des bases solides et acceptées par tous », expliquait-il avant de préciser « qu’il fallait aussi assurer le financement des infrastructures ». Surtout, insistait-il, « le contrat Ecomouv existe ».
C’est la donnée la plus importante du problème. Même si l’écotaxe a été suspendue, le contrat de partenariat public-privé signé avec le consortium Ecomouv continue quant à lui de courir. Comment en sortir ? Est-il même encore possible d’en sortir à des coûts qui ne soient pas prohibitifs pour les finances publiques ?
Au fur et à mesure que la commission d’enquête du Sénat avance, ces questions ne sont toujours pas levées. L’opacité qui entoure le dossier – invoquant le secret commercial, Ecomouv a empêché la publication du contrat –, les réticences des hauts fonctionnaires à s’expliquer sur leur choix et les modalités d’exécution vont faire peser de lourds soupçons. En dépit de la volonté politique de remettre en cause l’écotaxe, certains semblent jouer la stratégie du fait accompli : le contrat de PPP ligote le pouvoir politique, et rend impossible tout changement.
Et si c’était l'autre scandale d’Ecomouv ? En entendant le témoignage de Jean-Paul Faugère, ancien directeur de cabinet de François Fillon à Matignon, la question finit par s’imposer. Se présentant comme assez éloigné de ce dossier « très complexe et très technique », le haut fonctionnaire paraît cependant très au fait du sujet. Il avoue : il a été sensibilisé assez tôt au problème de l’écotaxe, alors qu’il était préfet en Alsace. L’Allemagne venait d’implanter l’écotaxe sur son réseau autoroutier, et la région voyait débarquer des hordes de camions étrangers empruntant les routes régionales gratuites. Il fallait limiter les nuisances. L’écotaxe apparaissait comme une bonne solution.
Lorsqu’il retrouve le dossier à Matignon, après le Grenelle de l’environnement, il est donc familier de la problématique. « Il y avait une ambiguïté dans l’écotaxe : souhaitions-nous un changement de comportement ou un rendement fiscal ? » se rappelle-t-il. Le débat a été vite tranché. « L’administration y a vu un intérêt budgétaire. L’impasse sur le financement des infrastructures trouvait là une solution », poursuit-il. Ainsi, d’emblée, la philosophie de l’écotaxe est changée : il ne s’agit plus de soutenir des usages plus vertueux et plus écologiques, mais de pérenniser une source de financement pour le ministère des transports.
Ce changement de l'esprit de la loi est totalement assumé par Frédéric Cuvillier : « La philosophie est que les utilisateurs doivent payer pour le financement des infrastructures. Mais ce n’est pas aux transporteurs routiers d’assumer cette charge. Celle-ci doit être entièrement transférée aux consommateurs. » En d’autres termes, l’écotaxe n’est qu’un impôt sur la consommation supplémentaire pour financer les routes. Comme l’ont dit certains écologistes, ils se sont fait enfumer.
« Dès le début, l’administration a fixé le montant de la recette attendue : elle voulait un milliard d’euros », a poursuivi Jean-Paul Faugère. L’ancien directeur de cabinet de François Fillon confirmait ainsi les déclarations précédentes de hauts fonctionnaires (voir les calculs de la haute administration). C’est le montant espéré qui a déterminé le champ et les modalités d’application de la taxe.
Pour le reste, à entendre l’ancien directeur de cabinet, il n’y a pas eu de discussion : le choix d’un partenariat public-privé est allé de soi. « Compte tenu des possibilités d’externaliser, entre un marché classique et un PPP novateur, cette réflexion a été très rapide. Il était naturel de recourir à la formule du PPP, au vu de la complexité du projet. Il est évident que l’administration ne savait pas faire. Et le PPP a un autre mérite : cela permet d’étaler la charge dans le temps. »
L’étude de la mission d’appui des partenariats public-privé (MAPPP) recommandait cette solution. Comme à chaque fois d’ailleurs : en 2012, sur les 43 dossiers qui lui ont été soumis, elle a chaque fois poussé en faveur de cette formule. La Cour des comptes a fini par s’émouvoir des travaux de cette mission, qui préconise toujours des solutions « très désavantageuses pour les finances publiques ». Pour Ecomouv, les estimations de la MAPPP n’ont pas différé des précédentes. La mise en place des installations par l’intermédiaire d’un PPP devait coûter 230 millions d’euros et durer 21 mois. Le coût est aujourd’hui de plus de 650 millions d’euros et a déjà plus de six mois de retard.
« Mais c’était un sujet très compliqué. Il fallait par exemple éviter toute entrave à la libre circulation des marchandises, le système devait donc être interopérable avec les autres systèmes européens (pour mémoire, le système allemand ne l’est pas) », expliqua Jean-Paul Faugère. Avant de dédouaner complètement la MAPPP. « Il était difficile pour elle de détecter les difficultés a priori. Je pense que tout le monde a fait une courbe d’expérience. » Un apprentissage hors de prix.
Lors des réunions interministérielles à Matignon, le principal sujet, selon l’ancien directeur de cabinet, a surtout été de veiller à ce que la procédure se déroule normalement, qu’il n’y ait pas de fragilité juridique. Bref, que le contrat soit bien verrouillé. « Il y a eu un sujet difficile, à un moment. Il y avait des rumeurs sur des influences. Le premier ministre a reçu une lettre des concurrents d’Ecomouv. Juridiquement, nous n’étions pas chargés du dossier. Nous n’avions pas à interférer. Mais c’était une musique désagréable. J’ai choisi de rencontrer les autres candidats. Ils n’avaient rien d’autre à dire qu’un plaidoyer pro domo, et qu'invoquer la préférence nationale », raconta Jean-Paul Faugère, balayant avec superbe tous les soupçons qui entourent l’attribution de ce contrat.
Outre des erreurs de date, l’ancien directeur de cabinet n’a pas pris la peine de rappeler le contenu de la lettre adressée par Pierre Chassignieux, ancien préfet et alors président du consortium dirigé par Sanef et concurrent d’Ecomouv, la veille de l’attribution du contrat à Ecomouv. La mise en garde était pourtant explicite et, à la lecture des événements, se révèle prémonitoire : « Ajouté au risque politique évident que représente déjà l’instauration d’une taxe poids lourds, celui d’un cafouillage de mise en place dû à l’incapacité de l’opérateur choisi, additionné d’un contentieux (…) dont le résultat ne fait aucun doute, me paraît présenter une forte accumulation de facteurs négatifs. »
Il ajoutait : « Le groupe est tout à fait prêt à s’incliner devant une offre concurrente jugée meilleure, à condition que les règles de fair-play et de saine concurrence soient respectées, ce qui n’est hélas ici manifestement pas le cas. »
Le tribunal administratif de Cergy-Pontoise donna raison au consortium dirigé par Sanef, estimant que la procédure n’avait pas été équitable et cassa le contrat. Mais Jean-Paul Faugère préféra reparler de la décision du conseil d’État qui cassa la décision du tribunal administratif. « Le conseil d’État nous a donné raison », se félicita-t-il. Le jour de la délibération, Jean-Paul Faugère aurait assisté exceptionnellement à la séance, selon plusieurs témoins. Mais aucun sénateur ne lui a posé la question de savoir s’il assistait ou non à cette séance.
Bien élevés, les sénateurs ont évité toutes les questions qui fâchent. Avait-il été informé du taux de 20 % perçu par Ecomouv sur le prélèvement de l’écotaxe ? Si oui, quelles avaient été les raisons pour l’accepter ? De même, lui qui se dit préoccupé par la solidité juridique de l’ensemble, était-il averti des sommes en jeu – 800 millions d’euros – en cas de rupture du contrat ? Si oui, pourquoi les avait-ils avalisées ? Les questions n’ayant pas été posées, il n’y a pas de réponse.
Un sujet, cependant, a attiré l’attention de la présidente de la commission d’enquête, Marie-Hélène des Esgaulx. Pourquoi avoir signé dans la précipitation le décret d’application de l’écotaxe le 6 mai 2012, à la veille du deuxième tour de l’élection présidentielle, un décret inapplicable au demeurant, tellement il était complexe et alambiqué, selon Frédéric Cuvillier ? « Je regrette de telles procédures. Mais il est fréquent que les signatures se débloquent à ce moment-là. D’une certaine façon, le ministre rend service à son successeur. Il laisse un dossier bouclé derrière lui », expliqua Jean-Paul Faugère, jugeant que le dossier avait « assez traîné comme cela. »
Pour être bouclé, le contrat de PPP avec Ecomouv était bouclé. C’est ce que Frédéric Cuvillier assure avoir découvert dès son arrivée au ministère des transports. « J’avais été informé très rapidement que l’annulation coûterait des millions à l’État », rapporta-t-il. Le contrat de partenariat public-privé avec Ecomouv n’étant pas connu, on en est réduit à ce stade à des conjectures et des interrogations. Le décret d’application avait-il une importance pour la validité du contrat ? Était-ce un moyen de rendre les choses irréversibles ? Et si oui, pourquoi le gouvernement sur le départ a-t-il eu recours à un tel procédé ?
Si l’administration semble très vigilante sur le respect du contrat, au nom de la continuité de l’État, elle paraît, en revanche, beaucoup moins pointilleuse sur le contrôle d’Ecomouv et de l’implantation du système pour percevoir l’écotaxe. « Ce n’est que très tardivement que j’ai été informé des problèmes techniques rencontrés », reconnut le ministre. Alors que les services, finalement vigilants, constatent l’accumulation des erreurs et des anomalies dans le système Ecomouv, l’évidence s’imposa : l’écotaxe ne pourrait pas être mise en œuvre le 20 juillet 2013, comme prévu. La date de lancement est reportée une première fois au 1er octobre, une seconde au 1er janvier 2014. Entretemps, l’écotaxe a été suspendue.
Officiellement, le contrat Ecomouv continue. Le gouvernement navigue aujourd’hui à vue. Estimant son système au point, Ecomouv a demandé une homologation de ses équipements le 20 janvier. Selon le contrat, l’État avait normalement deux mois pour valider et accepter le système. À partir de l’homologation complète, le contrat prend toute sa valeur et Ecomouv doit recevoir 18 millions d’euros de loyer par mois, que l’écotaxe soit perçue ou non.
L’État n’a pas accepté l’homologation à la date prévue. Des discussions sont en cours avec Ecomouv, notamment pour évaluer les pénalités de retard. « Les retards et les anomalies sont de la seule responsabilité d’Ecomouv », assure le ministre. Le répit, toutefois, va être de courte durée : les différents partenaires ont reporté la date pour trouver un accord commun au 15 avril. S’il n’y a pas d’accord, ou un accord boiteux, le contrat tel qu’il a été signé risque de s’appliquer avec ses 18 millions d’euros de loyer mensuel, ses 800 millions d’euros de dédit en cas de rupture.
Déjà, les banques créancières d’Ecomouv – qui a financé 95 % du projet par de la dette – montrent les dents et exigent leur dû. L’État s’étant porté garant de la dette d’Ecomouv, par le biais des conventionnements Dailly, il pourrait avoir à assumer le paiement de la dette que les actionnaires d’Ecomouv sont incapables d’honorer. Et le piège va se refermer. Mais n’est-ce pas ce que certains hauts fonctionnaires et élus, signataires du contrat, recherchaient ? Rendre les choses irréversibles...
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