Jusqu’au bout Martin Bouygues y a cru. En relevant une dernière fois son offre vendredi midi pour la porter à 15 milliards d’euros en numéraire, il pensait bien emporter les dernières résistances du conseil de surveillance de Vivendi. Celui-ci souhaitait du cash, comme il disait, pour la vente de SFR ; Martin Bouygues était prêt à lui en donner, beaucoup même. Le report de la décision samedi avait encore suscité un dernier espoir dans chez les alliés de Martin Bouygues. Samedi matin, sur France Inter, Jean-Pierre Jouyet, le directeur de la Caisse des dépôts, essayait encore de peser pour la solution Bouygues, à laquelle il apportait tout son soutien financier.
La coalition des grands patrons de la place — Pinault, Decaux et autres — , le poids du gouvernement, l’aide des banques qui s’étaient tous ralliés à la solution Bouygues, n’auront pas suffi à inverser la décision du conseil de Vivendi. A l’unanimité, précise le communiqué du groupe, les administrateurs ont choisi de s’en tenir à leur premier choix et de valider la proposition de Numéricable.
Pour l’emporter, celui-ci a dû relever son offre et trouver de nouveaux financements, la reprise de SFR étant essentiellement financée par de la dette dans un cas comme dans
De 11,5 milliards d’euros en numéraire, l’offre de rachat de SFR a été portée à 13,5 milliards. Une compensation éventuelle de 750 millions d’euros est prévue, sous réserve de la bonne réalisation de l’opération et des synergies dégagées. En contrepartie d’une partie supérieure en cash , la participation de Vivendi dans le nouvel ensemble est appelée à baisser, tombant de 32% à 20%.
L’ensemble de l’offre est valorisé à 17 milliards d’euros. « Il y avait une volonté de Vivendi de rester actionnaire de l’ensemble afin de bénéficier de l’upgrade ( hausse du cours) à venir », explique la porte-parole de Numéricable. Dans un échange précédent, celle-ci expliquait que « les administrateurs de Vivendi entendaient attendre afin de tirer une meilleure partie de l’inévitable consolidation à venir , Bouygues telecom ne pouvant à terme qu’être éliminé ». On ne peut parler plus clairement.
Les moyens mobilisés par Martin Bouygues ces dernières semaines, l’alliance surprenante qu’il avait acceptée de passer avec Xavier Niel, le patron de Free, jusqu’alors son pire ennemi, prouvent effectivement que le groupe est dos au mur. Depuis l’arrivée de Free sur le marché du téléphone mobile, grâce à l’obtention d’une quatrième licence, Bouyges Telecom perd de l’argent. Les ressources du groupe sont largement sollicitées pour aider la filiale de téléphone mobile à continuer la bataille. De plus, les accords de mutualisation des réseaux que la filiale de Bouygues avait passé avec SFR risquent de tomber à l’eau, comme son accord avec Numéricable dans le câble. Toute la stratégie de Bouygues pour faire face à la guerre des prix sur le marché du mobile se retrouve en échec.
Le rachat de SFR par Numéricable va durcir la situation. Numéro deux dans le câble, Nuémricable va se retrouver avec le deuxième réseau de téléphonie mobile. Selon les calculs, il sera d’une taille presque équivalente à celle d’Orange. Bouygues Telecom, lui, va se retrouver bon dernier, sans réseau fixe. Dès lors, les spéculations sur un rapprochement entre Free (qui n’a pas de réseau mobile suffisant) et Bouygues Telecom vont repartir de plus belle. Un scénario qu’avait dessiné Xavier Niel quand il avait débarqué sur le marché du mobile avec des offres à 2 et 20 euros.
La consolidation du marché des télécoms que tous les intervenants et le gouvernement appellent de leurs vœux, pour mettre un terme à une guerre des prix destructrice et qui mine tous les investissements futurs, aura nécessairement lieu. Mais de nombreux épisodes risquent d’intervenir avant de voir comment elle va se concrétiser.
Pour l’instant, chaque acteur paraît décidé à se battre fermement. Orange, Free et Bouygues paraissent décidés à faire payer chèrement à Numéricable son audace. Le gouvernement, de son côté, qui a mis tout son poids dans la balance pour peser en faveur de l’initiative de Bouygues, pourrait ne pas oublier l’affront qu’il lui a été fait. Même si le conseil de Vivendi assure que les risques sont très limités — sur le papier, compte tenu du peu de zones de contacts entre les deux sociétés, la fusion entre Numéricable et SFR devrait poser peu de problèmes en terme d’emploi, de concurrence , selon le groupe —, des obstacles imprévus pourraient se lever.
Avant même la conclusion de l’opération, les syndicats de SFR se sont inquiétés du montage en vue. Le nouvel ensemble va hériter d’une montagne de dettes : 11 milliards d’euros. Ils redoutent que l’entreprise et les salariés ne fassent les frais de cette opération et ne soient amenés à payer pour les banquiers. D’autant qu’Altice, la maison mère de Numéricable, a déjà un bilan assez fragile : 1 milliard d’euros à peine de fonds propres pour 8,8 milliards de dettes.
« Ce ne sont que des chiffres comptables qui ne veulent rien dire pour une société toute jeune. La vraie valeur des fonds propres d’Altice,c’est sa capitalisation boursière :14 milliards d’euros. Parler d’un montage de LBO est un mauvais procès. Les 11 milliards d’euros correspondent à 3,5 fois l’Ebida de SFR . France Telecom ou Bouygues Telecom ont des ratios beaucoup élevés. De plus, le financement est totalement assuré jusqu’en 2022 et à un coût moindre que celui de SFR par Vivendi », proteste un conseiller proche de Numéricable.
Pour rassurer les salariés, Patrick Drahi s’est engagé à maintenir l’emploi et à ne procéder à aucun plan social pendant trente-six mois. Malgré cela, les syndicats se disent vigilants. L’épisode de la reprise de Noos par Numericable qui avait donné lieu à des plans sociaux sanglants a laissé de très mauvais souvenirs dans le secteur. De plus, la guerre des prix qui va se poursuivre au moins à court terme est un handicap pour une société endettée.
Les relations avec le gouvernement, qui avait pris fait et cause pour Bouygues au nom de l’emploi et de la nécessaire consolidation, s’annoncent aussi tendues. Sans attendre, l’administration a déjà commencé à regarder de plus près la situation de Numéricable et son principal actionnaire. Selon l’Expansion, le fisc a notifié un redressement fiscal de 36,3 millions d’euros au cablo-opérateur. Outre des problèmes de TVA, le fisc conteste « la déductibilité de la charge de certaines prestations de services d’actionnaires réalisées chez Completel, filiale de Numéricable en 2009, 2010 et 2011 ». BFM précise que la société versait à ses actionnaires — le fonds Cinven, le fonds Carlyle et Altice, la société mère — des commissions en rémunération de différentes prestations de conseil en gestion.
A la suite de l'annonce de la vente de SFR, le ministre Arnaud Montebourg a déclaré qu'il «serait extrêmement vigilant» sur les engagements pris par Nuémricable, tant sur l'emploi que l'investissement. Il s’était déjà indigné du statut d’exilé fiscal de Patrick Drahi : ce dernier réside en Suisse et ses sociétés sont inscrites au Luxembourg, dépendant d’un trust logé à Guernesey, le groupe étant coté aux Pays-Bas. Le ministre (à l'époque du redressement productif) l’a incité à revenir en France. On doute du résultat. Cela pourrait-il faire obstacle à l’agrément des autorités publiques à la reprise de SFR ?
Même si certains agitent le fait que les fréquences relèvent aussi de la sécurité nationale et donnent donc un droit d’agrément au gouvernement, dans les faits, celui-ci, une fois qu’il a concédé les fréquences, paraît n’avoir plus aucun droit sur ce qu’il advient pas la suite. Ainsi va la dérégulation : une fois la valeur acquise grâce à la signature de l’Etat, nos vaillants capitalistes n’ont plus de compte à rendre.
Par contre, les concurrents de Numéricable paraissent bien décidés à se faire entendre auprès des autorités de la concurrence pour obtenir remède et compensation. Avant même que le choix de Vivendi soit arrêté, Stéphane Richard, le patron d’Orange, a sorti l’artillerie lourde. « Alors que la base clients du nouvel ensemble sera sensiblement équivalente à la nôtre dans le haut débit, il ne semble pas normal d’avoir un câble qui ne serait soumis à aucune régulation tandis que le cuivre et la fibre sont totalement régulés. Nous poserons donc la question de l’accès régulé à la boucle locale du câble au régulateur. C’est un sujet d’actualité partout en Europe et la Belgique a d’ores et déjà décidé la régulation du câble à l’instar du cuivre. (…)Nous veillerons à ce que l’on remette à plat les paramètres concurrentiels du câble et du très haut débit afin qu’avec la naissance de ce nouvel opérateur nous obtenions des conditions équitables. », a-t-il expliqué dans un entretien aux Echos.
De son côté, Bouygues entend se battre avec tous les arguments pour faire payer l’offense. Il a d’ores et déjà l’intention de demander au régulateur un accès au câble et au réseau fixe, puisqu’il n’a rien dans ce domaine, à la différence de ses concurrents. Le précédent de Free, qui a bénéficié d’un contrat d’itinérance avec Orange, risque de beaucoup l’inspirer. Enfin, les problèmes de télévision payante, de contenus vont être soulevés par tous. Vivendi, avec Canal Plus, pourrait être pris aussi dans le grand déballage qui s’annonce.
Bref, la guerre a commencé. Et elle s’annonce meurtrière.
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