C’est un coup de téléphone d’un journaliste de Marsactu, qui lui a appris dans l’entre-deux tours des municipales, qu’il avait été viré en catimini de la liste socialiste des 13e et 14e arrondissements de Marseille, déposée la veille en préfecture. « Des pratiques de voyou », a réagi l’astrophysicien à la retraite Jacques Boulesteix, ulcéré de ne même pas avoir été prévenu par ses amis socialistes. Fondateur du pôle de compétitivité Optitec sur le technopole de Château-Gombert (13e arrondissement), Jacques Boulesteix, 66 ans, est très impliqué dans les grands projets structurants marseillais et notamment dans la future métropole.
Ou plutôt était. Car Boulesteix, élu (sans étiquette) sur les listes de Jean-Noël Guérini (PS) en 2008, vient de claquer la porte du Conseil de développement de Marseille Provence Métropole et de Paca Investissement, le fonds de co-financement des entreprises de la région, qu’il présidait. Il explique sur son blog que cette « cette ville va dans le mur ». « Je rejoins le bataillon grossissant de Marseillais, parfois désabusés, beaucoup plus sollicités par l’extérieur que par nos responsables politiques locaux, et souvent poussés à l’exil pour réaliser leurs projets », met en garde le scientifique. Entretien.
Jean-Claude Gaudin a remporté la ville en faisant alliance dans un secteur avec une ancienne socialiste Lisette Narducci, proche de Jean-Noël Guérini. Rien de nouveau à Marseille selon vous.
Jacques Boulesteix. Quand Gaston Defferre a pris la ville en 1953, ça a été dès le début une alliance entre la droite et la gauche qui a duré jusqu’en 1983, car Defferre avait été élu avec les voix de la droite. Jean-Claude Gaudin était alors son adjoint à l’urbanisme. L’homme “de droite” fort à Marseille, c’était Defferre (qui a tenu 32 ans, 11 mois et 28 jours à la mairie), pire que Manuel Valls aujourd’hui.
Gaudin, c’est la continuation du système defferriste. Quand j’ai été élu avec Robert Vigouroux en 1989 (maire de Marseille de 1986 à 1995, ndlr), le milieu universitaire était complètement coupé de la ville, mon travail a été de le ramener dans le système. Car Defferre était un parrain : à partir du moment où ces gens ne dépendaient pas de lui pour leur carrière, leurs salaires, leur activité, ils ne l’intéressaient pas et il ne mettait jamais les pieds dans une fac. C’est un système local de contrôle, de prébende.
C’est pourquoi Marseille a des hommes politiques qui n’ont pas de convictions, mais seulement des stratégies personnelles. Les seuls de conviction ont été éliminés, à gauche – Philippe Sanmarco, Michel Pezet –, comme à droite – Jean-François Mattei. Car le système ne peut supporter ça. À mon petit niveau, j’ai été victime de la même chose.
Ça a entraîné un état d’esprit particulier qui fait que Marseille n’est pas du tout une ville de projet. Un candidat qui dit : « Il nous manque dix milliards d'euros d’activité par an et 120 000 emplois », n’a aucune chance d’être élu. Tout projet est plus difficile à réaliser ici qu’ailleurs, dans le milieu universitaire, culturel, économique, c’est pour ça que tant de Marseillais font des projets ailleurs, à Montpellier, à Grenoble ou à Lyon. La Chambre de commerce et d’industrie de Marseille est par exemple la seule de France qui n’a pas eu, durant longtemps, de schéma de développement économique.
Peut-on résumer la défaite de la gauche à Marseille, à une sanction du gouvernement comme le fait Patrick Mennucci ?
La déroute marseillaise est d’un autre ordre, avec une amplification due au système local. Il y a effectivement la sanction gouvernementale, plus un délitement de la société des quartiers nord.
Il y a eu une abstention de désillusion, de rejet, ainsi qu’une autre abstention sociologique très forte dans les quartiers nord. Pourquoi va-t-on voter ? Parce qu’on est intégré, qu’on travaille dans une entreprise, on habite dans un quartier, on discute, les autres vont aussi voter, et c’est un moyen d’affirmer sa personnalité en prenant sa part dans un groupe. À partir du moment où les gens ne connaissent même pas leur voisin de palier, n’ont pas de travail depuis dix ans, ce qui était déjà le cas de leurs parents, il y a une partie grandissante de l’abstention qui n’est même plus du rejet.
C’est un effondrement du système clientéliste dans ces quartiers ?
Le clientélisme a permis un temps de jouer cette intégration dans un groupe, en entretenant le communautarisme des vagues successives d’immigrés (italiens, arméniens, algériens, pieds-noirs, comoriens, etc.). Émile Temime, l’historien des migrations marseillaises, avait mené une étude sur l’appartenance identitaire revendiquée des Marseillais et, à force de doubles appartenances, il arrivait à une ville de plus de 3 millions d’habitants ! C’est ça qui a énormément servi de terreau au clientélisme organisé par petites communautés. C’est naturel dans une ville d’immigration.
Mais à partir du moment où la précarité, avec des familles monoparentales, atteint un tel niveau, le clientélisme devient inapte à répondre aux besoins locaux. Sylvie Andrieux s’est fait coincer pour 716 000 euros (la députée PS a été condamnée en mai 2013 à un an de prison ferme pour détournement de fonds publics, son procès en appel aura lieu en juin 2014, ndlr), c’est ridicule par rapport aux besoins aujourd’hui des quartiers.
Et deuxième défaut, quand on étudie la corruption dans les pays arabes, on voit que c’est un système de rente complètement opposé aux investissements qu’ils auraient dû faire. C’est d’ailleurs l’un des facteurs des printemps arabes. À Marseille, nous sommes dans un système très parallèle. Il n’y a pas d’investissements dans les quartiers, à part les quelques centaines de millions d’euros de la rénovation urbaine, qui n’ont rien changé. Depuis 1998, l’argent du conseil général, dirigé par la gauche, a beaucoup plus arrosé l’extérieur de Marseille que la ville centre. Certains choix ont même été faits contre Marseille. Sous Vigouroux, Lucien Weygand (président du département des Bouches-du-Rhône de 1989 à 1998, ndlr) avait ainsi refusé tout financement à la ville, tout en favorisant l’émergence des concurrences extérieures comme la création de l’Arbois, où il voulait créer une « ville nouvelle » qui aurait enfoncé encore plus Marseille. La gare TGV, dont le bon sens eût voulu qu’elle se situe à l’aéroport de Marignane, fut également construite en pleine campagne aixoise.
Et chaque fois que l’argent du clientélisme du conseil général vient petitement sur ces quartiers, ce n’est jamais pour changer la donne sur le long terme. C’est pour entretenir la situation, la conserver, pour maintenir un statu quo. Patrick Mennucci a été plombé par l’alliance des deux systèmes, Gaudin sur la ville et Guérini sur le département.
Le PS marseillais serait donc le « négrier de l’immigration » comme l’a rabâché jusqu’à la nausée Stéphane Ravier, le candidat FN qui a remporté la mairie des 13e et 14e arrondissements ?
Non, car il y a des militants et un travail associatif formidable dans ces quartiers, mais il n’y a pas d’action publique qui permette d’envisager une sortie de modèle, aussi bien à droite qu’à gauche. Les zones franches urbaines (créées par Jean-Claude Gaudin, ndlr) coûtent par exemple entre 30 000 et 35 000 euros par emploi créé, et encore beaucoup d’emplois sont juste relocalisés. C’est un système dérogatoire qui est théoriquement provisoire. Mais sans modèle économique derrière, cela ne change pas les choses.
Il faut arrêter avec les zones prioritaires. On ne peut plus continuer comme ça, sans vision de sortie de modèle social et économique. Car sinon on maintient ces quartiers dans la précarité extrême sans perspective de les changer à terme. Et la situation se dégrade. C’est ce qu’ont fait Jean-Claude Gaudin et Jean-Noël Guérini. On ne peut plus dépenser l’argent public comme avant. Il faut trouver des effets de levier économiques, sociaux.
Que va devenir la future métropole voulue par le gouvernement socialiste, mais qui risque de basculer à droite ?
Il faut rappeler l’énorme erreur de Defferre, qui, à la fin des années 1970, a refusé la communauté urbaine, parce qu’il avait peur de la banlieue rouge autour de Marseille. Tout ce qui a été fait par l’État sous Defferre, comme Fos-sur-Mer, Cadarache, n’était pas dans une logique métropolitaine et donc pas fait pour développer Marseille. Sans dynamisme de la métropole, nous ne pourrons pas remonter le retard et les habitants vont continuer à le payer.
Les choses ne sont pas complètement figées, car la gauche a vraisemblablement perdu les futures métropoles de Paris, Lille, Toulouse et de Marseille. C’est un handicap terrible pour le développement de la démocratie participative. Je crois savoir que le gouvernement réfléchit à repousser un peu la création de la métropole (prévue par la loi au 1er janvier 2016, ndlr) en la liant à la fusion du département des Bouches-du-Rhône, ce qui la retarderait de deux ans. C’est-à-dire que la métropole ne démarrerait vraiment qu’en 2020. Et il ne faudra sans doute plus trop compter sur les subsides du gouvernement pour Marseille dans les années à venir…
Donc, il n’y aura pas de réforme politique structurelle. Et je suis sceptique sur le renouveau économique. Car on ne décide pas comme ça de remonter la pente. Il faut tout un contexte, des outils de suivi des entreprises, de dialogue, de maillage, de cohérence, d’accompagnement. Et nous avons un retard abyssal que nous avions essayé de combler avec Jean Viard dans le programme de Patrick Mennucci.
C’est le député UMP Guy Teissier qui est pressenti pour présider la communauté urbaine de Marseille où la droite dispose d’une très confortable majorité absolue. Que peut-on en espérer ?
Jean-Claude Gaudin va poursuivre sa politique de compromis, pour que surtout rien ne se passe. Maryse Joissains (réélue maire d’Aix-en-Provence, ndlr) va continuer à faire ce qu’elle veut dans son coin, les autres aussi, et ils feront semblant de voter tous ensemble de temps en temps.
Un seul exemple : le plan local d’urbanisme (PLU) est censé être élaboré par la communauté urbaine de Marseille. Jamais cela n’a été fait sous Gaudin comme sous Caselli : chacun des 18 maires fait son PLU de son côté, puis le conseil communautaire approuve un truc qui est la somme de tous les PLU. C’est ça qui tue l’intercommunalité actuelle : l’intérêt général n’est pas la somme des intérêts particuliers.
Il y a une balkanisation des territoires dans la mesure où les documents de planification se font sur des zones relativement petites avec une réelle pression des habitants. On a figé les territoires : urbain, agricole, naturel, industriel. Pour changer des schémas d’aménagement du territoire, il faut dix ans. Et jusqu’à 2020, il ne se passera rien. D’ailleurs quand on regarde les noms des futurs conseillers métropolitains, on cherche quand même ceux qui vont pouvoir faire autre chose que s’asseoir et voter. Même chose au conseil municipal, la liste des seize rescapés PS au conseil municipal est affolante : la majorité vient de la liste de Samia Ghali, on retrouve la famille Masse, Garo Hovsepian, Karim Zéribi, etc. Pour changer de système, ça va être dur !
Si on prend en compte le taux d’abstention historiquement élevé (42,72 %), Jean-Claude Gaudin a décroché son quatrième mandat avec seulement 24,28 % des voix des électeurs inscrits sur les listes marseillaises. Ce système, qui veut qu’on élise une équipe tous les six ans, est-il caduc ?
Oui, c’est un système de droite qui est complètement caduc : « Votez tous les six ans, faites-nous confiance et si vous n’êtes pas d’accord, vous le direz dans les urnes. » Il faut introduire de la citoyenneté dans toutes les politiques, et du débat public. Marseille est une ville où il n’y a pas de débat public et qui n’a d’ailleurs aucun organisme pour ça. C’est ce que nous avions essayé de faire avec le conseil de développement de Marseille Provence Métropole.
Il y a beaucoup de sujets sur lesquels il pourrait y avoir au moins une co-construction, je ne dis même pas une co-décision. Ou a minima des référendums locaux. Et là, la ville va prendre un retard supplémentaire car je ne vois pas qui va désormais porter ce projet. J’ai travaillé quelques semaines avec des collaborateurs de Gérard Collomb à Lyon ; il reprend très vite nos idées et quinze jours après c’est déjà dans la chaîne administrative. Ici, cela fait des années qu’on prêche dans le désert.
Pour l’anecdote, je n’ai fait appel à Jean-Claude Gaudin qu’une fois. Nous avions recruté à Optitec deux personnes avec des emplois aidés, dont une jeune femme issue de l'immigration en grande difficulté avec deux enfants. Son mari perd son travail, il est en formation, pas de place à la crèche, elle me dit : « Je vais arrêter ». Car pour avoir une place à la crèche, il faut que les deux parents travaillent (Marseille compte 10 532 places d'accueil petite enfance, tous modes confondus, soit par exemple une place pour sept enfants dans le 3e arrondissement, le plus pauvre, ndlr). J’ai envoyé une lettre à Gaudin, il a réglé ça dans les 24 heures. C’est anormal ce système de fonctionnement ! Cette ville est incapable d’adapter ses règles aux évolutions de la société et de faire en sorte de fonctionner un minimum de façon transparente.
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