UBS France nie toujours fermement avoir organisé l’évasion fiscale vers la Suisse de centaines de clients jusqu’à la fin des années 2000. Mais le moins que l’on puisse dire, c’est que ses dénégations sont peu entendues. Et les condamnations s’enchaînent. Par deux décisions récentes dont Mediapart a obtenu copie, le Conseil des prud’hommes de Paris a jugé, le 21 février et le 14 mars, que la banque française avait licencié illégalement deux anciens salariés.
Tous deux commerciaux, chargés de gérer les comptes de riches clients et d'en recruter de nouveaux, ils avaient dénoncé en interne les pratiques illégales auxquelles leur direction les incitait à participer, et que Mediapart a longuement raconté dans sa série sur les « carnets UBS ». La banque annonce à Mediapart qu’elle va faire appel de ces deux jugements. « Le point inacceptable pour nous concerne le fondement de ces jugements, et notamment l’argument du harcèlement moral, que nous rejetons catégoriquement », indique-t-elle.
Le conflit d’UBS avec ses salariés dure depuis plus de cinq ans. Mais depuis qu’il a été engagé, le paysage s’est singulièrement assombri pour la filiale hexagonale de la banque suisse. Le 31 mai 2013, UBS France a été mise en examen pour complicité de démarchage illicite, et placée sous le statut de témoin assisté pour les qualifications de blanchiment de démarchage et de blanchiment de fraude fiscale. Trois anciens cadres de la banque, dont l’ex-directeur général, l'avaient déjà été. Une semaine plus tard, c’est la maison-mère suisse qui a été mise en examen pour démarchage illicite.
Le 26 juin 2013, l'Autorité de contrôle prudentiel (ACP), le gendarme des banques, a, elle, infligé à la banque la plus forte amende de son histoire. Dix millions d'euros, assortis d’un blâme, pour son « laxisme » dans la mise en place du contrôle des pratiques de ses salariés. Et du côté des prud’hommes, deux décisions ont déjà sanctionné le licenciement de cadres. Le 30 août 2011, UBS a été condamnée pour le licenciement abusif en juillet 2008 de l’ancien responsable de son agence de Strasbourg. Le conseil avait estimé que le fait que des commerciaux suisses viennent démarcher des clients dans l’est de la France empiétait sur l’exclusivité régionale dont était censée bénéficier l’agence strasbourgeoise.
Dans un jugement rendu le 19 juin 2012 (la banque a fait appel depuis), le conseil de prud'hommes de Paris avait aussi considéré que le licenciement de Nicolas Forissier, l’ancien contrôleur interne d’UBS France qui dénonçait des pratiques illicites, était « sans cause réelle et sérieuse ». Nous avions détaillé son cas, en protégeant son identité à l’époque. Quant à l’ancienne responsable marketing d’UBS France, Stéphanie Gibaud, elle est encore en attente d’une décision sur son propre licenciement, qu’elle juge également lié à ses accusations contre son ancien employeur (expliquées ici).
L’auteur des deux premiers jugements est un magistrat professionnel, dit du « départage », qui tranche les dossiers lorsque les conseillers prud’homaux classiques (salariés et employeurs élus à leurs postes) estiment qu’ils sont trop complexes pour leur compétence. Et c’est encore cet homme qui a eu à juger d’un des dossiers qui nous intéressent aujourd’hui, celui d’Olivier Forgues, auquel il a accordé en tout plus de 135 000 euros en dédommagement de son licenciement le 15 décembre 2008.
L’ancien banquier avait témoigné à visage découvert en novembre dans un documentaire de France 5. Il y racontait comment, persuadé de travailler « pour la plus belle banque au monde », il démarchait des clients français pour le compte de la filiale parisienne d’UBS. Il assurait avoir été en permanence incité à adresser ces riches cibles à ses homologues suisses, experts dans l’art de dissimuler de l’argent aux yeux du fisc français (nous avons évoqué ici en détail ce « pacte franco-suisse »).
Ce commercial fort efficace était très bien vu de sa direction jusque début 2007, date à laquelle il refuse d’aller travailler à Genève, après avoir accepté dans un premier temps. Les pratiques en cours à l’époque sur les bords du lac Léman l’auraient finalement rebuté. Après son refus, affirme-t-il, ses conditions de travail se dégradent fortement, au point qu’il est contraint de réclamer d’être à nouveau destinataire des e-mails de sa supérieure, et même forcé de réclamer un téléphone pour travailler.
Pour la banque, rien de tel. Elle l’accuse d’avoir voulu aider un client à cacher de l’argent à Singapour. C’est pour ce motif qu’elle convoque son salarié en novembre 2008 pour un entretien préalable à une sanction disciplinaire, qui n’est finalement pas prononcée. Mais dans la foulée, le 27 novembre, Olivier Forgues écrit à sa hiérarchie pour dénoncer les opérations « cross border » illicites qu’elle couvre. Le lendemain, il est à nouveau convoqué, pour être licencié cette fois.
Selon le juge des prud’hommes, aucun doute possible : « Le lien entre cette convocation et ses accusations contenues dans son courrier du 27 novembre 2008 est (...) manifeste. » Les pièces du dossier « établissent des faits permettant de présumer l’existence d’un harcèlement à l’encontre de M. Olivier Forgues », estime le jugement, qui indique qu’UBS n’a pas apporté d’élément contredisant le harcèlement, « et ce alors que ses performances commerciales demeuraient excellentes ». Quant au fond des accusations de Forgues… Selon les prud’hommes, il « était bien fondé à critiquer l’existence de pratiques illicites au sein du groupe UBS, sa convocation à un entretien préalable au licenciement apparaissant comme une mesure de rétorsion ».
Le jugement concernant le sort du second salarié (qui a souhaité conserver l’anonymat), rendu par un autre juge, est très similaire. Ce collègue d’Olivier Forgues soutient lui aussi avoir été victime de harcèlement moral de la part de ses supérieurs, et assure qu’ils lui ont imposé des pratiques illicites qu’il a fini par dénoncer. C’est lui qui a assisté Forgues à son premier entretien, comme la loi le permet. Et c’est notamment pour avoir dénoncé, au cours de cet entretien, les filières d’évasion fiscale au sein de la banque qu’il a lui-même été licencié.
La banque reprochait à ce second salarié d’avoir multiplié sciemment « les accusations gratuites à l’encontre d’UBS France » dans le but même de se faire licencier, « en étroite relation » avec Olivier Forgues. Là aussi, UBS réfute les accusations de harcèlement moral portées contre elle. Mais là encore, le juge estime « qu’elle ne produit aucun élément probant établissant que les agissements dénoncés par le salarié ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement ».
Le jugement, qui accorde environ 50 000 euros à l’ex-banquier, est très sévère à l’encontre de la banque : « Ses dénégations sur ses pratiques professionnelles et managériales caractérisées par la duplicité et les injonctions contradictoires ne résistent pas à l’analyse des pièces du dossier » et « en réalité, elle tente de discréditer par tous les moyens les salariés qui ont dénoncé ses agissements ». Réponse d’UBS auprès de Mediapart, sur qui a contribué à médiatiser le dossier ? « L'utilisation intensive des médias par ces anciens salariés pour défendre leur cause personnelle a paru crédibiliser leurs thèses aux yeux de la juridiction prud'homale. »
Pour ces deux récents dossiers, UBS fait donc appel. Mais, comme l’a remarqué le juge en charge du dossier d’Olivier Forgues, cela n’a pas été toujours le cas, puisqu’elle avait accepté la toute première décision rendue au sujet de ses ex-salariés, celle qui concerne l’ancien cadre strasbourgeois. « Dans un jugement concernant un autre salarié (…), il a été démontré que des chargés de clientèle de la banque UBS Suisse n’hésitaient pas à franchir la frontière afin de travailler sur le territoire français auprès d’une clientèle française et de procéder à un démarchage illicite sur ce même territoire », rappelle le juge. Or, « cette décision est devenue définitive, la SA UBS France n’en ayant pas interjeté appel, ce qui vaut reconnaissance par elle des éléments qui y ont été retenus ».
L’interprétation de la banque est bien sûr différente : « Nous n’avions pas contesté ce jugement car ce salarié était très impliqué dans son travail, et avait mal vécu l'interruption de son contrat de travail. Surtout, la décision du conseil des prud'hommes ne lui donnait raison ni sur le harcèlement moral ni sur les accusations de démarchage illicite. Nous avions considéré qu'accepter ce jugement était une mesure d'apaisement. » Effectivement, à l’époque, le jugement ne se prononçait pas explicitement sur l’existence ou non d’un démarchage illicite, même s’il se basait bien sur le fait qu’un banquier suisse avait indiqué quels futurs clients potentiels inviter à un tournoi français de golf, où il était présent. En effet, ce Suisse avait théoriquement le droit de rencontrer ces futurs clients en France, mais si, et seulement si, ces derniers étaient à l’origine de la démarche.
Information judiciaire et plainte pour trafic d'influence
Le juge des prud’hommes ne s’était pas risqué à trancher sur ce point. Mais nul doute que l'instruction judiciaire, toujours en cours, se chargera de le faire. Selon nos informations, les juges Guillaume Daïeff et Serge Tournaire ont récemment auditionné plusieurs anciens salariés suisses de la banque et devraient prochainement entendre leurs ex-collègues français.
De son côté, Olivier Forgues est bien décidé à ne rien lâcher. Après avoir quitté UBS, il avait fondé une autre entreprise de gestion financière, qui s’était vu retirer son agrément par l’Autorité des marchés financiers, en juin 2011. À ses yeux, ce retrait d’agrément est suspect en raison de conflits d’intérêts multiples. En juillet dernier, Forgues a déposé plainte, notamment pour trafic d’influence. Et il vient de déposer une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel, pour essayer de casser le jugement du Conseil d’État qui avait confirmé le retrait d’agrément de sa société.
Parmi ses arguments, il souligne que Jean-François de Leusse, dirigeant d’UBS France, est membre du Conseil d’État et qu’à l’époque, Françoise Bonfante, directrice des risques de la banque, siégeait en même temps dans une commission consultative de l’AMF. C’est cette même Françoise Bonfante qui a dû démissionner en février de la commission des sanctions de l’AMF sur demande du ministre de l’économie, au grand dam d’UBS.
« Une théorie du complot absurde, extravagante », balaye la banque, qui explique d’ailleurs entendre que cette démission forcée de François Bonfante motive en partie sa décision de faire appel dans les deux dossiers prud’homaux : « Nous faisons en sorte d’éviter que l’amour-propre domine dans nos prises de décision, mais lorsque nos collaborateurs ou nos anciens salariés sont attaqués personnellement par leurs anciens collègues dont les motivations sont clairement financières, nous considérons que la ligne rouge est franchie, et que nous ne pouvons pas laisser passer ça. » Au rang des menaces agitées, la banque laisse entendre qu’elle envisage de porter plainte pour diffamation contre ses anciens salariés. Ce qu’elle s’est bien gardée de faire depuis qu'elle a été mise en examen.
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