Dans la déjà tentaculaire affaire Guérini, le procureur de la République de Marseille a élargi le 31 mai 2013 la saisine du juge d’instruction Charles Duchaine, en lui demandant de se pencher sur le port de plaisance de Cassis (géré via une délégation de service public du département) et celui de La Ciotat (géré par une société publique locale du département). Deux ports sur lesquels le clan Barresi (voir notre boîte noire) aurait tenté de mettre la main avec l’appui d’Alexandre Guérini et de son frère Jean-Noël, président (PS) du conseil général des Bouches-du-Rhône.
Pour les enquêteurs des douanes judiciaires, qui ont bouclé leur enquête préliminaire en mai, les frères Guérini auraient utilisé la procédure de délégation de service public du port de Cassis en 2007 pour « écarter » l’ancien maire de Cassis, Jean-Pierre Teisseire (UMP) « dont les décisions étaient contraires aux intérêts financiers de ce dernier (Alexandre Guérini), en l'occurrence l'extension de la décharge du Mentaure ». « Un groupe de personnes proches d'Alexandre Guérini (...) a bénéficié de ces circonstances pour en tirer un bénéfice économique », ajoutent-ils dans une note de synthèse.
Dans son réquisitoire supplétif du 31 mai 2013, le procureur de la République de Marseille vise une possible « association de malfaiteurs en vue de commettre le délit de trafic d'influence commis par des personnes exerçant des fonctions publiques et ou par particulier », ainsi qu’une « atteinte à la liberté et à l'égalité d'accès aux marchés publics ou de délégation de service public » concernant le port de plaisance de Cassis.
Le port de Cassis ne compte plus que trois ou quatre pêcheurs. Ce qui lui suffit, malgré ses 400 anneaux de plaisance, pour être classé « port de pêche » et dépendre du département. En 2007, lors du renouvellement de la délégation de service public, trois candidats se présentent : la Ville de Cassis (le délégataire sortant), un groupement privé formé par le propriétaire du chantier naval du port et un autre entrepreneur, et enfin la Compagnie d'exploitation des ports, une filiale de Veolia.
Selon les témoignages de plusieurs fonctionnaires et cadres du conseil général entendus par les enquêteurs, Jean-Noël Guérini aurait alors cherché à écarter la candidature de la Ville, pourtant la mieux notée par les services départementaux. À l’approche des municipales de 2008, cette gestion du port devenait en effet un enjeu électoral. « On disait que la perte du port aurait des conséquences sur le processus électoral au détriment du maire sortant », a indiqué Béatrix Billes, la conseillère de Jean-Noël Guérini, entendue en janvier 2013 par les douanes.
Mais bien plus qu’un banal clivage droite/gauche, ce serait l’opposition en 2004 du maire Jean-Pierre Teisseire (UMP) à un projet d’Alexandre Guérini, entrepreneur spécialisé dans les déchets, qui aurait été déterminante selon les enquêteurs. « Surtout, je pense que l'inimitié de Jean-Noël Guérini à mon égard remonte à mon opposition à l'extension du périmètre de la décharge du Mentaure qui était exploitée par son frère Alexandre Guérini (dans la commune voisine de La Ciotat en 2004, ndlr), ce que je ne savais pas à l'époque », a expliqué en novembre 2012 aux douaniers Jean-Pierre Teisseire, qui jugeait cet agrandissement « aberrant d'un point de vue écologique » et « en parfaite contradiction avec la volonté de la communauté urbaine de Marseille de mettre en place un incinérateur pour l'ensemble de la région marseillaise ».
Contacté par Mediapart, il développe : « On m’avait prévenu à l’époque que j’allais perdre la mairie, qu’on cherchait à m’écarter, mais je ne l’ai pas cru. Nous avions reçu un quitus de satisfaction du conseil général après cinq ans de gestion du port. J’étais un peu naïf, je n’aurais jamais pu imaginer qu’un président socialiste donne la préférence à des intérêts autres que l’intérêt public. »
D’autant qu’aux municipales de 2008, la puissante fédération PS des Bouches du-Rhône, dominée par le patron du conseil général, n’avait pas franchement soutenu la liste socialiste face aux deux listes concurrentes de droite à Cassis (celle du maire sortant et celle de la maire actuelle Danielle Milon). « Je n’ai eu aucun soutien du PS pour les municipales, se souvient Claude Michel, la tête de liste PS. Ni bâton dans les roues d’ailleurs. J’avais demandé à Jean-David Ciot (à l’époque conseiller de Jean-Noël Guérini au département, ndlr) s’il connaissait des Cassidains qui travaillaient au conseil général et qui pourraient m'aider, sans réponse. »
Comment la candidature de la Ville de Cassis, à l’origine la mieux classée par les services du département, a-t-elle finalement été balayée au profit d’un groupement privé ? La conseillère de Jean-Noël Guérini, entendue comme témoin, évoque une intervention du patron du département : « Il semblerait que le président ait contesté le rapport d'analyse des offres établi par les services plutôt orienté en faveur de l'offre de la mairie de Cassis. Donc, on a repris totalement l'analyse des offres, et ce à tous les niveaux : technique, financière et juridique. »
À l’été 2007, un fonctionnaire du service d’audit, Gérard Piéri, proche d’Alexandre Guérini, s’invite dans l’analyse des offres, jusqu’ici menée par un autre service départemental, celui des transports et des ports. Le fonctionnaire, qui a été entendu en garde à vue en 2011 dans un autre volet de l’affaire Guérini, pratique selon un courriel interne un « forcing anti-mairie de Cassis ».
À la même époque, le directeur des transports et des ports du département dit avoir été pris à partie à l’aéroport de Marignane par le sénateur PS lui-même. « M. Jean Noël Guérini (…) m'a vertement réprimandé me reprochant mon travail et la commune de Cassis, a relaté le fonctionnaire aux douaniers. Il m'a dit que je travaillais de façon trop proche avec la commune et avec le maire M. Teisseire. » À l’automne 2007, le conseil général parvient à écarter la candidature de Cassis en s’appuyant sur l’analyse d’un cabinet juridique extérieur qui argue d’une « confusion des rôles “commune” et “délégataire” ».
« M. Guérini, président du PS du conseil général, a une curieuse conception de l’intérêt général », remarque Jean-Pierre Teisseire, qui, en tant qu'ancien fonctionnaire européen, se dit choqué de ces méthodes. « La confusion des genres entre une entreprise privée qui a le monopole des services aux particuliers sur le port (avec son chantier de réparation naval, et la grue de levage) et à qui il confie en plus la DSP, c’est un mélange des genres qui ne le gêne pas ? » ironise-t-il.
À l’issue de la procédure, Gérard Piéri, le fonctionnaire du service d'audit proche de Guérini, sera promu à la tête de l’Entraide solidarité Treize, une association satellite du département qui gère ses clubs seniors. Un poste « prestigieux » témoignant de « la confiance du président », a précisé Béatrix Billes. Tandis que le directeur des ports, jugé trop favorable à la ville de Cassis, verra lui son avancement stoppé, Jean-Noël Guérini ayant même demandé son départ de la tête du service des ports, selon sa conseillère.
Alors que deux recours avaient été déposés par Jean-Pierre Tesseire devant le tribunal administratif, la nouvelle maire Danielle Milon, élue en mars 2008, préférera abandonner ces procédures. En échange des bonnes grâces du département ? « On ne peut pas me manipuler, j’ai gagné toute seule, rétorque-t-elle, jointe par Mediapart. Je n’ai jamais eu aucun lien ni aucune faveur du conseil général. J’étais furieuse quand j’ai appris que la ville avait perdu la DSP du port, je trouvais ça énorme. Mais tout était ficelé, le mal était déjà fait. »
Une fois la ville écartée, la filiale de Veolia, dont l'offre semblait singulièrement mal préparée et faible, déclare soudainement forfait en octobre 2007 alors que les négociations avec le département ne font que commencer. Les liens d'amitié entre son patron d'alors, Henri Proglio, et Alexandre Guérini ont-ils joué ? Interrogés, les salariés de la Compagnie d'exploitation des ports en charge du dossier ont assuré aux enquêteurs n'avoir subi aucune pression. Détail intrigant, la carte du directeur général de la Société des eaux de Marseille, une autre filiale de Veolia, a cependant été retrouvée lors d'une perquisition dans leur bureau à Lorient.
Resté seul en piste, le groupement formé par Jean Trapani, dont la famille tient le chantier naval du port, et un autre entrepreneur Michel Carrasco, remporte la mise. Les deux hommes gèrent déjà depuis 2004 un port à sec marseillais, à L’Estaque. Ils seraient proches d’Alexandre Guérini et de Bernard Barresi, selon les enquêteurs. Le directeur d’une autre structure départementale qui gère le port à sec voisin de La Ciotat a fait part des pressions qu'il a subies. « À chaque fois que je ne faisais pas droit à leurs demandes (du clan Barresi, ndlr) ou que je bloquais sur celles-ci, Alexandre Guérini me contactait », a ainsi indiqué aux enquêteurs Jean-Philippe Mignard, le directeur de la Semidep, entendu en janvier 2013.
Selon son témoignage, c’est Alexandre Guérini qui lui aurait présenté Bernard Barresi, intéressé par des terrains, puis Jean Trapani « pour une installation à La Ciotat ». Puis qui l’aurait relancé en 2008, en l’invitant à visiter le port de L’Estaque tenu par Jean Trapani et Michel Carrasco. « Je suis accueilli à Port Ouest par Bernard Barresi qui semble connaître tout le monde », affirme-t-il face aux enquêteurs. Il dit avoir alerté le directeur de cabinet de Jean-Noël Guérini dès 2005, puis le conseiller général (PCF) délégué aux ports ainsi que l’avocat de la Semidep, par ailleurs élu socialiste à la communauté urbaine. Sans effet. « Mon sentiment est que je suis seul face à Alexandre Guérini », confie-t-il aux douaniers.
Autre fait troublant, c’est Alba sécurité, la société de la compagne de Bernard Baressi, qui est choisie par Jean Trapani et Michel Carrasco pour assurer la sécurité sur le port de Cassis. Et les deux hommes auraient leurs habitudes à Marseille, selon les enquêteurs, dans un bar du Vieux-Port tenu par un ami de Bernard Barresi, Patrick Le Maux. Condamné à huit ans de prison en 1994 pour le braquage d’un fourgon blindé à Mulhouse – faits qu’il conteste toujours –, ce dernier a purgé sa peine.
C’est donc cette fine équipe que le président du conseil général aurait préféré à la candidature de la Ville de Cassis. Contacté, Jean Trapani qualifie ce témoignage ainsi que notre précédent article de « conneries » et s’indigne que la presse ait pu associer son nom à celui d’Alexandre Guérini et de Bernard Barresi. « Je ne les ai jamais vus, dit-il. Vous nous avez fait du tort. Je fais partie d’une famille honorable, ça fait soixante-deux ans que nous gérons le chantier naval de père en fils. Je travaille sur ce port depuis l’âge de 14 ans et je n’ai jamais eu affaire à la police. Il y a six ans, nous avons répondu à un appel d’offres, alors qu’il y avait de fortes tensions entre la mairie et le conseil général. Nous avons été au bon endroit au bon moment, et c’est tout. »
Il confirme s’être intéressé au port à sec de La Ciotat et avoir rencontré le président de la Semidep : « Nous avions eu le port de Marseille (à L'Estaque, ndlr), il y dix ans, nous voulions trouver des terrains sur la côte pour multiplier ces opérations car c’était intéressant. Mais ça n’a pas été possible. » Le reste ne serait qu’« amalgames » : « J’ai l’impression que tous les gens qui ont travaillé autour du conseil général ont été soupçonnés alors forcément comme nous sommes délégataires… »
Jean-Pierre Teisseire confirme n'avoir jamais été contacté par Alexandre Guérini ou Bernard Barresi concernant le port de Cassis. Mais il se souvient avoir vu arriver sur le port en 2007 une équipe de promoteurs dirigée par un proche de Bernard Barresi, Gérald Campanella, « qui opérait à Marseille et avait la réputation d’avoir des liens politiques aussi bien à droite qu’à gauche ». « On avait essayé de me présenter ce monsieur, mais j’ai refusé de le recevoir en mairie », explique l’ancien élu.
Alors en cavale, cet homme de 44 ans réussira ensuite à prendre le contrôle d'un restaurant installé sur la plage de Cassis, tout en pressurant sa propriétaire officielle, titulaire de la concession de la Ville de Cassis. Arrêté le 5 juin 2010 à Juan-les-Pins, pour une affaire de machines à sous, dans le même coup de filet que son frère Michel Campanella et Bernard Barresi, Gérald Campanella a été libéré le 12 avril 2012 par la Cour de cassation, sa condamnation à cinq ans de prison pour escroquerie étant prescrite. Il reste mis en examen dans l'information judiciaire instruite par le juge Philippe Dorcet. « Aujourd’hui, tout est clean, assure Danielle Milon, devenue entre-temps présidente du parc national des Calanques. Il faut être très vigilant, on est au bord de la Méditerranée… »
BOITE NOIREArrêté en juin 2010 après vingt ans de cavale et accusé de l'attaque d'un fourgon blindé près de Mulhouse en 1990, Bernard Barresi a été acquitté en mars 2012 par la Cour d'assises du Haut-Rhin. Il reste mis en examen dans le cadre d'un dossier de grand banditisme confié au juge marseillais Philippe Dorcet, ainsi que dans le cadre d'un des dossiers Guérini confiés au juge Duchaine.
J'ai joint ou rencontré Danielle Milon, Jean Trapani, Jean-Pierre Teisseire et Claude Michel entre le 9 et le 12 juillet 2013. J'ai cherché à joindre, sans succès, depuis le 9 juillet Michel Carrasco, Gérard Piéri et les avocats d'Alexandre Guérini, de Jean-Noël Guérini, ainsi que de Bernard Barresi.
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