Jusqu’à ce dimanche soir, le parti socialiste tient neuf des dix plus grandes villes de l’ouest (Bretagne et Pays de la Loire). Lundi matin, la liste risque fort d'être réduite : Angers, Quimper, Caen sont menacées. De même que beaucoup de villes petites et moyennes. Pour les barons socialistes du Grand Ouest de la France, hérauts d’un socialisme modéré qui a supplanté la démocratie-chrétienne dans ces terres historiquement conservatrices, le vote du 23 mars est un coup de semonce.
Le second tour pourrait esquisser dimanche 30 mars le début du reflux. La fin d’un cycle ouvert en 1977 lorsque de jeunes socialistes avaient raflé l’essentiel des grandes villes de l’ouest, en pleine vague rose municipale. « Une région conservatrice avait alors basculé à gauche », rappelle Thierry Guidet, auteur de La Rose et le Granit, qui retrace l’histoire du socialisme dans l’ouest.
Le nom de ces « conquérants » de 1977, comme les appelle le député du Finistère Jean-Jacques Urvoas ? Jean-Marc Ayrault, alors victorieux à Saint-Herblain, bastion ouvrier de Loire-Atlantique. Les électeurs de gauche ont déserté les urnes dimanche dernier. Ayrault fut ensuite maire de Nantes, la plus grande ville de l’ouest. Sa dauphine, Johanna Rolland, devrait la conserver dimanche, mais après s’être alliée avec les écologistes.
Il y eut aussi Jacques Auxiette, alors vainqueur à La Roche-sur-Yon (Vendée). Aujourd’hui, Auxiette est président de la région Pays de la Loire. La Roche-sur-Yon risque de passer à droite. En 1977, l’actuel ministre de la défense Jean-Yves Le Drian devenait adjoint au maire de Lorient (Morbihan), puis maire, président de région, etc. Dimanche 23 mars, le PS y a perdu 5 000 voix et le FN s’est qualifié au second tour. À l’époque, le premier fédéral du PS du Finistère s’appelait Bernard Poignant. Il a aujourd’hui un bureau à l’Élysée, auprès de François Hollande. Et pourrait dimanche perdre sa ville de Quimper, où il a été élu maire la première fois en 1989.
Symboliquement, c’est la matrice même du hollandisme qui est atteinte. Certes, François Hollande n’a jamais été élu dans l’ouest. Son fief, c’est la Corrèze de Jacques Chirac. Mais la conquête par la gauche de ces terres démocrates-chrétiennes a correspondu à ses choix idéologiques, celui des proches de Jacques Delors et des clubs Témoins : une social-démocratie favorable à l’entreprise et à l’innovation, décentralisatrice et gestionnaire.
« Historiquement, nous avons su acculturer les idées socialistes, expliquait récemment Urvoas à Mediapart. Nous sommes des Girondins. Ici, ce n’est pas l’héritage SFIO, mais plutôt les réseaux catholiques, la CFDT, le PSU ou le MRP. » Jean-Yves Le Drian, très proche de Hollande, théorise un « socialisme à la bretonne ». Dans La Rose et le Granit, il en donne cette définition : « pragmatisme, humanisme, solidarité, respect de l’autre, reconnaissance de l’entreprise comme vecteur de création de richesses... »
Depuis longtemps, la Bretagne est devenue une base arrière des “hollandais”, dont beaucoup revendiquent leur identité régionale : Le Drian, Poignant ou Stéphane Le Foll, ancien bras droit de Hollande au PS et ministre de l’agriculture du gouvernement Ayrault (et élu du Mans). C’est de Lorient, en 2009, que François Hollande a entamé son ascension jusqu’à l’Élysée. Dans l’indifférence générale, il avait alors réuni ses proches pour la première fois depuis son départ piteux de la tête du PS, un an plus tôt.
En 2012, l’ouest a massivement voté Hollande. Mais dimanche 23 mars, le « socialisme breton en a pris plein la gueule », se désole un conseiller ministériel. Ici comme ailleurs, l’électorat de gauche s’est abstenu. Le PS a subi des déconvenues qu’il n’imaginait pas. Pour ne rien arranger, « l’électorat centriste qui s’était habitué à voter PS l’a lâché », estime un expert électoral socialiste. Dans cette terre touchée par la crise de l’agroalimentaire et le mouvement hétéroclite des Bonnets rouges, le Front national « émerge dans des zones ou il n’existait pas », s’inquiète le député du Finistère Richard Ferrand. Il se maintient d’ailleurs au second tour à Fougères, Saint-Brieuc et Lorient.
Selon Ferrand, « les socialistes bretons sont sanctionnés comme ailleurs ». Mais le député, qui avait alerté sur le mécontentement social en Bretagne bien avant que n’éclate la fronde des Bonnets rouges, voit aussi dans les scores du PS la traduction d’une « succession rapide de chocs économiques et sociaux violents dans une région jusqu’ici à l’abri. En Bretagne, l’électorat de gauche n’est pas fait que de gens qui ont le socialisme dans les tripes. Il y a beaucoup de gens “plutôt à gauche”. Ceux-là ont marqué leur insatisfaction. »
Partout, les scores de premier tour ont douché les socialistes. Nantes (Loire-Atlantique), ville tenue par Ayrault depuis 1989, restera à gauche. Mais au prix d’une alliance avec les écologistes (14,5 %), qui devrait repousser aux calendes grecques le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, cher au premier ministre.
Dans les villes ouvrières de Loire-Atlantique, la gauche est désavouée. À Donges, les deux listes de droite dépassent largement les deux listes de gauche. À Saint-Herblain, ville gagnée par Jean-Marc Ayrault en 1977, l’abstention explose (près de 50 %), la gauche est en ballottage. « C’est un message de mécontentement, un appel de changement de cap sur la vie politique. On a élu un gouvernement de gauche, c’est pour avoir une politique de gauche », rouspète le maire socialiste, Charles Gautier, successeur d’Ayrault à la mairie.
Dimanche soir, plusieurs villes de la région Pays de la Loire devraient tomber. C’est le cas de Laval, gagnée en 2008 par le ministre Guillaume Garot (« prototype du socialo-centriste », juge un cadre du PS), d’Angers, à gauche depuis 1977 ou d’Alençon.
À La Roche-sur-Yon, préfecture de la Vendée à gauche depuis 1977, le socialiste Pierre Regnault, successeur du patron de la région Jacques Auxiette, est en grande difficulté. Mission difficile aussi à Fontenay-le-Comte (14 000 habitants) pour le député et maire PS Hugues Fourage.
À Rennes (Ille-et-Vilaine), le PS a résisté mais fait beaucoup moins bien qu’en 2008. L’abstention est élevée, la liste Europe Écologie-Les Verts/Front de gauche a fait 15 %. Dans une ville longtemps dirigée par Edmond Hervé, un des « conquérants » de 1977, les socialistes avaient fait le choix du renouvellement, avec une candidate de 37 ans, Nathalie Appéré. Jeune députée à l’Assemblée, elle avait juré qu’elle remettrait son mandat de parlementaire si elle était élue maire. Les instances nationales du PS l’ont convaincue de renoncer, par crainte de perdre la majorité absolue à l’Assemblée en cas de partielle.
Dans la communauté d’agglomération Rennes Métropole, le PS est mal en point : balayé dès le premier tour à Bruz (16 000 habitants dans la proche périphérie de Rennes) et à Mordelles (7 000 habitants), menacé à Cesson-Sévigné (16 000 habitants) où le socialiste arrive dix points derrière la droite. À Guignen (3 500 habitants à 25 kilomètres de Rennes), le maire sortant, un socialiste, a été éliminé. À Redon, la droite est dix points devant et l’abstention a bondi à 42,5 %: les quartiers populaires n’ont pas voté.
Les positions socialistes souffrent ailleurs en Bretagne. En cas de défaite de Bernard Poignant, Quimper (Finistère) sera le symbole de la déroute. Moins dramatique pour le PS, la situation à Lorient (Morbihan) en dit long sur cette usure qui menace le socialisme municipal de l’ouest. Le maire sortant, Norbert Métairie, a été installé par Jean-Yves Le Drian quand il a quitté la mairie pour prendre la Région. Avec 42 % des voix, il ne semble pas menacé malgré la montée en flèche de l’abstention de gauche et un FN désormais enraciné. Mais il a refusé l’alliance au second tour avec la liste EELV-Front de gauche.
Cette attitude n’étonne pas Damien Girard, candidat EELV sur la liste. « C’est sur la question de la démocratie que nous avons trouvé un accord avec le PG et le PCF. Métairie refuse souvent le débat. Autour de lui, ils ne sont que trois ou quatre à décider. Dans ce territoire en désespérance, les initiatives qui ne sont pas lancées par le PS sont tuées. Le Drian savait faire, et il avait une vision. Métairie, lui, est juste gestionnaire. » Élu depuis 1989 au conseil municipal, Métairie cumule les mandats : maire, président de l’agglo, conseiller général. Une usure et un mode de gestion que les opposants à Bernard Poignant ont également dénoncés tout au long de la campagne municipale.
Localement, le premier tour a déclenché une myriade de petits séismes politiques. Les villes que le PS espérait conquérir (Saint-Malo, Concarneau, Dinan, etc.) sont hors de portée. Dans le Morbihan, Auray, Ploërmel et Pontivy sont menacés. À Lannion (Côtes-d’Armor), la majorité PS-PC est contrainte d'affronter le second tour pour la première fois depuis 1995. Plusieurs communes de la périphérie de Saint-Brieuc ont basculé à droite. Dans le Finistère, le jeune maire PS de Moëlan-sur-Mer, élu en 2008, est en difficulté. La droite a repris au premier tour Plabennec, ville de droite gagnée en 2008 par le député PS Jean-Luc Bleunven. Et la liste n’est pas exhaustive !
Dimanche soir, les pertes de la gauche, mais surtout du PS, seront notables. « Il faut se méfier de l’effet d’optique, relativise Richard Ferrand. Si nous perdons beaucoup, c’est parce nous avions beaucoup gagné en 2008. » Si elle gagne des villes, la droite ne réalisera pas non plus un raz-de-marée, insiste aussi Thierry Guidet. « L’ouest subit les difficultés de la gauche comme partout ailleurs. Mais pour l’instant, elle ne résiste pas si mal. En 1983, Nantes et Brest avaient re-basculé à droite, ce ne sera pas le cas cette fois-ci. Laval va basculer, mais après tout elle a été à droite de 1996 à 2008... Et sur le long terme, rien ne laisse prévoir une marée bleue comparable à la marée rose qui a progressivement recouvert l’ouest. »
D’après lui, l’épisode des Bonnets rouges a toutefois montré le risque qu’encourent les socialistes du Grand Ouest : celui d’une « déliaison » d’avec ces ouvriers, employés et petits entrepreneurs qui font ses succès dans ces régions depuis 35 ans.
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