C'est une grande première. Mercredi, Barack Obama était en visite à Bruxelles pour rencontrer les représentants du Conseil et de la Commission européenne. Au menu des discussions : la Russie, l'économie mais aussi les négociations en cours sur le traité de libre-échange entre l'Union européenne et les États-Unis (TTIP). Les États-membres de l'UE en ont accepté le principe en juin 2013, après que la France a obtenu l'exclusion de l'exception culturelle et des matériels de défense.
Sur place, le président américain s'est adressé aux opposants à l'accord : « Je me suis battu tout au long de ma carrière politique pour renforcer la protection des consommateurs et de l'environnement. Je n'ai aucune intention de signer un accord qui les affaiblirait », a-t-il déclaré. Avant d'ajouter : « Il ne sert à rien de s'exciter sur des clauses qui n'ont même pas encore été rédigées (et) il y a moyen de faire ça de manière juste. »
En France, ces discussions provoquent une vive opposition, de la part du Front national mais surtout d'une large partie de la gauche, de l'aile gauche du PS au Front de gauche, qui a organisé mardi à Bruxelles une journée de débat sous la houlette de Jean-Luc Mélenchon, en passant par Europe Écologie-Les Verts et de nombreuses associations, comme Attac. Les opposants dénoncent notamment le risque de dérégulation accru et l'opacité totale des négociations – le mandat n'a toujours pas été publié officiellement.
Pour en débattre, Mediapart a réuni la ministre française du commerce extérieur, la socialiste Nicole Bricq, et l'eurodéputé écologiste Yannick Jadot.
Aux États-Unis mi-février, François Hollande a dit, à la surprise générale, que la France avait « tout à gagner à aller vite » dans la négociation du traité de libre-échange. Pourquoi ?
Nicole Bricq. Aller vite veut dire que nous avons une fenêtre d'opportunité en 2015. Nous avons un gros avantage sur les États-Unis, parce que, contrairement aux Américains, les négociateurs européens ont un mandat. Nous avons fixé ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas. Les États-Unis, eux, n'ont pas l'assurance qu'au fur et à mesure des négociations, le congrès ne détricote pas tout.
Il y a eu jusque-là une série de rounds techniques et, depuis le mois de février, les choses sérieuses ont commencé. Si nous sommes de bonne foi, si nous défendons des valeurs communes dans ce traité et si on doit le conclure, cela ne peut pas être en 2014. Du reste, le commissaire européen que nous avons vu à Athènes le 28 février en a convenu : ce sera en 2015. Si vous ne concluez pas une négociation de cette ampleur en deux ans, cela veut dire que vous avez l'éternité devant vous ! Voilà comment je pense qu'il faut recevoir le fait d'aller vite, mais d'aller bien.
Vous aussi, vous voulez aller vite, Yannick Jadot ?
Yannick Jadot. Non, très clairement non. L'Europe n'est pas en position favorable pour négocier ce traité, que ce soit sur des enjeux industriels, ou commerciaux. On le voit déjà avec la Russie et la Chine : l'Europe est trop souvent divisée, sur ses intérêts offensifs, comme sur ses intérêts défensifs.
Ce traité comporte aussi énormément de risques pour l'Europe et pour les citoyens. Les Américains veulent remettre en cause nos systèmes d'évaluation du risque en matière sanitaire et environnementale, ils veulent supprimer l'ensemble de nos barrières commerciales sur l'agriculture, ce qui pourrait remettre en cause une bonne partie de notre agriculture, notamment du sud et à l’est de l'Europe.
Tous ces enjeux-là, jusqu'à aujourd'hui, sont négociés sans que les citoyens puissent se les approprier. Ce sont essentiellement des règles – en matière sociale, environnementale, sanitaire – qui relèvent de choix démocratiques. Or aujourd'hui les citoyens n'ont pas accès à ces négociations.
Aujourd'hui, accélérer une négociation avec des bénéfices invérifiables, mais avec des risques avérés, n'est pas un bon choix pour l'Europe et son développement. Ce n'est pas un bon choix pour la démocratie, et ce n'est pas un bon choix pour les politiques qui aspirent à être en phase avec la société, plutôt qu’avec les grands groupes multinationaux.
Nicole Bricq. Vous, vous êtes défavorable même à l'ouverture des négociations. Moi, je n'ai pas le même point de vue. Vous ne voyez que les risques. Nous ne sommes pas à la même place. Quand on aborde une négociation, il faut à la fois mesurer les risques, mais aussi les opportunités. Je suis ministre du commerce extérieur de la France. Et je voudrais dire pourquoi j'ai donné mandat au nom de mon pays : parce que je suis favorable à un monde ouvert et régulé. Nous avons fait inscrire dans le préciput du mandat, si vous le lisez bien…
Yannick Jadot. Je fais partie effectivement de ceux qui ont la chance de pouvoir le lire. Des quelques-uns.
Nicole Bricq. Vous savez donc que nous avons fait inscrire le droit à réguler. Je suis responsable des 20 000 entreprises françaises qui travaillent déjà avec les États-Unis, qui exportent leurs produits et leurs services. Et sur ces 20 000 sociétés, j'ai 18 000 PME et petites entreprises pour qui la baisse des barrières non tarifaires est essentielle. Pour elles, l'ouverture des marchés publics américains est une opportunité, ce n'est pas un risque.
Cela dit, je sais aussi qu’un accord éventuel entre l'Union européenne et les États-Unis est quelque chose de très important. Ce n'est pas un mandat ordinaire. C'est pour cela que j'ai réclamé aux négociateurs, il y a plusieurs mois, la transparence.
Yannick Jadot. Mais vous ne l'avez pas obtenue !
Nicole Bricq. J'ai dit qu'il y avait un enjeu démocratique et je suis favorable au débat, je veux qu'il ait lieu. Concernant la transparence, je voudrais vous dire, sans trahir un secret que, quand je l'ai demandée au commissaire, trois États n’ont pas voulu donner leur avis positif à la publication du mandat.
Lesquels ?
Nicole Bricq. Il y avait l'Allemagne, les Pays-Bas et le Danemark. C'était il y a quelques mois. Depuis, nous avons tenu un conseil informel des ministres du commerce extérieur à Athènes, le 28 février. J’ai constaté que tous les pays, y compris l'Allemagne, insistaient désormais sur la transparence. Nous jugeons inacceptable que l'on nous dise : “Si vous voulez avoir les documents, vous venez dans les ambassades des États-Unis dans les 28 États, vous posez vos portables à l’entrée, vous n'avez pas de photocopieuses, vous lisez et vous repartez.” Nous voulons la transparence et si j’étais isolée il y a quelques mois, je suis aujourd’hui rejointe par mes partenaires. Le débat a lieu en Allemagne, j'ai vu une pétition de 50 000 signatures pour refuser les négociations, pour des raisons plus ou moins bonnes. Mais j'encourage le type de discussions que nous avons.
Et je vous dis : voyez aussi les opportunités. Vous, vous partez battu. Vous partez avec un complexe d'infériorité. L'Union européenne est la première puissance commerciale au monde. Je négocie avec les États-Unis d'égal à égal. Et je n'intègre pas cette infériorité.
Yannick Jadot. J'essaie plutôt d'être réaliste. Je sais que vous vous êtes battue sur la transparence. Peut-être les citoyens vont-ils finir un an après à pouvoir consulter le mandat de négociations. Aujourd’hui les agriculteurs ne savent pas par exemple que même la commission européenne fait des offres qui vont réduire la protection sur le porc, sur la viande. Il y a un vrai souci démocratique. Négocier en catimini des choix de société me pose un vrai problème. Est-ce que je suis totalement pessimiste ? Non, mais quand je vois que les Américains réservent une large part de leurs marchés publics – 23% – à leurs PME, je me dis que c'est un système intelligent. Le mandat de négociation européen vise à supprimer ce type de dispositions, c'est une erreur.
Nicole Bricq. Vous ne pouvez pas dire ça. C'est une priorité européenne de tous les États-membres : ouvrir les marchés publics américains.
Yannick Jadot. Permettez-moi de considérer qu'à partir du moment où les États n'ont plus beaucoup de ressources financières, les marchés publics qui représentent 18 % de l'économie européenne, doivent être des outils utilisés au service de notre politique industrielle, au service des entreprises locales… Dans le mandat européen, il y a aussi la fin de la préférence géographique : c'est une erreur profonde pour la construction d'un développement européen, y compris pour la relocalisation de l'économie et pour le soutien aux PME.
Quand vous dites que l'Europe est très claire sur son mandat, et que les États-Unis sont coincés dans leur processus, c'est vrai, mais j'espère qu'on est d'accord sur le fait que, quel que soit le résultat de la Commission, ce seront quand même les États européens et le parlement européen qui diront oui ou non à un accord.
Nicole Bricq. Ce sont les traités européens ! C'est la règle pour un traité international. Et je vais vous dire : nous allons avoir des élections européennes. C'est quand même le moment où jamais pour mettre cette discussion dans le débat européen.
L'an dernier, Paris a donné mandat à la Commission. Mais pourquoi ne pas avoir attendu les européennes pour débattre de ce mandat ?
Nicole Bricq. Il y a eu une consultation, comme toujours avant d'engager un mandat. J'ai constaté que les entreprises avaient répondu. Depuis, un débat commence à s'instaurer et, de toute façon, à la fin du processus, il y aura un retour vers les États-membres.
Pourquoi Paris ne publie pas le mandat qu'elle a donné à la commission pour négocier ?
Nicole Bricq. Le mandat a très largement fuité. Moi je veux bien le publier mais il faut l'unanimité des États-membres…
Yannick Jadot. Pourquoi ne pas avoir appliqué le raisonnement, tout à fait pertinent, que vous avez défendu sur l'exception culturelle l'an dernier (la France a obtenu son exclusion des discussions, ndlr), sur d'autres sujets ? Par exemple sur les enjeux de santé et d’environnement ? On pourrait dire que, de la même façon qu’on ne peut pas marchandiser la culture, l'objectif des Américains sur la santé est de faire en sorte qu'il y ait une reconnaissance mutuelle de tout le système d'évaluation du risque sanitaire, par exemple dans la chimie. Leur objectif est qu’à partir du moment où un produit est reconnu comestible, ou potentiellement autorisé à être mis sur le marché aux États-Unis, il puisse être mis sur le marché en Europe. C'est donc toute l'ambition européenne en matière de santé et de contrôle de la chimie qui est remise en cause.
À ce propos, les opposants au traité protestent notamment contre le volet investissement en discussion qui prévoit des mécanismes d’arbitrage dits « investisseurs-États ». S’ils étaient mis en place, les entreprises pourraient porter plainte, auprès d'un tribunal d'arbitrage, contre un État qui aurait fait évoluer sa législation, de telle sorte que certains avantages des industriels soient remis en cause.
Yannick Jadot. Ce volet renforcerait de manière extraordinaire le pouvoir des multinationales contre les capacités des collectivités, des États, de l'Union européenne à faire des choix de politique publique. Cela a été négocié dans le cadre de l'accord avec le Canada (accord de libre-échange qui vient de déboucher, ndlr). Or la Commission européenne, quand nous la rencontrons, nous dit que ce qui a été négocié avec le Canada va servir de modèle. Le conseil européen a également autorisé qu’il y ait aussi ce mécanisme avec la Chine, qui consiste à ce que des entreprises puissent contester des mesures sociales ou de santé publique devant un tribunal…
Nicole Bricq. En l’occurrence, avec la Chine, c'est notre intérêt !
Yannick Jadot. D'accord. Mais quand des entreprises chinoises viendront dire en France qu’on ne peut pas interdire le Bisphénol A dans les biberons parce que cela ne correspond pas aux bénéfices potentiels des entreprises chinoises, cela va commencer à devenir compliqué !
En fait, la réalité derrière ce mécanisme d'investissement, ce sont des entreprises suédoises qui contestent la sortie du nucléaire en Allemagne et qui demandent 3,7 milliards d'euros au gouvernement allemand. C'est l'entreprise Lone Pie qui attaque le gouvernement du Québec parce qu'ils ont fait un moratoire sur la fracturation hydraulique pour le gaz de schiste. C'est Philip Morris qui utilise ses filiales à Hong Kong pour attaquer l'Australie sur sa politique anti-tabac. C'est quand même un énorme problème à la fois sur la capacité des États à défendre l'intérêt général et sur le fait que les États transfèrent de manière totalement irresponsable du pouvoir et de la souveraineté aux entreprises. Et je suis désolé, c'est dans la négociation aujourd'hui.
Nicole Bricq. Il ne faut pas tout mélanger. D’abord je voudrais rappeler ici la position française. Nous avons demandé une exclusion de tout le phénomène culturel et audiovisuel, et une exclusion du matériel de défense. Nous l’avons obtenu. J'ai également demandé à ce qu'on n’inclue pas ce mécanisme investisseur – c'est ma position, je la maintiendrai. La Commission a maintenant bien compris qu'elle avait un problème sur ce mécanisme de traitement des différends entre entreprises, investisseurs et États. Elle a intégré le processus démocratique et lancé une consultation pour trois mois, de manière que tout le monde participe à ce débat. Les choses avancent. On peut être isolés au départ, mais on trouve des alliances. Je rappelle quand même que quand on va être consultés sur ce mécanisme de règlement des différends, c'est l'unanimité qui prévaudra. Il y a des mécanismes démocratiques.
Par ailleurs, nous savons très bien qu'en Europe, nous avons ce que nous appelons les préférences collectives – qui sont des choix de société –, et que cela n'est pas négociable. C'est particulièrement vrai dans des domaines que vous avez évoqués, l’agriculture ou la sécurité alimentaire. C'est très important. Il ne faut pas troubler les gens à travers des fantasmes qui ne sont pas réels.
Yannick Jadot. Je suis désolé, mais c'est clairement dans le mandat de négociation.
Nicole Bricq. Non. Il n'est absolument pas question de négocier les OGM, les hormones de croissance, le bœuf aux hormones, ou les décontaminations des carcasses à l'eau de javel. Vous le savez très bien : ce sont des choix de société et, sur ces sujets, nous avons une conception en France qui va de la fourche à la fourchette. C'est une préférence collective qui n'est pas négociable.
Yannick Jadot. Quand on regarde le mandat du négociateur américain, c'est une priorité chez eux.
Nicole Bricq. Pour l'instant, je ne connais pas leur mandat, puisqu'ils n'ont pas reçu d'autorisation. J'attends de voir. Si je prends par exemple la viande aux hormones, la France y est très attachée et la négociation va être rude sur les quotas d'importation de bœuf qui n'est pas aux hormones. Et je sais que, comme les États-Unis n'ont pas de filière de bœuf sans hormones, et qu'ils ont besoin…
Yannick Jadot. Ah si ! Et d'ailleurs on en importe déjà.
Nicole Bricq. Non, pas des États-Unis ! Ils ont besoin d'avoir un niveau de production qui rentabilise une filière qui n'existe pas, qui n'est pas structurée comme celle aux hormones. Ils vont être très exigeants au niveau des quotas, c'est vrai. C'est une sensibilité particulière qu'il va falloir défendre pied à pied.
Et vous avez parlé tout à l'heure des préférences géographiques : excusez-moi, mais vous avez dit quelque chose qui n'est pas vrai. Vous savez très bien que le choix européen des indications géographiques est extrêmement important, nous en avons obtenu 131 dans la négociation avec le Canada – et dans ces 131 nous en avons une trentaine de françaises. C'est une base minimum avec les États-Unis.
Yannick Jadot. Je préférerais que la puissance publique favorise l'Europe et les productions européennes…
Nicole Bricq. Je suis contre tous les mécanismes de repli.
Yannick Jadot. C'est du réalisme. Pas du repli sur soi. L'Europe est la seule puissance commerciale au monde à avoir des marchés publics ouverts par défaut. Toutes les autres puissances commerciales ont des marchés publics fermés par défaut. Je suis pour l'ouverture, mais qui serve les citoyens, l'emploi, les entreprises européennes – pas des groupes multinationaux qui aujourd'hui servent surtout les dividendes des actionnaires.
Nicole Bricq. Mais est-ce que vous croyez que les 20 000 entreprises françaises qui ont intérêt à exporter aux États-Unis ne créent pas des emplois en France ? Est-ce que vous savez que les premiers investisseurs en France dans les centres productifs, dans les usines, qui créent de l'emploi, qui font 30 % de nos volumes d'exportation à nous, la France, ce sont les États-Unis d'Amérique ? À la place où je suis, je ne suis pas naïve. Ce n'est pas une négociation de bisounours. Je sais parfaitement ce que vont nous demander les Américains. Et ce que nous ne voulons pas. Et pour ce qui concerne le fameux mécanisme de règlement…
Justement : sur ce mécanisme, si vous y êtes opposée, depuis le départ, comme vous l'avez laissé entendre, pourquoi ne pas l'avoir sorti d'emblée du mandat, et en avoir fait une ligne rouge comme l'exception culturelle, par exemple ?
Nicole Bricq. J'ai dit que je n'étais pas favorable en tant que France à l'inclusion d'un tel mécanisme. Mais il faut choisir ses priorités. J'avais déjà demandé deux exclusions, que j’ai obtenues (l’exception culturelle et les matériels de défense, ndlr). Il ne faut pas pousser le bouchon trop loin ! Par ailleurs, on a inscrit dans le mandat le droit à réglementer et à réguler, au niveau de l'Union européenne – il n'est pas question d'y renoncer. C'est le minimum. Je n'ai pas non plus entendu côté américain l'intérêt qu'ils avaient à ce mécanisme.
Avec les États-Unis, nous avons un niveau de protection juridique et judiciaire de même nature. Il y a des tribunaux et des procédures qui sont transparentes de part et d'autre de l'Atlantique. Du reste, quand nous avons donné mandat au Japon, nous n'avons pas mis ce mécanisme de protection des investisseurs, parce que nous considérons qu’il y a là aussi un système judiciaire et juridique suffisant. Donc il n'est pas question d'avancer sans regarder ce qu'il se passe. D’ailleurs, j'ai observé que les Allemands évoluent – lors d’une question posée au Bundestag, la secrétaire d'État pour le gouvernement allemand a dit qu'elle était favorable à l'exclusion de ce mécanisme. Quand les Français et les Allemands sont d'accord au sein des 28, ça compte.
Yannick Jadot. Très bien. Ça montre aussi que l'Allemagne est leader en Europe pour cette négociation. Depuis le départ.
Nicole Bricq. Pas du tout. Pourquoi plus que les Français ?
Yannick Jadot. La France a tout à perdre dans cette négociation, y compris politiquement. On sait bien que Madame Merkel a beaucoup poussé Bush, puis Obama, à rentrer sur cette négociation. Elle a fait alliance là-dessus avec Cameron et Barroso, qui sont aussi des atlantistes, et qui veulent vider l'Europe de tout son contenu politique, pour en faire uniquement un grand marché.
Mais sur cette question-là, j'entends vos réserves, et je m'en félicite. Simplement, ce que je vois, c'est que c'est dans la négociation. C'est dans le résultat du compromis avec le Canada. C'est dans le mandat lancé par la Commission européenne avec la Chine. C'est donc un mécanisme qui est en train de rentrer dans la jurisprudence européenne en matière de négociations commerciales. Ce régime ultra-puissant est totalement anti-démocratique, puisque ce sont des juges privés qui, le plus souvent, sont un jour dans ce mécanisme là, le lendemain au conseil d'une des entreprises qui saisit ce mécanisme.
En Équateur, Chevron a été condamné grâce à la mobilisation des populations locales à dépolluer les sites de production pétroliers. Chevron a ré-attaqué via ce mécanisme-là, et a réussi à faire condamner l'Équateur. On est dans un truc totalement fou, où des groupes multinationaux sont en train de s'accaparer la régulation internationale. Je suis pour l'ouverture, mais qui serve encore une fois des enjeux de démocratie !
Aujourd’hui, je vois l'UE et la commission européenne commencer à reculer sur les émissions de CO2 dans l'aviation, sur la directive sur la qualité de carburants, parce qu'il y a des sables bitumeux qui viennent du Canada, sur les OGM parce qu'il y a ces négociations avec les États-Unis. Cela n'en fait pas un outil au service de la régulation, mais un outil de dérégulation. Cela va peut-être servir quelques entreprises, mais cela ne servira pas le modèle de développement.
Quand les États-Unis ont négocié avec le Canada et le Mexique l'accord sur l'Alena, cela devait donner 20 millions d'emplois aux États-Unis… Au final, ils en ont perdu un million. C'est toute l'agriculture paysanne mexicaine qui a été détruite.
Nicole Bricq. Il y a un point sur lequel je suis d'accord avec Yannick Jadot : je n'ai jamais cru les études macroéconomiques à l'horizon 2025. Ces études d'économètres sur un coin de table, c'est un peu facile !
Yannick Jadot. C'est pourtant le seul argument de la commission !
Nicole Bricq. Mais en revanche, j'ai une conviction, c'est que j'ai confiance dans l'UE, à la différence de vous. Parce que nous sommes une terre d'innovation, comme les États-Unis. Les deux tiers des dépenses de recherche et d'innovation sont faites entre les États-Unis et l'Europe : je me dis qu'il y a un intérêt à ce que toutes nos start-up et nos PME innovantes profitent aussi des écosystèmes qu’on trouve outre-Atlantique.
Yannick Jadot. Et il faut vraiment cet accord pour obtenir cela ? Quand j'interpelle le négociateur européen en chef sur les questions énergétiques et environnementales, et que je lui demande ce qu’il a mis dans la négociation, il répond : “Là-dessus, rien du tout, et si vous avez des idées, n'hésitez pas.” Et il ajoute : “En revanche, ce que l'on aimerait bien faire, c'est importer du gaz de schiste des États-Unis.”
C'est clairement dans le mandat des Européens de supprimer toute restriction aux importations de gaz de schiste des États-Unis. Je considère que cela ne sert pas notre transition énergétique, ni la lutte contre le changement climatique, ni toutes les PME européennes qui sont sur les renouvelables et l'efficacité énergétique.
Nicole Bricq. Les groupes américains n'ont pas de licences d'exportation !
Mais ils en auront bientôt.
Nicole Bricq. Non. Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
Yannick Jadot. C'est dans la négociation !
Nicole Bricq. Non, ce n'est pas dans la négociation. Vous me parlez de la politique industrielle de l'Europe, je vous parle libre-échange, on ne parle pas de la même chose. Le négociateur européen a été interrogé par le groupe S&D, les sociaux-démocrates, au parlement européen, le 18 mars. On peut ne pas le croire, mais quand il est interrogé, il est relativement clair. Et c'est lui le négociateur.
Yannick Jadot. Devant la commission du commerce international, il dit clairement le contraire.
Nicole Bricq. Et par exemple vous me parlez de l'Équateur et des États-Unis, mais là il n'y a pas d'accord de libre-échange entre l'Équateur et les États-Unis. On ne parle pas du sujet qui nous occupe. Vous nous parlez d'une multinationale américaine qui veut faire un procès à l'Équateur, ce n'est pas le sujet du libre-échange !
Yannick Jadot. Si, parce que cela relève d'un accord d'investissement entre les États-Unis et l'Équateur, qui comprend ce dispositif.
Nicole Bricq. Cela veut dire que l'Équateur l'a accepté.
Yannick Jadot. C'est bien mon problème. Et c'est bien ce que j'aimerais que l'UE ne négocie pas.
Le parlement européen, qui a débattu des écoutes de la NSA, menace de ne pas voter le traité de libre-échange, si les États-Unis ne donnent pas de garanties sur la surveillance électronique. Est-ce également la position de la France ?
Nicole Bricq. Il y a plusieurs procédures. Il y a une discussion Europe-États-Unis suite à la révélation des écoutes, qui est menée par la commissaire qui s'occupe de la justice, et au niveau des États-membres, avec ma collègue Christiane Taubira. Il y a aussi, au parlement européen, ce projet de la commissaire Viviane Reding, sur l'amélioration de la protection du transfert des données (loi de protection des données, bloquée, ndlr). De mon côté, j'ai également commandé un rapport au Conseil du numérique (il sera remis vendredi, ndlr).
Yannick Jadot. Du côté des écologistes, on considère que l'on ne devrait pas négocier aujourd'hui avec les États-Unis, quand la partie adverse, d'une certaine façon, vous espionne, espionne vos citoyens, vos institutions, vos dirigeants. On négocie avec les États-Unis des enjeux de transports de données personnelles, alors que l'on est espionnés sur ces mêmes données personnelles. Politiquement, il y a une absurdité incroyable. C'est la preuve que l'on a un souci à faire respecter les citoyens européens.
Nicole Bricq. Mais dans un accord de libre-échange, on ne négocie pas ça !
Yannick Jadot. Si. Si on regarde le projet de déclaration du sommet UE-États-Unis du 26 mars, il est écrit qu’il faut faire attention à la protection des données et à la vie privée. Mais, en même temps, c'est présenté comme un sujet considérable de négociations ! L'utilisation des données personnelles est un marché de centaines de milliards d'euros.
Nicole Bricq. Ce n'est pas dans la négociation, je suis désolée. Je suis dans un principe de réalité.
François Hollande dit qu’il faut accélérer ces négociations, à quelques mois des élections européennes, et dans un moment où le rejet de l’Europe est particulièrement fort. Pourquoi prenez-vous ce risque politique considérable ?
Nicole Bricq. Mais ce n'est pas parce que Madame Le Pen dit qu'il ne faut pas négocier un accord transatlantique…
Mais il n'y a pas que Marine Le Pen.
Nicole Bricq. Oui, mais elle s'est exprimée très fortement là-dessus. Elle m'a citée à plusieurs reprises, en disant peu ou prou que je suis une vendue aux États-Unis ! Je n'ai pas entendu Mme Le Pen argumenter sur le fond. C'est quelque chose que j'ai du mal à accepter. Je fais de la politique depuis 40 ans. J'essaie de comprendre toujours celui qui n'est pas d'accord avec moi.
Je n'ai aucune naïveté dans cette négociation, mais j'essaie d'aller le plus loin possible. Y compris de voir l'intérêt qu'il y aurait à avoir un accord sur nos bases. Car je ne veux pas renier les normes européennes que l'on s'est fixées, de haute protection sociale et environnementale. Au contraire, je veux dans la discussion amener les Américains à monter leurs références et leurs normes. L'élection européenne, c'est le moment où jamais pour avoir ce débat.
Je veux mettre ma conviction politique au service des intérêts de la France, au service des intérêts de l'Union européenne, et ce n'est pas parce qu'il y a un désamour indéniable avec l'Europe de la part des citoyens, qu’il faut renoncer à donner envie d'être européen.
Yannick Jadot. Cette négociation tombe extrêmement mal. En plus des risques que j'évoquais, il faut à mon avis retrouver de la souveraineté à l’échelle européenne. Quand la France essaie seule vis-à-vis d'un patron d’un groupe international comme M. Mittal, c'est compliqué, et elle joue la concurrence entre les États. Sur la question du dumping, du photovoltaïque chinois ou sur la Russie et Gazprom, l'Europe s'est divisée, y compris publiquement.
Les citoyens européens ont besoin, à mon avis, que l'Europe reconstruise de la souveraineté en matière industrielle et en matière économique. Pour faire face à la mondialisation, il faut construire et approfondir un bloc européen pour défendre un modèle européen.
Ce que je trouve terrible dans cette négociation, c'est que l'Europe, parce qu'elle n'a pas l'histoire des États-Unis, n'a pas de politique industrielle et peine à construire une politique économique commune. N'ayant pas achevé ces étapes-là, elle se met en situation difficile par rapport à un modèle beaucoup plus fort qu’elle de ce point de vue. Aujourd'hui les citoyens européens attendent que l'Europe les protège et je considère que cet accord-là conduit à l'harmonisation par le bas des normes…
Nicole Bricq. Il n'y a pas d'harmonisation par le bas.
Yannick Jadot. C'est mon point de vue. Je considère aussi qu'il y a là une faute politique terrible, et je sais que vous en convenez : cette opacité des négociations renforce terriblement l'idée que l'Europe n'est pas une Europe des citoyens, mais d'abord l'Europe des firmes nationales, qui négocient avec les États-Unis des firmes multinationales, contre les citoyens des deux côtés de l'Atlantique.
Mais, Yannick Jadot, les écologistes font partie d'un mouvement, EELV, qui compte deux ministres en France. Est-ce que cela veut dire que le TTIP n'est pas un désaccord suffisant à vos yeux, justifiant un départ du gouvernement?
Yannick Jadot. C'est un désaccord fort. Je vous rappelle que le PS lui-même (l’an dernier, ndlr) s'est exprimé contre cet accord. Mes collègues socialistes français au parlement européen, pour une partie d'entre eux, votent plutôt avec nous qu'avec le reste des sociaux-démocrates. Prenez aussi les principaux collaborateurs de Pascal Lamy, quand il était à la commission, qui contestent cette approche qu'ils considèrent comme une sorte d'OTAN de l'économie. La négociation est lancée, on se battra pendant toute cette négociation, pour que cet accord tel qu'il se construit n'aboutisse pas.
Nicole Bricq. Je ne préjuge pas du résultat des négociations. Je sais qu'in fine, c'est la démocratie qui aura le dernier mot. Je partage avec vous l'idée qu'il vaudrait mieux avoir une politique économique, ne serait-ce qu'au sein de la zone euro. Si on avait une politique industrielle européenne, on serait complètement contents. Mais bon, qu'est-ce que vous voulez ? On ne l'a pas aujourd’hui.
Mais regardons cette négociation avec les yeux ouverts, avec lucidité, protégeons-nous, et au terme du processus, ce sont les États-membres et le parlement, qui voteront. C'est vraiment la démocratie qui aura le dernier mot.
BOITE NOIRELe débat entre Nicole Bricq, ministre du commerce extérieur, et Yannick Jadot, eurodéputé EELV, a eu lieu vendredi 21 mars dans les locaux de Mediapart. Il a duré une heure, et a été filmé. Sa retranscription n'a pas été relue par les deux intervenants.
Le débat a été animé par Lénaïg Bredoux et Ludovic Lamant, Nicolas Serve l'a filmé et a sélectionné les extraits vidéo.
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