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Affaire Tapie : la Cour d’injustice de la République

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S’il faut une preuve nouvelle de l’impérieuse nécessité de supprimer la juridiction d’exception qu’est la Cour de justice de la République (CJR), il suffit d’examiner le rôle pervers qu’elle joue dans le scandale Tapie. Car dans l’instruction de cette affaire, on décèle tous les vices de cette institution, qui a réservé à l’ex-ministre des finances, Christine Lagarde, un statut judiciaire privilégié par rapport à son ex-directeur de cabinet, Stéphane Richard, et qui a conduit ses auditions avec un manque de professionnalisme qui tranche avec la rigueur dont a fait preuve la Brigade financière.

Ce rôle est tellement pernicieux qu’on en devine la prochaine conséquence : alors que de très nombreuses irrégularités sont imputables à l’actuelle patronne du Fonds monétaire international (FMI), elle va profiter d’un traitement judiciaire de faveur. À petits pas, la CJR se dirige en effet maintenant vers un non-lieu à son profit, tandis que de nombreuses autres personnalités impliquées dans le même scandale, certaines d’entre elles pour des irrégularités sans doute très voisines, risquent fort d’être renvoyées un jour devant un tribunal correctionnel pour y être jugées. En clair, l’affaire Tapie est la caricature des tares de la CJR : devant elle, les anciens ministres ne sont pas des justiciables comme les autres mais bénéficient de passe-droits, indignes d’un État de droit. En résumé, l’affaire Tapie révèle, mieux que toutes autres, ce qu’est cette juridiction : la Cour d’injustice de la République.

On devine en effet qu’au lendemain de la confrontation que la CJR a organisée, mercredi 19 mars, entre Christine Lagarde, l’actuelle patronne du FMI, et son ancien bras droit à Bercy, Stéphane Richard, l’actuel patron d’Orange, cette juridiction se prépare, à plus ou moins long terme, à rendre un non-lieu au profit de l’ex-ministre des finances. C’est l’indication que nous avons recueillie de plusieurs très bonnes sources. Et plusieurs indices viennent confirmer cette hypothèse. D’abord, selon nos informations, aucun nouvel acte de procédure n’est envisagé par la commission d’instruction de la CJR. C’est donc au vu des pièces déjà assemblées que les magistrats décideront soit de renvoyer Christine Lagarde devant la CJR, pour être jugée par elle, soit de lui faire profiter d’un non-lieu. Or, depuis la première audition de Christine Lagarde, réalisée les 22 et 23 mai derniers, à l’issue de laquelle elle a été placée sous le statut de témoin assistée, la CJR n’a pas souhaité modifier ce statut. Ni lors de la seconde audition, qui est intervenue à la fin du mois de janvier, ni à l’issue de la confrontation avec Stéphane Richard, les juges n’ont estimé qu’ils disposaient de nouveaux éléments graves et concordants pour la mettre en examen. Ce qui corrobore donc nos informations : la CJR est en passe de clore le dossier Lagarde.

Si cette hypothèse est la bonne, le moment est donc venu de tirer un premier enseignement des investigations conduites sous la tutelle de cette juridiction et de les comparer à celles qui ont été conduites, en parallèle, dans le cadre de l’information judiciaire ouverte en septembre 2012, dans le volet non ministériel de la même affaire. Ou si l’on préfère, le moment est venu de comparer le sort judiciaire qui a été réservé à Christine Lagarde et celui qui a été réservé à Stéphane Richard.

Stéphane Richard et Christine Lagarde.Stéphane Richard et Christine Lagarde. © Reuters

Pour bien comprendre l’importance de la comparaison entre les deux procédures distinctes, dans le cadre d’une seule et même affaire, il faut d’abord avoir à l’esprit que la justice, au vu des pièces amassées, pouvait nourrir des soupçons voisins à l’encontre de l’ex-ministre et de son ex-directeur de cabinet. Car l’un et l’autre se sont fortement impliqués dans cet arbitrage, qui a vraisemblablement été frauduleux. C’est le cas, naturellement, de Stéphane Richard, qui durant toute cette période n’est pas seulement un directeur de cabinet ordinaire : c’est aussi un ami proche de Nicolas Sarkozy ; c’est son œil à l’intérieur du ministère des finances, d’abord à l’époque de Jean-Louis Borloo ; puis à l’époque de Christine Lagarde. Stéphane Richard est aussi l’un de ceux qui participent à cette stupéfiante réunion interministérielle à l’Élysée, le 30 juillet 2007, réunion organisée par Claude Guéant en présence de plusieurs collaborateurs de Nicolas Sarkozy et de… Bernard Tapie lui-même, pour lancer l’arbitrage, sur lequel pèse à l'époque un soupçon d’illégalité.

Mais quand les investigations judiciaires commencent, on sait aussi que de très nombreux soupçons d’irrégularités pèsent sur Christine Lagarde, notamment depuis la révélation, en mai 2011, par Mediapart du rapport de la Cour des comptes. C’est en effet la ministre des finances elle-même qui a signé les instructions écrites aux hauts fonctionnaires concernés, à l’automne 2007, pour lancer l’arbitrage, alors que son administration, et tout particulièrement l’Agence des participations de l’État (APE) lui décommandait vivement d’accepter l’arbitrage. Et elle a signé ces instructions – comme lui en fera ultérieurement le reproche la Cour des comptes – sans même saisir le Conseil d’État pour s’assurer de la légalité de la procédure.

C’est encore elle, à la fin du mois de juillet 2008, qui a signé de nouvelles instructions aux mêmes hauts fonctionnaires pour leur demander de voter en défaveur d’un recours contre la sentence favorable à Bernard Tapie. Et à l’époque, elle a publiquement menti, puisqu’elle a fait savoir par voie de communiqué de presse que les avocats consultés par l’État estimaient qu’un recours avait peu de chance de prospérer. Or, à l’époque, Mediapart avait révélé que deux des quatre avocats consultés par l'État disaient strictement le contraire.

Et puis, il y a l’ultime incident, peut-être encore plus révélateur que les précédents. Apprenant, à l’automne 2008, que l’un des arbitres avait manqué à ses obligations de révélations étendues et n’avait pas affiché les arbitrages auxquels il avait procédé dans le passé avec Me Maurice Lantourne, l’avocat de Bernard Tapie, Christine Lagarde avait une nouvelle occasion, la dernière, de défendre les intérêts de l’État. Ce manquement constituait en effet un motif d’annulation de l’arbitrage, ce qui aurait permis à Christine Lagarde de récupérer les 405 millions d'euros empochés par Bernard Tapie. Or, non seulement Christine Lagarde ne l’a pas fait jouer, mais de plus, elle a caché au parlement que ce motif d’annulation avait été découvert.

Ce sont donc des suspicions très lourdes qui pèsent, très tôt, sur Christine Lagarde. C’est la raison pour laquelle je l’ai interpellée, précisément sur ces points, quand elle a présenté sa candidature au FMI, le 22 mai 2011, comme le montre la vidéo ci-dessous :

Ce sont aussi toutes ces irrégularités que j’avais rappelées lors d’un « live » de Mediapart, le 25 janvier 2013.

C’est dire que, lorsque la justice se met enfin en branle pour percer les mystères du scandale Tapie, il n’aurait pas dû y avoir de véritables raisons pour que le sort judiciaire de Christine Lagarde soit différent de celui de Stéphane Richard. Tout au contraire, la justice, la vraie, aurait exigé que les deux justiciables soient strictement traités sur un pied d’égalité.

Or cela n’a pas été le cas. Et c’est pour cela que l’affaire Tapie est le meilleur révélateur du scandale que constitue cette juridiction d’exception. Car, par principe, il est démocratiquement scandaleux que des justiciables, au seul motif qu’ils ont été ministres, ne relèvent pas des juridictions de droit commun. Mais quand dans une seule et même affaire, deux justiciables relèvent de deux procédures distinctes, l’injustice devient alors encore plus criante. D’autant plus criante qu’ils se rejettent en partie mutuellement les responsabilités des irrégularités qui auraient pu être commises.

Si la CJR n’avait pas existé, il est en effet assez probable que Christine Lagarde aurait été prise exactement dans les mêmes turbulences que Stéphane Richard. Comme lui, elle aurait été placée en garde à vue, pendant au moins 48 heures. Comme lui, elle aurait été interrogée poliment, mais sans concession, par les policiers de la Brigade financière. Et comme lui, sans doute aurait-elle été mise en examen, sinon pour « escroquerie en bande organisée », du moins pour « abus de pouvoir ».

Or tout cela lui a été évité, sans qu’aucune raison véritable ne le justifie. Le plus aimablement du monde, elle a été conviée par les magistrats de la CJR, sans, naturellement, être placée en garde à vue. Et, comme dans un salon mondain, elle a devisé avec les magistrats, beaucoup plus qu’elle n’a été interrogée et encore moins bousculée.

Arrêtons-nous juste un instant sur cette différence de traitement : pourquoi Stéphane Richard a-t-il été placé en garde à vue et pourquoi Christine Lagarde ne l’a-t-elle pas été ? Y aurait-il eu, en amont de la procédure, des soupçons plus lourds sur l’un que sur l’autre ? Nenni ! Comme on vient de le voir, tous les deux ont joué un rôle fort dans l’arbitrage, et le principal travail de la justice était précisément d’établir la part de responsabilité de l’un et de l’autre.

Pour quiconque a pu lire les auditions qui ont été conduites, d’une part par la Brigade financière dans le cadre de l’information judiciaire confiée aux trois juges d’instruction, et de l’autre par les magistrats de la commission d’instruction de la CJR, il y a aussi une autre différence majeure, qui saute aux yeux : les premières auditions ont été conduites de manière hautement professionnelle et rigoureuse par des policiers connaissant les moindres détails de la procédure et capables de comprendre quand on leur mentait ; tandis que les auditions de Christine Lagarde, conduites par la CJR, se sont apparentées à d’aimables conversations dans un salon mondain.

À titre d’illustration, pour toutes les auditions que nous avons pu consulter, nous avons pu constater que les policiers de la Brigade financière ont fréquemment fait savoir à certaines des personnes qu’ils interrogeaient qu’ils n’étaient pas dupes des contrevérités que celles-ci proféraient et leur ont souvent signifié que leurs mensonges seraient consignés dans le procès-verbal. Cette rigueur, Pierre Estoup, l’arbitre qui a été mis en examen pour « escroquerie en bande organisée », en a fait l’expérience : lors de son audition, il a précisément été plusieurs fois consigné que le gardé à vue prenait des libertés avec les faits. Quand les policiers ont entendu François Pérol, l’actuel patron de BPCE, le 20 juin 2013, lui-même l’a appris à ses dépens.

Au début, l’entretien est très courtois. Benoîtement, la capitaine de police demande à l’ancien collaborateur de Nicolas Sarkozy combien de fois il a reçu Bernard Tapie dans son bureau, du temps où il était secrétaire général adjoint de l’Élysée, c’est-à-dire de mai 2007 à janvier 2009. Pensant sans doute que son interlocutrice n’en sait rien, François Pérol risque une réponse : « Je me souviens d'une visite en septembre 2008. Cette visite avait été involontairement médiatisée. Un journaliste présent ce jour-là à l'Élysée ayant vu M. Tapie devant mon bureau, ce que j'avais d'ailleurs bien volontiers confirmé à la presse, mais en “off”, considérant que je n'avais pas à commenter officiellement mon emploi du temps. Il y a peut-être eu d'autres visites, une ou deux, mais je ne saurais vous le dire avec plus de précision. »

Toujours benoîtement, la policière ne réplique pas et laisse donc François Pérol raconter par le menu ces « une ou deux visites ». Mais une fois que son visiteur s’est longuement enferré de lui-même dans son récit, la policière le déstabilise soudainement en brandissant devant lui une pièce à laquelle il ne s’attendait visiblement pas : « Nous vous présentons un relevé des rendez-vous de M. Tapie avec vous, tels qu’ils ont été relevés à partir des copies des registres de l’Élysée fournis sur réquisitions des magistrats en charge de l’instruction. Ce relevé montre que vous auriez reçu M. Tapie 7 fois à l’Élysée entre le 13/06/2007 et le 25/02/2009. Vous avez tout à l’heure déclaré avoir reçu M. Tapie seulement une ou deux fois. Qu’en est-il ? » Alors, d’un seul coup, les réponses de François Pérol se font plus hésitantes : « Cela me semble beaucoup par rapport à mon souvenir… », bredouille-t-il.

Ce n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres. Car toutes les auditions conduites par des policiers, sous la houlette de juges d’instruction indépendant, donnent la même impression : celle d’une instruction judiciaire équitable, mais formidablement efficace et méthodique.

Or, par contraste, les auditions de Christine Lagarde se sont apparentées à de véritables pitreries mondaines. Et l’ancienne ministre des finances a pu tenir devant les magistrats de pieux mensonges sans qu’aucun d’entre eux ne le relèvent ou ne le fassent observer à la patronne du FMI. Ces mensonges, je les ai relevés dès le 9 juillet 2013, soit peu de temps après la première audition, dans un article intitulé Christine Lagarde a menti devant la CJR.

Face aux magistrats, Christine Lagarde répète ainsi, lors de sa première audition, en mai 2013, à de nombreuses reprises qu’elle n’a le plus souvent pas lu ou pas eu connaissance des notes que l’Agence des participations de l’État lui a adressées, la mettant en garde d’abord contre l’arbitrage, attirant ensuite son attention sur les possibilités d’un recours contre la sentence. « Je précise, sur votre demande, que j'ai découvert, a posteriori, un certain nombre de notes de l'APE qui n'ont pas été portées à ma connaissance, ou que je n'ai pas eues à l'époque », dit-elle ainsi une première fois.

Les magistrats de la CJR insistent et font observer à Christine Lagarde que le patron de l’époque, Bruno Bézard (aujourd’hui directeur général des finances publiques), avait écrit une note, en date du 9 janvier 2007, fondant la doctrine de son administration et faisant valoir que l’État était judiciairement en position favorable face à Bernard Tapie, après l’arrêt de la Cour de cassation. Réponse de Christine Lagarde, toujours la même : « Je n’ai pas eu connaissance, au moment où j’ai pris mes fonctions, de la note du 9 janvier 2007 de l’APE. »

Les magistrats insistent et font valoir à l’ex-ministre qu’elle a reçu une note du même Bruno Bézard, en date du 1er août 2007, dans laquelle celui-ci la met solennellement en garde : « Je ne peux donc que déconseiller au ministre la voie d'un arbitrage qui n'est justifiée ni du point de vue de l'État ni du point de vue du CDR. » Pourquoi la ministre n’écoute-t-elle pas le patron du service de l’État qui connaît le mieux le dossier ? Christine Lagarde n’en démord pas : « Comme je l'ai indiqué précédemment, je n'ai pas eu connaissance de cette note à l'époque où elle a été établie. Je ne peux donc pas répondre à cette question. »

En clair, l’ex-ministre des finances aurait-elle pu ne lire aucune des notes de mise en garde de la principale de ses administrations et alors qu’il s’agit d’un dossier qui alimente de violentes controverses publiques ? L’ennui pour Christine Lagarde, même si les magistrats de la CJR ne le lui ont pas fait observer, c’est qu’elle n’a pas toujours joué ce rôle d’incapable ou d’irresponsable.

À l’occasion de son audition sur l’affaire Tapie, le 23 septembre 2008, devant la commission des finances de l'Assemblée nationale (on peut la consulter ici), Christine Lagarde a, au contraire, fait comprendre que les notes de l’APE n’avaient aucun secret pour elle : « L’Agence des participations de l’État est régulièrement consultée sur ce type de dossiers », a-t-elle fait valoir, avant d’ajouter : « Elle m’a remis des notes tout au long de cette affaire. Il s’agissait en général d’analyses pertinentes, souvent conservatrices dans l’appréciation du bien-fondé de telle ou telle démarche ; en particulier, elle s’est livrée à une exégèse des consultations juridiques qui ont pu être rendues. J’ai pris connaissance de ses recommandations avec intérêt et les ai comparées avec les autres avis qui m’ont été rendus. »

Dans un cas, Christine Lagarde n’a pas eu connaissance des notes de l’APE, ou seulement a posteriori ; dans l’autre, elle a « pris connaissance de ses recommandations avec intérêt ». Soudainement, l’ex-ministre manifeste sa capacité de mentir, même si l’on ne sait pas si c’est aux députés qu’elle n’a pas dit la vérité ou aux magistrats de la CJR.

Cette capacité de mensonge, on en découvre d’ailleurs une autre illustration un peu plus tard, dans le cours de l’audition. Car les magistrats s’arrêtent ensuite à une lettre que Christine Lagarde a adressée, le 23 octobre 2007, au président de l’Établissement public de financement et de restructuration (EPFR – l’établissement public qui contrôle le CDR à 100 %). Cette lettre est d’une très grande importance, car jusque-là, le CDR espérait obtenir un accord écrit du Crédit lyonnais pour le dédommager à hauteur de 12 millions d’euros, du fait d’une clause liée au passé. Et cet engagement, le Crédit lyonnais refusait de le donner, et de ce fait cela bloquait le lancement de l’arbitrage. Dans cette lettre, Christine Lagarde donnait donc de nouvelles instructions, au terme desquelles l’obtention de cette garantie n’était plus un préalable au lancement de l’arbitrage. Cette lettre a ainsi constitué le feu vert définitif de la ministre à l’arbitrage.

Or, cette lettre, Christine Lagarde a refusé d’en assumer la responsabilité devant les magistrats, suggérant que Stéphane Richard avait usé à son insu de sa « griffe », autrement dénommée dans le langage gouvernemental « machine à signer » : « La lettre que vous venez de me rappeler me pose un réel problème », a-t-elle dit, avant de poursuivre : « Je ne pense pas que j'aurais signé un courrier de cette nature si j'avais été mise en mesure de le relire. J'ajoute que c'est un courrier qui n'est manifestement pas rédigé par l'APE et qu'il l'a été probablement en mon absence de Paris, dans la mesure où sa date correspond à la période de l'assemblée générale du FMI à laquelle je participais en tant que ministre. Je m'engage, à cet égard, à rechercher et à vous transmettre un document pouvant confirmer mes dires. Je constate, en outre, que cette lettre du 23 octobre 2007 comporte une signature résultant de l'utilisation de la “griffe”. Sur votre demande, je précise que la griffe ne pouvait être utilisée qu'avec les accords préalables du chef de cabinet ou son adjoint, d'une part, et du directeur de cabinet, d'autre part. »

Plusieurs journaux se sont faits l’écho de cette déclaration en faisant valoir que Christine Lagarde avait sans doute été bernée par Stéphane Richard et le patron de l’époque du CDR, Jean-François Rocchi. Cette interprétation est toutefois fragile parce qu’en vérité, il n’est pas difficile d’établir que les propos de l’ex-ministre des finances ne sont pas fiables.

Il n’est en effet pas difficile de vérifier – mais les magistrats de la CJR ne l’ont pas relevé – que ce mardi 23 octobre 2007, Christine Lagarde n’est pas à Washington pour l’assemblée générale du FMI, mais bel et bien à Paris. On peut d’ailleurs sans grand mal reconstituer son emploi du temps, puisqu’elle s’est livrée à des activités publiques dont la presse s’est faite l’écho. Le matin, elle a ainsi été parler du pouvoir d’achat au micro de France Inter : « Nous, les Français, faisons figure d'élèves modèles en matière d'inflation », a-t-elle ainsi déclaré, selon le site internet du Journal du dimanche. Puis, peu après, comme L’Express.fr l’avait relaté, elle a présidé la Conférence sur l’emploi et le pouvoir d’achat organisée à Bercy. Et comme en témoigne le communiqué de presse ci-contre, Christine Lagarde a même participé à 12 heures à une conférence de presse sur le même sujet au ministère des finances, en compagnie de deux autres ministres.

Sur la date, Christine Lagarde induit donc les magistrats en erreur. Mais sur le fond, sa réponse laisse également pantois, car ce même 23 septembre 2008, lors de son audition devant la commission des finances de l’Assemblée nationale (la revoici), Christine Lagarde évoque cette lettre d’instruction et en assume… la paternité ! « Je confirme bien volontiers avoir donné des instructions [aux dirigeants de l’EPFR] pour qu’ils soutiennent la décision du CDR d’aller en arbitrage. Je ne m’en suis jamais cachée et j’assume la responsabilité des instructions écrites que j’ai données à cette occasion, sous forme d’abord d’une annotation, puis d’une confirmation d’interprétation concernant le sort particulier réservé à une somme de 12 millions d’euros dans le cadre des relations avec le Crédit lyonnais. Ce document est à votre disposition. »

Encore une fois, Christine Lagarde a menti : soit devant les députés ; soit devant les magistrats de la CJR.

Et puis, quand on étudie de près les réponses de l’ex-ministre des finances, on comprend surtout qu’en réalité, elle n’a pas été dupe de machinations qui auraient pu être ourdies dans son dos ou qu’elle aurait pu être assez inconséquente pour ne pas lire les notes d’alerte de l’APE. Non ! Il transparaît très clairement qu’elle a appuyé l’arbitrage, jusque dans ses dispositions les plus scandaleuses, celles notamment qui avaient trait à l’indemnisation de Bernard Tapie au titre du préjudice moral.

Dans les instructions qu’elle donne, le 10 octobre 2007, aux hauts fonctionnaires qui siègent au sein de l’EPFR, Christine Lagarde écrit en effet notamment ceci : « Cet arbitrage serait conduit sur la base du droit, et dans le respect des décisions de justice revêtues de l'autorité de la chose jugée, sous l'égide d'un tribunal arbitral composé de trois personnalités incontestables, MM. Pierre Mazeaud, Jean-Denis Bredin et Pierre Estoup. ll porterait sur l'ensemble des contentieux opposant aujourd'hui les parties, dans la limite permise par la loi, contentieux dont les parties se désisteraient simultanément. Il s'accompagnerait par ailleurs d'une révision à la baisse des demandes de la partie adverse, qui seraient plafonnées à 295 millions d'euros (majorés des intérêts au taux légal depuis 1994) pour les liquidateurs des sociétés de l'ancien groupe Tapie et à 50 millions d'euros pour les liquidateurs des époux Tapie. »

En clair, Christine Lagarde accepte dans ses instructions des plafonds éventuels d’indemnisation exorbitants et même un plafond gigantesque pour le préjudice moral, même si elle n’emploie pas explicitement la formule. Mais là encore, elle en rejette la responsabilité sur d’autres qu’elle-même : « La manière dont ce chiffrage m'a été présenté n'a pas attiré mon attention alors qu'elle aurait certainement été attirée si ces mêmes 50 millions d'euros avaient été présentés comme correspondant à la réparation du préjudice moral. »

En clair, l’ex-ministre des finances fait mine de dire qu’elle n’était pas capable de comprendre par elle-même que ces plafonds outrepassaient radicalement les décisions de justice antérieures et qu’ils préparaient le terrain à une indemnité pour préjudice moral absolument sans précédent en France. Argument stupéfiant ! Christine Lagarde signe une lettre qui engage lourdement les finances publiques et elle prétend ensuite, devant les magistrats, qu’elle n’a pas compris sur le moment la portée de ce qu’elle a elle-même signé.

Au fil de l’audition, on en vient donc à se demander quel est le rôle qu’a vraiment joué dans toute cette affaire Christine Lagarde, qui s’applique désormais à convaincre, mais sans emporter la conviction, qu’elle a été bernée ou qu'elle était une ministre des finances potiche. D’autant qu’il y a un ultime secret qui a été mis au jour par une perquisition de la Brigade financière. Dans l’ordinateur de l’avocat de Bernard Tapie, Me Maurice Lantourne, la police a en effet saisi une note qui porte le titre « Lagarde » et qui est datée du 20 septembre 2008, soit trois jours avant l’audition de la ministre des finances devant la commission des finances de l’Assemblée nationale que nous avons évoquée à plusieurs reprises plus haut.

Lors de son audition, le 28 mai 2013, par la Brigade financière, l’avocat a été interrogé sur cette note. Niant que ce document ait été transmis à la ministre, Me Lantourne a juste avancé cet argument : « Ce document reprend l'argumentation que j'aurais développée devant la commission des finances si j'avais été madame Lagarde. » « À tel point que dans la note vous écrivez au féminin ? » a demandé le policier, non sans humour. Réponse de Me Lantourne : « Si j’avais voulu établir une note à l'attention de Madame Lagarde, je ne l'aurais pas rédigée ainsi. S'agissant d'un ministre de l'économie et des finances que je n'ai jamais rencontré personnellement et que je ne connaissais pas, j'aurais adopté un ton beaucoup plus neutre en développant les arguments. L'utilisation du féminin ne peut nullement signifier que je lui ai adressé cette note, bien au contraire. »

Auparavant, Christine Lagarde a donc elle-même été interrogée sur cette note par les magistrats de la CJR. Ceux-ci lui ont fait observer qu’il y avait de curieuses similitudes entre cette note et ses propres propos devant les députés : « On peut rapprocher les termes de cette note de ceux de votre déclaration sur les points suivants : la légalité du recours à l'arbitrage (trois premiers paragraphes de la note Lantourne et page 220 du rapport de la commission des finances) ; l'opportunité d'entrer en arbitrage (page 2 de la note Lantourne et page 231 du rapport) ; les délais, la complexité, le coût de la procédure. Ce document et son contenu pourraient conduire à penser que l'avocat de la partie adverse aurait participé à la préparation de votre argumentation devant l'Assemblée nationale. »

Réponse de Christine Lagarde : « J'ai été stupéfaite lorsque j'ai découvert l'existence de ce document dans le dossier. Je n'ai jamais eu recours personnellement à un avocat à l'exception de mon ami François Meunier pour préparer mes interventions. Je disposais à cette fin d'un cabinet et d'une administration qui étaient largement en mesure de répondre à mes demandes. Il me paraît totalement aberrant qu'un tel document ait pu être élaboré par l'avocat de Bernard Tapie. Vous me demandez si j'exclus que ce document ait pu être préparé à l'intention de l'un de mes collaborateurs. Je n'en ai aucune idée mais cela me paraît totalement inconcevable. »

Et tous ces mensonges ou ses approximations sont restées sans suite. La Cour de justice ne les a pas relevés. Et lors de sa seconde audition, à la fin janvier 2014, Christine Lagarde a pu rectifier certaines de ses déclarations initiales, sans que les magistrats ne s’offusquent que l’ex-ministre les aient induit en erreur la première fois. Face à l’évidence – et aux révélations de Mediapart –, Christine Lagarde a ainsi dû admettre qu’elle était bel et bien à Paris le 23 octobre 2007.

Ainsi va la Cour de justice de la République ! Juridiction d’exception, elle accorde un régime de faveur à ceux qui lui rendent des comptes – c’est scandaleusement sa raison d’être. Sauf que, dans le cas présent, cela saute aux yeux, car on a la confirmation chaque jour que le sort judiciaire de Stéphane Richard n’a rien de commun avec celui de Christine Lagarde. L’un risque d’avoir des comptes à rendre devant un tribunal correctionnel – sans parler de la Cour de discipline budgétaire et financière – , tandis que l’autre va vraisemblablement s'en tirer à bon compte.

L’affaire Tapie a donc un effet de miroir : on y lit les vices de cette juridiction d’exception ; mais on y lit tout autant la couardise de François Hollande. Car voilà belle lurette que le déferlement des affaires – le scandale Tapie et l’avalanche des autres scandales que l’on a connue depuis – aurait pu le convaincre de l’urgence d’une refondation de la justice. Avec à la clef une suppression de la Cour de justice de la République ou encore la rupture du cordon entre l’exécutif et le parquet, de sorte que celui-ci devienne enfin indépendant.

Or, les dignitaires socialistes n’ont rien fait de tout cela. Dans le climat glauque des affaires qui a submergé la France, ils avaient mille raisons de faire preuve enfin d’un peu de courage, et d’engager une refondation de notre démocratie, en même temps que de notre justice. Or, ce courage, ils ne l’ont pas même eu, avançant comme prétexte qu'il n'y a pas de majorité au Congrès pour voter une réforme constitutionnelle. C’est la vraie raison pour laquelle Christine Lagarde a sans doute de bonnes chances désormais de passer entre les mailles des filets de la justice…

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