Comment traiter le cas Gilbert Azibert, ce haut magistrat soupçonné d’être intervenu auprès de plusieurs de ses collègues de la Cour de cassation pour défendre les intérêts de Nicolas Sarkozy dans une procédure en cours ? Jusqu’ici, ni la ministre de la justice, Christiane Taubira, ni le procureur général près la Cour de cassation, Jean-Claude Marin, n’ont fait connaître leurs intentions. Or Gilbert Azibert, actuellement premier avocat général près la Cour de cassation, risque une mise en examen pour « trafic d’influence et violation du secret professionnel », depuis l’ouverture d’une information judiciaire, le 26 février, par le procureur financier Éliane Houlette.
Il ne s'agissait pas là d'une opération d'espionnage ou de basse police. Selon des sources proches du dossier, cette ouverture d’information judiciaire s’est faite en concertation avec le supérieur hiérarchique d’Éliane Houlette, le procureur général François Falletti, un homme qu'on ne peut soupçonner de rouler pour le pouvoir actuel, et cela au vu d’écoutes téléphoniques judiciaires de Nicolas Sarkozy qui sont qualifiées d’accablantes par ces mêmes sources. Ce sont maintenant deux juges d’instruction indépendantes, Patricia Simon et Claire Thépaut, qui sont chargées du dossier.
Elles devraient procéder prochainement à l’audition de la dizaine de conseillers ayant traité l’affaire des agendas de Nicolas Sarkozy à la chambre criminelle, et dont plusieurs auraient été approchés par Gilbert Azibert, ainsi que l’avocat général Claude Mathon, lui aussi approché selon les écoutes judiciaires.
La mise en cause implicite de Gilbert Azibert est d’ores et déjà très grave pour l’image de la justice. Quant à sa mise en examen, probable, elle constituerait à coup sûr un événement sans précédent et lourd de sens, s’agissant d’un des plus hauts magistrats de France. Mais comment ne pas crever l'abcès, se demande le monde judiciaire ?
Premier avocat général à la Cour de cassation, Gilbert Azibert, 67 ans, est en poste à la 2e chambre civile de la juridiction suprême. Selon des sources informées, il se reposerait depuis plusieurs jours dans une clinique, après avoir tenté de mettre fin à ses jours dans son domicile bordelais, le 10 mars, quand l’affaire a éclaté.
Selon la version fournie à l’AFP, il avait été hospitalisé ce jour-là au CHU de Bordeaux « à la suite d’une chute » ayant nécessité l’intervention des pompiers à son domicile. Une source de l'entourage de campagne d'Alain Juppé, sur la liste duquel figure le fils du magistrat, avait confirmé que Gilbert Azibert avait fait une simple chute et s'était vu appliquer des points de suture. Quoi qu’il en soit, la question de son remplacement à la 2e chambre civile, comme celle de son sort de justiciable, restent ouvertes.
Après des perquisitions inédites en ces lieux, le 4 mars, la Cour de cassation est aujourd'hui pétrifiée, comme l'était le Vatican après l’arrestation du majordome du pape, voici deux ans. Le lourd parfum du scandale est là. Habituellement, l’ambiance est déjà des plus feutrées, dans les locaux historiques du quai de l’Horloge, sur l’île de la Cité, où l'on ne foule qu’avec précaution d’épais tapis sur un parquet bien ciré, l’œil sans cesse attiré par les dorures, boiseries, tapisseries anciennes et tableaux austères. Le fracas du monde et l’actualité ne s’invitent que rarement dans ces murs. Le grand événement de cette semaine, à la Cour de cassation, ce devait être l’affaire Jeanne d’Arc, ce jeudi, lors d’un colloque prestigieux sur les « procès politiques dans l'Histoire »...
« Ces derniers jours, l’ambiance est très particulière, un peu oppressante. On entendrait presque une mouche voler », rapporte un homme du sérail. « Vous savez, on évite d’en parler entre nous », glisse-t-il, sans même nommer l’affaire. Que faire ? En théorie, le procureur général de la Cour de cassation, Jean-Claude Marin, peut décider de changer Gilbert Azibert d’affectation, et nommer un autre magistrat à la 2e chambre civile. Mais il paraît aussi difficile de trancher que de rester inerte, au sein de cette vénérable institution. En tout cas, préviennent plusieurs juristes, Jean-Claude Marin n'a pas le pouvoir de déclencher des poursuites disciplinaires, étant lui-même président de la formation "parquet" du Conseil supérieur de la magistrature.
De son côté, la garde des Sceaux a plusieurs possibilités. Elle peut soit demander à l’Inspection générale des services judiciaire (IGSJ) un rapport sur cette affaire, soit saisir directement le CSM de poursuites disciplinaires visant Gilbert Azibert, ou encore lancer en urgence une procédure d’interdiction temporaire d’exercice contre ce magistrat, qui passerait également par le filtre du CSM.
« Chacun, chez les magistrats, vit cette affaire de façon intime et assez douloureuse », confie Christophe Régnard, le président de l’Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire). « Pas une seule voix ne s’est élevée, dans la magistrature que l'on dit souvent corporatiste, pour soutenir Gilbert Azibert, remarque-t-il. Mais depuis la révélation du contenu des écoutes, tous ceux, chez les avocats notamment, qui dénonçaient un complot des juges et une atteinte fondamentale aux droits de la défense doivent s’en mordre les doigts. »
Lors des perquisitions effectuées à la Cour de cassation et à son domicile, les policiers ont notamment emporté le disque dur de l'ordinateur de Gilbert Azibert, qui contenait différentes pièces de procédure de l'affaire Bettencourt dont il n’avait pas à connaître, selon le Monde. Ils auraient aussi découvert une correspondance assez amicale avec Patrick Ouart, l’ancien conseiller pour la justice de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, dont le rôle équivoque était déjà apparu au grand jour dans l’affaire Bettencourt.
Gilbert Azibert est un magistrat à la carrière très politique. Ayant atteint l’âge de la retraite en 2012, il avait été prolongé à la Cour de cassation par un décret de Nicolas Sarkozy, le 9 mai 2012, c’est-à-dire juste après le second tour de l’élection présidentielle, et avant l’investiture officielle de François Hollande.
Étiqueté clairement à droite, homme de réseaux, Gilbert Azibert a occupé de hautes fonctions sous Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Il a notamment dirigé l’Administration pénitentiaire (de 1996 à 1999), l’École nationale de la magistrature (ENM, de 2002 à 2005), le parquet général de la cour d’appel de Bordeaux (de 2005 à 2008), avant d’être bombardé secrétaire général du ministère de la justice de 2008 à 2010. En lice pour succéder à Jean-Louis Nadal à la tête du parquet général de la Cour de cassation en 2011, il a finalement été supplanté par son grand rival, Jean-Claude Marin.
Dans un passé récent, le Syndicat de la magistrature a dénoncé à plusieurs reprises la gestion autoritaire de Gilbert Azibert à la tête de l’ENM, et certaines de ses décisions controversées comme procureur général de Bordeaux.
Thierry Herzog, « ami de 25 ans » de Gilbert Azibert, n’est pas non plus n’importe qui. C'est un homme qui compte, dans la galaxie Sarkozy. Un intime, un « ami de trente ans » de l’ex-président. Tous deux se sont connus comme jeunes avocats au début des années 1980, et sont restés très proches. Thierry Herzog est devenu le défenseur de l'homme politique Sarkozy, et il l'est resté quand celui-ci est entré à l'Élysée. Le cabinet Herzog a été associé de très près aux différentes plaintes déposées par Nicolas Sarkozy comme ministre de l'intérieur puis comme président de la République, que ce soit dans l'affaire Clearstream, ou encore dans l'épisode de la poupée vaudou ou celui du compte bancaire piraté.
Ancien avocat de voyous, pénaliste chevronné et combatif, défenseur des Tiberi puis conseiller officieux de Jacques Chirac, Thierry Herzog surveille depuis des années les différentes affaires menaçant son ami Sarkozy, et il n’hésite pas à livrer bataille, notamment dans les dossiers Takieddine et Bettencourt. Adhérent revendiqué du RPR puis de l'UMP, l'avocat a été décoré de la Légion d'honneur par le président Sarkozy en 2009.
Au cours de sa longue carrière, Thierry Herzog a eu l’occasion de croiser la route de Gilbert Azibert en plus d’une occasion. Il a notamment, en juin 2001, obtenu de sa part l’annulation d’une partie du volet concernant Xavière Tiberi dans l’affaire des faux électeurs du Ve arrondissement, quand le magistrat présidait la chambre de l'instruction. Quelques mois plus tôt, l’avocat avait déjà joué la procédure avec succès pour obtenir de la cour d'appel l’annulation des poursuites visant l’épouse de Jean Tiberi dans une autre affaire retentissante, celle des salaires de complaisance du conseil général de l’Essonne (avec le fameux « rapport sur la francophonie »).
À l’époque, Gilbert Azibert était le redoutable président de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris (poste qu’il a occupé de 1999 à 2002). Adulé par les avocats pénalistes, autant qu’il était honni par les juges d’instruction, le président Azibert avait annulé plusieurs dossiers d’instruction avec des attendus sévères, en invoquant des erreurs de procédure et des vices de forme, et avait gagné pour cela le surnom d’Annulator.
Aujourd’hui, à la lumière des retranscriptions d'écoutes judiciaires, nombreux sont les avocats et les magistrats à se demander si des affaires que Gilbert Azibert a eues à traiter au cours de sa carrière doivent, dorénavant, être regardées avec suspicion.
Malgré la réaction outrée des nombreux pénalistes après la perquisition chez Thierry Herzog, l’ordre des avocats parisiens risque, lui aussi, de se retrouver dans la tourmente. Selon des sources proches du dossier, l’enquête pour violation du secret de l’instruction vise en effet implicitement le barreau de Paris, comme l’avait indiqué Libération voici quelques jours.
Selon une hypothèse sérieuse des enquêteurs, Thierry Herzog a pu être prévenu de perquisitions à venir et des écoutes judiciaires de Nicolas Sarkozy par un membre de l’ordre. Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog étant avocats, le bâtonnier de Paris est obligatoirement informé des perquisitions chez l'un et de la mise sur écoutes de l'autre. Seul problème : aucun texte ne précise comment le bâtonnier doit être prévenu des écoutes. Autant dire qu’un courrier, un fax ou un mail peut être lu par plusieurs destinataires. L’affaire ne provoque que haussements d’épaules chez le nouveau bâtonnier de Paris, Pierre-Olivier Sur, qui a pris ses fonctions le 1er janvier dernier, et a rejoint le mouvement de soutien à Thierry Herzog, ancien membre du conseil de l’ordre qu’il connaît bien par ailleurs.
En revanche, la contre-attaque médiatique lancée jeudi par Thierry Herzog a fait pschitt. L’avocat de Nicolas Sarkozy avait annoncé dans plusieurs médias l’envoi, la veille, d’un courrier au procureur de Paris François Molins, pour dénoncer une retranscription d’écoutes qui serait « illégale et irrégulière », et lui demander de communiquer sur le dossier « pour faire litière de ces allégations mensongères ». Or selon des informations obtenues par Mediapart, le procureur Molins a aussitôt transmis ce courrier au procureur financier Éliane Houlette, et celle-ci a répondu jeudi par une fin de non-recevoir à Thierry Herzog.
Qu'importe, c'est Nicolas Sarkozy en personne qui a pris le relais du vacarme médiatique, avec une tribune aux accents berlusconiens publiée ce vendredi dans le Figaro (et mise en ligne jeudi soir). L'ancien chef de l’État, menacé par plusieurs affaires judiciaires, s'en prend vivement aux juges d'instruction du dossier libyen et à ceux de l'affaire de la Cour de cassation, comme l'avait fait son ami Thierry Herzog quelques jours plus tôt dans Nice-Matin.
Prétendant avoir appris dans la presse qu'il avait été placé sur écoute, alors même qu'il avait été prévenu par son avocat, et utilisait un téléphone acheté par Thierry Herzog sous la fausse identité de Paul Bismuth, Nicolas Sarkozy s'érige en victime improbable d'un hypothétique complot des juges. L'ancien champion de la « tolérance zéro » pour les délinquants, celui qui voulait accrocher Dominique de Villepin à un « croc de boucher », compare aujourd'hui les écoutes judiciaires qui l'ont confondu aux méthodes d'espionnage de la Stasi, et il décrit son pays comme une dictature. Il fallait oser.
Dans un communiqué diffusé jeudi soir, la ministre de la justice Christiane Taubira rappelle que « dans un État de droit, la mise en œuvre de la loi prévoyant les interceptions judiciaires par des juges indépendants ne peut pas être comparée aux pratiques à l’œuvre dans des régimes autoritaires ou totalitaires ». La garde des Sceaux le dit, elle « n’entend pas accepter cette injure à l’égard des citoyens français et des juges ainsi que cette attaque envers les institutions de la République ».
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