Il y a tout juste un an, le 19 mars 2013, François Hollande était contraint de se débarrasser de Jérôme Cahuzac, après quatre mois de mobilisation du gouvernement et de l’appareil d’État pour tenter de sauver le ministre de la fraude comme du mensonge fait à la République et aux Français. On sait la suite : une loi dite de moralisation de la vie politique, adoptée à l’hiver 2013 et dont nous avons à de multiples reprises souligné les insuffisances. Des déclarations de patrimoine des élus qui ne pourront pas être publiées ; des situations de conflits d’intérêts toujours tolérées ; des instances de contrôles insuffisamment renforcées ; un procureur financier sans grands moyens et déjà sous le feu de la droite... Voilà donc l’état des lieux de cette « moralisation » (lire ici et ici).
Un an plus tard, les affaires ne viennent pas cette fois de la gauche mais remettent au centre d’une République abîmée par la corruption et les manœuvres de tout ordre, Nicolas Sarkozy. Sarkozy, mais pas seulement lui : ses avocats, ses conseillers, ses proches, ses frères d’armes en politique et ses relais, anciens ou actuels, à tous les niveaux de l’appareil d’État.
Ces deux événements, parce que le premier concerne le pouvoir actuel et le second l’ancien pouvoir, devraient convaincre qu’il est grand temps d’engager en France une réforme d’envergure des principaux étages de nos institutions sauf à voir notre pays sombrer dans une sorte de berlusconisme à la française ou s’en remettre au pire, c’est-à-dire à l’extrême droite. Le contrat citoyen passé avec la République n'a jamais été ainsi piétiné. Que les responsables politiques se saisissent de cette crise le temps de quelques réformettes ou opportunités – électorales si possible –, puis détournent très vite le regard ne peut plus être une réponse. C’est une « Opération mains propres » à la française qu'il est urgent d’engager.
Il est inutile de mettre pour cela droite et gauche sur le même podium de l’indignité nationale. Les affaires multiples d’un Sarkozy en bande organisée sont d’une tout autre ampleur que les fraudes fiscales cachées d’un ministre socialiste. Mais la présidence de la République n’est pas seule touchée. Les partis le sont tout autant, puisque nous avons découvert ces dernières années, au fil des affaires et informations judiciaires, que le financement public de la vie politique n’offre plus aucune garantie de transparence et de légalité. Le rejet des comptes de campagne du candidat Sarkozy 2012, les bagarres à droite sur les trous noirs de la comptabilité de l'UMP, l’enquête préliminaire ouverte sur les finances de ce parti via les contrats passés avec Bygmalion, avec soupçons de fausses factures et d’enrichissement, les mystères inexplorés du « Sarkoton », tout cela constitue une bombe à fragmentation.
Il en est de même au Front national où les partis de poche, les labyrinthes financiers, les prestataires amis bénéficiaires de juteux contrats ont prospéré jusqu’à ce que la commission de contrôle du financement de la vie politique et la justice commencent à s'en mêler (lire par exemple ici et également ici). Les socialistes ne sont pour leur part aucunement quittes avec le désormais fantôme Cahuzac. Les multiples affaires locales, d’Hénin-Beaumont à Marseille – où le présumé malfrat Jean-Noël Guérini opère toujours à la tête du conseil général –, montrent combien le mal a diffusé et est profond.
Avec les multiples affaires judiciaires qui le cernent désormais, Nicolas Sarkozy est sur le point de devenir le meilleur pédagogue des dangers et folies de nos institutions comme de l’absence de réels contrepouvoirs aux dérives qui engloutissent la politique et dépossèdent les citoyens. La révélation par Mediapart du contenu des écoutes judiciaires opérées sur le téléphone de « Paul Bismuth » , fausse identité de Nicolas Sarkozy, vient mettre un coup d’arrêt aux nombreuses manœuvres de diversion tentées depuis deux semaines par les amis de l’ex-chef de l’État. Passons sur la vulgarité d'un Jean-François Copé dénonçant « une entreprise d'espionnage politique » quand ces écoutes furent ordonnées par des juges d’instruction indépendants en charge depuis un an de l’enquête sur les financements libyens de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007.
Et venons-en à l’opération que l’UMP a failli réussir, non sans la complicité ou le conformisme suiviste de bon nombre de médias : créer une affaire dans l’affaire sur le thème du « qui savait quoi ? », de la chancellerie à l’Élysée en passant par l’Intérieur. Les réponses désordonnées de Christiane Taubira, tout comme les relations compliquées qu’elle entretient avec une partie de son cabinet, n’ont certes pas aidé à comprendre ou à convaincre que nous serions enfin entrés dans une nouvelle ère : celle où policiers et juges peuvent travailler sans entrave et sans avoir à rendre compte de manière détaillée à leur hiérarchie.
Claude Guéant, secrétaire général de l’Élysée sous Sarkozy, était lui informé en direct des procès-verbaux d’interrogatoire de l’ex-comptable des Bettencourt, Claire Thibout, ce qui l’autorisait à déclencher pressions et manœuvres. On peut sans doute mettre au crédit de ce pouvoir d’avoir rompu avec de telles scandaleuses pratiques qui bafouent ce principe de base de la République, la séparation des pouvoirs. Et il faut à tout coup s’indigner de ce penchant d’une partie de nos médias à être toujours plus va-t-en-guerre que les plus guerriers (l’unanimité de caserne qui salua le déclenchement de la guerre en Libye) et plus présidentialistes que les présidents eux-mêmes. Bon baromètre de ce conformisme obtus de nos autoproclamés « journalistes-polémistes », ignorant du détail des affaires comme des procédures judiciaires, Éric Brunet a une fois de plus franchi le mur du çon en un seul tweet :
À son image, nos éditorialistes s’indignent désormais que le sommet du pouvoir puisse ou, pis encore à leurs yeux, souhaite être tenu dans l’ignorance du développement de telle ou telle procédure. Que le gouvernement et l’Élysée soient informés de l’ouverture d’une information judiciaire, le 26 février, qui vise l’ancien président de la République pour des faits graves – trafic d'influence, violation du secret de l'instruction –, sans pour autant connaître le contenu et l’avancement de l’enquête, est même considéré comme un simple « amateurisme » comme s’en indigne le quotidien Le Monde qui, dans son éditorial du 13 mars, conclut ainsi : « La ministre de la justice est disqualifiée (...) Le premier ministre est entraîné dans cette chute (...) le chef de l'État lui-même est interpellé. »
Les écrans de fumée enfin déchirés et l’affaire apparaissant désormais pour ce qu’elle est – un immense scandale d'État dont l’acteur principal est Nicolas Sarkozy –, nos éditorialistes feraient mieux de se mobiliser pour l’essentiel : l’urgence d'un grand chambardement institutionnel.
Depuis sa création, Mediapart, à travers ses révélations mais aussi par ses positions éditoriales, a documenté combien Nicolas Sarkozy a poussé jusqu’à l’incandescence la triple crise de notre République. Une crise des institutions de la Ve République d’abord : crise renforcée encore par l’« inversion du calendrier électoral » (les élections législatives derrière l’élection présidentielle) qui renforce encore sa dimension monarchique. Une fusion de la politique et des affaires, ensuite : c'est depuis une quinzaine d’années la prise de pouvoir d’une oligarchie politico-financière où les Bolloré, Bouygues, Arnault, Dassault, Lagardère, Pinault, Niel et quelques autres sont de fait devenus des acteurs politiques, d’autant plus puissants qu’ils tiennent les principaux médias de ce pays. Une crise de la décentralisation, enfin, devenue fabrique à corruption et à conflits d'intérêts tant sont faibles les limites posées aux pouvoirs locaux (en termes de limitation des mandats, de contrôles préfectoraux, de pouvoirs des chambres régionales des comptes, de droit des oppositions...).
Pour réduire les fractures ouvertes par ces crises, ouvertures dans lesquelles s'engouffre le FN, la réforme de la justice est un préalable, même si elle ne peut suffire. Il y a bientôt quatre ans, le 14 juillet 2010, Mediapart lançait un «Appel pour une justice indépendante et impartiale» (il est ici). Il s'agissait alors de dénoncer le verrouillage par le pouvoir, via le parquet de Nanterre et un procureur aux ordres, de tout développement judiciaire du scandale Bettencourt. « Le discrédit jeté sur notre justice ne doit plus durer », disait cet appel signé alors par plus de 40 000 personnes.
Le discrédit demeure et vient aujourd'hui frapper directement la Cour de cassation, l’une des plus hautes institutions judiciaires de ce pays. Patrick Ouart, conseiller justice à l’Élysée de Nicolas Sarkozy (il pantoufle aujourd'hui au groupe LVMH de Bernard Arnault), avait sous contrôle Philippe Courroye, procureur de Nanterre. Thierry Herzog, avocat du même Sarkozy, est lui l’officier traitant du premier avocat général à la Cour de cassation, Gilbert Azibert, qui lui-même entretient contacts et pressions auprès de trois autres conseillers. Azibert qui fut nommé ministre-bis de la justice, sous Rachida Dati, sur l’amicale recommandation de Patrick Ouart, entre autres, et qui vise une aimable reconversion dorée à Monaco grâce au soutien de l'ex-chef de l'État...
L'indépendance du parquet, la limitation de ses prérogatives au bénéfice de juges d'instruction travaillant collégialement, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et des procédures de nomination sont désormais des impératifs. Les affaires Sarkozy (une demi-douzaine de procédures le visant lui ou ses proches) l’illustrent quotidiennement.
Mais il est un autre chantier à mettre en œuvre qui est de renverser cet « État profond » méticuleusement construit par la droite de 1995 à 2012. Car là encore, outre ses relais au sein de la justice – comme il a construit de puissants leviers chez les avocats et dans le monde des affaires –, Nicolas Sarkozy nous dévoile bien involontairement qu'il contrôle encore une partie de l’appareil policier. Pendant près de vingt ans, son fidèle Claude Guéant a, depuis le ministère de l'intérieur ou le secrétariat général de l'Élysée, soigneusement modelé l’appareil policier et de renseignement.
Démonstration vient d’en être faite avec la publication par Mediapart des écoutes judiciaires de Brice Hortefeux : on y découvre le patron de la police judiciaire parisienne, Christian Flaesch, préparer en toute illégalité l’ancien ministre de l'intérieur à sa future audition par les juges dans l’affaire des financements libyens. C'est également une « taupe » que revendiquent avoir Thierry Herzog et Nicolas Sarkozy, en mesure de les prévenir d'une possible perquisition dans les locaux de l'ancien chef de l'État.
Justice, police mais également haute administration des finances : la Sarkozie a investi ces lieux de pouvoir stratégiques, désormais instrumentalisés ou privatisés pour la sauver des scandales et des poursuites. La droite dénonçait « l’État PS » sous Mitterrand, la gauche s'en prenait à « l’État RPR » sous Chirac. Il s’agissait alors de contester des nominations, non de souligner l’installation de l’impunité et de la toute-puissance au cœur de l’État.
C’est cet élément nouveau dont doivent désormais se saisir à bras-le-corps les responsables politiques. « Dépolitiser » la haute fonction publique, donc la renvoyer à son seul devoir de servir la République, ne signifie pas pour autant purges et limogeages en série. Revoir les procédures de nominations, en en faisant la publicité et l’examen contradictoire, interdire drastiquement le pantouflage dans le privé, libérer ces hauts fonctionnaires d’un devoir de réserve qui est aujourd'hui une machine à soumettre, changer le recrutement des cabinets ministériels : ces simples mesures – et beaucoup d'autres ont été proposées – aideraient à rompre le lien qui fait qu'une carrière de haut fonctionnaire peut difficilement se faire sans appui politique privilégié.
Les socialistes se trompent lourdement s'ils estiment que le naufrage judiciaire désormais probable de Nicolas Sarkozy peut assurer leurs victoires électorales de demain. Ils seront entraînés par le fond avec lui et avec une partie de la droite s’ils n'engagent pas rapidement de spectaculaires et profondes réformes pour assurer aux citoyens la première des garanties démocratiques. Un État de droit, un État impartial.
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