Trente ans après la Marche des beurs pour l’égalité et contre le racisme, les habitants des quartiers populaires restent à l’écart des décisions politiques. Même s’ils participent à la vie de la cité, leur voix est peu prise en compte, y compris lorsqu’ils sont directement concernés, comme avec la rénovation urbaine. Sollicités par le ministre délégué à la ville, François Lamy, la sociologue et urbaniste Marie-Hélène Bacqué et le fondateur d’ACLEFEU Mohamed Mechmache viennent de rendre public un rapport sur la citoyenneté et le pouvoir d’agir dans les quartiers populaires qu’ils ont intitulé Pour une réforme radicale de la politique de la ville, Ça ne se fera pas sans nous.
À moins d’un an des élections municipales, avec le risque de l’abstention en perspective, le ministre a convenu, lors d’une conférence de presse le 8 juillet 2013, qu’il était « urgent » de trouver des « réponses fortes » à ce manque de considération. Saluant le travail de ce « couple improbable », il s’est engagé à reprendre quelques-unes de leurs propositions dans son prochain projet de loi, qui devrait être présenté « cet été » en conseil des ministres. « Empowerment » via la création de « tables de quartier », participation des habitants aux projets territoriaux ainsi qu’aux conseil d’administration des bailleurs, indépendance des associations à l’égard des élus locaux, obtention du droit de vote des étrangers : sur fond de montée de l’islamophobie, les auteurs du rapport expliquent quelles sont les priorités dans les banlieues.
Dans votre rapport, vous promouvez l’empowerment. Comment définissez-vous ce concept ? Qu’entendez-vous par empowerment à la française ?
Marie-Hélène Bacqué : L’empowerment est une notion anglo-saxonne intéressante car elle va au-delà de la simple participation. Elle est fondée sur la possibilité pour des groupes ou des individus d’accéder au pouvoir. Il ne s’agit pas seulement d’avoir du pouvoir sûr, mais d’acquérir le pouvoir de faire avec. Cette notion s’est développée aux États-Unis dans les années 1970 ainsi que dans les pays du Sud comme en Inde, où elle a été portée par des mouvements sociaux, notamment des mobilisations de femmes. Pourquoi à la française ? Parce que nous voulons nous distinguer des interprétations libérales de l’empowerment utilisées en Grande-Bretagne et aux États-Unis, où l’on dit aux gens : « Allez-y, prenez votre vie en main, responsabilisez-vous », pour déresponsabiliser la puissance publique. Nous sommes opposés à une disparition des pouvoirs publics, au contraire, nous souhaitons davantage de services publics, mais organisés autrement.
Diriez-vous que plus qu’ailleurs dans les quartiers populaires les décisions sont prises sans prendre en compte l’avis des habitants ?
M.-H B. : Bien sûr. Les couches les plus précarisées sont moins valorisées. Les classes populaires, les pauvres comme on dit, y compris dans la littérature scientifique, sont considérées comme des personnes ayant des handicaps, autorisant les pouvoirs publics à décider à leur place. Le regard sur elles est particulièrement condescendant.
Dans votre rapport, vous dénoncez le clientélisme dans les quartiers.
Mohamed Mechmache : De nombreuses associations sont affiliées au monde politique. Le terme de clientélisme recouvre de multiples situations, qui correspondent à la propension des élus locaux à favoriser telle ou telle association ou tel ou tel individu en échange de la paix sociale. À Corbeil-Essonnes et à Marseille, ce système est particulièrement développé. Cela passe par l’attribution de faveurs, allant de subventions à l’attribution d’un logement ou l’obtention d’un emploi.
Quelles sont vos réponses à ce problème ?
M. M. : Les associations sont principalement financées au niveau local. Or les maires rechignent à allouer des fonds aux associations critiques à leur égard. Pour contourner cette difficulté, nous proposons la création d’une autorité administrative indépendante chargée de la gestion d’un fonds de dotation pour la démocratie d’interpellation citoyenne. Ce fonds pourrait financer toute initiative citoyenne contribuant au débat public sur des enjeux d’intérêt commun. Nous avons eu cette idée avec l’association Alliance citoyenne à Grenoble. Aujourd’hui, rien ou presque n’existe pour les structures qui ne proposent pas d’actions particulières comme de l’aide au devoir ou des cours de langue. L’objectif est de soutenir la prise de parole citoyenne. Les partis politiques seraient mis à contribution ainsi que les réserves parlementaires.
Par ailleurs, nous proposons la création d’une fondation régionalisée dédiée au financement des associations plus classiques. Sa spécificité serait d’être cogérée par des représentants associatifs.
M.-H. B. : Il ne s’agit pas de squizzer totalement les élus locaux mais de contrebalancer leurs pouvoirs. La décentralisation n’a finalement pas été suivie d’une démocratisation au niveau local.
M. M. : L’élu a tout à y gagner. Les habitants demandent à ce que le pouvoir soit partagé. Si un élu joue le jeu, retourne la confiance, les gens ne pourront qu’adhérer.
Le risque de l’empowerment n’est-il pas celui du conservatisme ? De crainte de tout perdre, certains habitants, dans le cadre de la rénovation urbaine, refusent par exemple qu’on détruise leur tour.
M.-H. B. : Les habitants ne sont pas par principe plus conservateurs que les élus ou les techniciens. Est-ce conservateur que de vouloir conserver ses droits à la retraite ? Si on n’a pas confiance dans la table des négociations qui s’ouvre, on veut d’abord conserver ce qu’on a. C’est ce qui s’est passé dans la rénovation urbaine.
M. M. : Il est inacceptable que les pouvoirs publics décident de détruire et de reconstruire sans l’avis des habitants. Le bilan de la rénovation urbaine est mauvais. L’État a pensé qu’il règlerait des problèmes humains et sociaux avec de l’urbain. C’est faux. Cela n’a fait que déplacer les difficultés. Les belles résidences, construites il y a trois ou quatre ans, sont déjà dégradées. Ça n’a pas pris parce que les habitants n’ont pas été associés. Parce que les chômeurs, maçons de profession, vivant là n’ont pas trouvé de travail sur les chantiers. Parce que les petites entreprises du quartier n’ont pas eu les contrats raflés par les grosses boîtes.
Dans les quartiers, quel regard est porté sur la rénovation urbaine ?
M.-.H B. : C’est contrasté. Il y a quelques endroits où les habitants ont pu accompagner le processus. Certains ont tiré leur épingle du jeu. D’autres, les plus précaires, et souvent les populations d’origine étrangère, ont été repoussés ailleurs.
M. M. : La rénovation urbaine a permis de reconfigurer de nouveaux électorats. Prenez le quartier de la Pierre Collinet à Meaux. Lors de la rénovation urbaine, Copé a décidé de détruire, de recréer des résidences et il a été demandé aux habitants sur un Power point s’ils voulaient vivre dans un petit bâtiment, avec un petit jardin. Qui va dire non ? Simplement, une fois que c’était terminé, les gens se sont aperçus que le loyer n’était plus le même, que la superficie était réduite. On leur a dit : « Ne vous inquiétez pas, il y a d’autres solutions : un peu plus loin, il y a d’autres logements sociaux qui vous sont accessibles. » Ces habitants sont partis et ont été remplacés par une autre population, qui avait plus de moyens, un électorat qui vote comme il faut. La rénovation a été faite à des fins politiques.
Autre face cachée de la rénovation : à Clichy Montfermeil, des personnes avaient acheté un appartement pour avoir un bien quand ils seraient à la retraite. Sous prétexte de la rénovation urbaine, un bon nombre ont été expropriés. On leur a racheté trois fois moins cher que ce que ça leur avait coûté à l’achat. On aurait fait ça dans un beau quartier, tout le monde aurait crié au scandale.
Et où est la mixité sociale qu’on nous avait vendue ? Comment voulez-vous en créer quand vous n’avez pas les infrastructures ? Quand il n’y a pas de transports, quand les professeurs sont inexpérimentés, qu’il n’y a plus de service public, plus de maison de santé… Vous pensez que les gens vont quitter ce qu’ils ont pour venir s’installer là ?
M.-H. B. : Tout le monde est d’accord pour faire de la mixité sociale, mais les pratiques sont exactement contraires à cet objectif. On a repoussé des gens de plus en plus loin. Étaler la pauvreté ne résout pas le problème.
L’un d’entre vous donne l’exemple d’une mixité qui ne fonctionne pas car la ville n’a pas les infrastructures pour attirer les classes moyennes. Et l’autre l’exemple de classes moyennes qui viennent dans les quartiers pour remplacer les anciens habitants. Que faut-il faire alors ?
M. M. : Notamment dans les conseils d’administration des bailleurs HLM. Mais également parmi les amicales de locataires, qui se comportent trop souvent dans une logique de syndicat. Il faut que les locataires soient plus impliqués, présents là où les choses se décident.
Participer, c’est bien. Mais quand devient-on décisionnaire ?
M. M. : Si on arrive à 50 % d’habitants qui forment le groupe de pilotage, on équilibre. Si les tables de quartiers gèrent les financements d’associations du quartier, les habitants décideront.
Compte tenu des conditions difficiles dans lesquelles ils vivent, ces habitants ne sont-ils pas davantage préoccupés par leur survie au quotidien, la débrouille, leurs revenus, que par des considérations collectives ?
M. M. : Au contraire, dans les quartiers, les gens sont obligés de trouver des solutions à leurs problèmes pour survivre. Les habitants deviennent des experts du quotidien.
M.- H. B. : Les expériences d’ATD-Quart-Monde avec les plus précaires montrent la capacité de ces personnes à se mobiliser sur des questions d’intérêt général et à être inventives. Quand on s’adresse aux parents pour travailler sur la réussite scolaire, on arrive très facilement à les intéresser. C’est sûr que si on les prend de haut, en leur expliquant qu’ils sont de mauvais parents qui ne savent pas s’occuper de leurs enfants, là, on n’obtient rien.
M. M. : Personne dans les quartiers ne parle ne démission des parents. C’est la classe politique qui utilise ce langage dépréciateur. C’est elle qui parle des habitants comme des irresponsables. Lors des auditions, nous avons entendu des propos paternalistes : « Heureusement que nous, Blancs, sommes là pour vous guider, etc. » Mais cette vision est dépassée. Les habitants veulent être écoutés.
Est-ce que vos mesures ne risquent pas d’apparaître comme des gadgets à des habitants dont la priorité est souvent l’emploi ?
Prenez les emplois d’avenir, qui ont été pensés par des technocrates. Si on avait associé les habitants à la base, ils auraient identifié les freins. Il n’y pas que les grandes écoles et les technocrates. L’expérience des habitants est complémentaire. Notre rapport en est l’illustration. Notre regard croisé a permis de créer cet outil. Il y a plein de gens qui nous ressemblent et qui sont en capacité de le faire.
L’abstention est très forte dans les quartiers populaires : les habitants n’utilisent même pas les outils qu’on leur donne. Pourquoi en créer de nouveaux ? Pourquoi s’en saisiraient-ils ?
M.-H. B. : Ils n’utilisent pas ces outils car ils ne répondent pas à un fonctionnement démocratique. Des sociologues expliquent que l’abstention est un refus, un droit de réserve. C’est justement parce qu’il y a un taux d’abstention très important qu’il faut trouver d’autres voies pour aller discuter avec les citoyens.
M. M. : Cette abstention ne survient pas par hasard. Les gens disent : « Ça va changer quoi pour moi d’aller voter ? »
Vous écrivez qu’il y a un préalable à toutes vos préconisations : la reconnaissance du droit de vote des étrangers aux élections locales. Pourquoi en faites-vous un préalable ?
M.-H. B. : Il faut reconstruire la confiance avec les institutions et les pouvoirs politiques et cette confiance est très érodée, car depuis 1982, les promesses n’ont pas été tenues. C’est revenu sans cesse dans les échanges : comment voulez-vous qu’on participe si ce droit de vote n’est pas reconnu ?
M. M. : Les enfants français ont du mal à se considérer parce qu’on ne reconnaît pas leurs parents qui paient pourtant des impôts, participent à la vie locale…
François Hollande a annoncé son intention d’inscrire le droit de vote des étrangers au calendrier législatif après les municipales…
M. M. : Je ne suis pas dupe. Le sénat risque de basculer à droite après les municipales. Hollande a dit qu’il ne voulait pas être suspecté d’“instrumentaliser” le scrutin, mais du coup, on dit aux enfants d’étrangers : « Votez pour nous, comme ça on fera passer le droit de vote pour vos parents. » C’est encore pire, niveau instrumentalisation ! On en a marre : ça fait trente ans qu’à chaque élection, on nous la brandit, la carotte ! Pourquoi ne pas avoir le courage de poser ce débat ? Si ça échoue, tant pis, on saura à quoi s’en tenir.
Hollande oublie que, sans le vote des quartiers en sa faveur, Sarkozy serait encore là. Les gens sont déçus. Ça n’a pas été simple pour nous d’aller à la rencontre d’associations qui n’attendent plus rien. On nous a dit : « C’est un rapport de plus. On sait comment ça va se terminer. »
Aujourd’hui, quels sont les freins à la participation ?
M.-H. B. : À Grenoble et à Lyon, nous avons rencontré des jeunes femmes voilées qui nous ont raconté qu’elles ne pouvaient plus participer aux sorties scolaires à cause de leur voile.
M. M. : On a aussi entendu le cas des nounous qui se sont vues interdire le port du voile alors qu’elles travaillent chez elles. Ces mères de familles sont bénévoles, elles ne cherchent pas à endoctriner qui que ce soit, elles veulent juste participer à la vie et au lien social. Les conséquences peuvent être dramatiques. On risque d’aboutir à une crise d’exclusion. On voit naître une forme de violence chez les jeunes dont les parents ne sont pas reconnus. Ils n’attendent plus rien. Sachant que leurs parents sont exclus, qu’ils n’existent plus, les enfants se disent qu’ils n’existent plus non plus. Légiférer là-dessus comme l’envisage le pouvoir est le meilleur moyen de renforcer les extrêmes.
Lors de vos auditions, la question de l’islamophobie a-t-elle été abordée ?
M.-H. B. : Pas forcément avec ce terme exprimé tel quel, mais le sujet est revenu à de très nombreuses reprises.
M. M. : Depuis les événements d’Argenteuil (lire notre enquête), l’inquiétude a grandi. On est passé des discours aux actes, avec la mort d’un bébé. L’absence de réactions politiques choque beaucoup. Il a fallu que ce soit nous, les associations, qui alertions les pouvoirs publics pour susciter un discours politique sur ce qui s’était passé.
Quand des Chinois se sont fait agresser à Bordeaux, Valls est monté tout de suite au créneau pour parler d’actes racistes. Mais quand des mères de famille se font frapper et que l’une d’entre elles perd un enfant, personne n’en parle.
Cette absence de réactions ne fait-elle pas le lit de la montée des communautarismes ?
M. M. : Bien sûr. Les gens veulent croire à la République, mais que faire quand celle-ci ne vous considère pas ? On nous parle sans cesse de l’extrémisme religieux, mais ce ne sont pas les intégristes islamistes qu’on a vus dans la rue contre le mariage pour tous ! Civitas, on ne les traite jamais de communautaristes. À l’assemblée nationale, tous ces élus bien blancs de plus de 60 ans, ce n’est pas du communautarisme ?
Aujourd’hui, le FN fait des maraudes dans les quartiers et s’adresse aux démunis. Un mec comme Alain Soral commence à avoir un discours qui porte, y compris chez des religieux.
Quel sens donner à la promotion du tirage au sort parmi les habitants des quartiers populaires que vous faites dans votre rapport, notamment pour composer les tables de concertation ou les instances de discussions locales ? Est-ce aussi une façon d’admettre les limites de la représentation des seules associations ?
M. M. : Oui, il existe des barons dans le secteur associatif. Mais nous nous savons faire notre autocritique…
M.-H. B. : Le tirage au sort permet d’aller chercher des gens qui ne se mobiliseraient pas forcément d’emblée.
Mais comment faire ? Vous abordez dans le rapport la question de la rémunération d’un statut de bénévole…
M. M. : Il y en a marre de considérer que quand on fait venir un habitant des quartiers à une réunion, on lui fait une fleur. S’il vient, c’est parce qu’il a une expertise à faire partager, pas parce qu’on veut lui faire plaisir. Les autres personnes autour de la table sont là sur leur temps de travail. Le seul à qui ça pose problème d’être là ou à qui ça coûte parce qu’il a fallu prendre une RTT ou faire garder son enfant, c’est l’habitant. S’il a une expertise, il faut la rémunérer. Ou alors, il faut s’adapter aux habitants et les réunions doivent être organisées le samedi, le dimanche ou le soir.
BOITE NOIREL'entretien a eu lieu à Mediapart le 11 juillet 2013.
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