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Comment une filiale de la SNCF a viré son lanceur d'alerte

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Jusqu’au bout, il a espéré que sa loyauté paierait. Ou qu’elle lui permettrait au moins de faire cesser les pratiques tolérées par ses supérieurs. Il n’en a rien été. Loïc R. (qui souhaite garder l’anonymat, voir notre boîte noire) a été licencié en décembre 2009, après avoir alerté sa direction sur plusieurs pratiques illicites au sein d’une agence alsacienne de Geodis BM, une filiale de la SNCF spécialisée dans le transport routier. Il y était cadre dirigeant depuis un an. Avant de le virer, ses supérieurs avaient admis connaître ces dérives, mais officiellement, ni Geodis, ni la SNCF ne reconnaissent que ce lanceur d’alerte avait raison, et qu’il a été écarté pour avoir dit la vérité.

Début 2010, Loïc R. avait pourtant alerté la direction de l’éthique de la SNCF. Sans résultat. En février 2013, il reprend espoir : le conseil des prud’hommes de Strasbourg condamne Geodis, jugeant que son licenciement « ne repose pas sur une cause réelle et sérieuse ». Pour les juges, « le lien de causalité » entre les alertes lancées par l’ancien cadre et le début de sa procédure de licenciement « est manifeste ». Fort de ce jugement, Loïc R. tente de renouer le contact avec la direction de la SNCF, par courrier et par téléphone, pour lui exposer une fois de plus les faits. La réponse arrive, en juin 2013, sous la forme d’une lettre menaçante du DRH de Geodis, qui se déclare « surpris par le ton employé dans [son] courrier et les graves accusations qu’il comporte ».

« Votre licenciement n’est aucunement en rapport avec vos insinuations sur les pratiques frauduleuses que vous dénoncez, assure le courrier. En effet, la décision que nous avons prise à votre endroit repose sur une insuffisance professionnelle caractérisée. » Une argumentation que les prud’hommes avaient justement balayée quatre mois plus tôt ! Depuis, rien ne bouge. La position de la SNCF et de sa filiale reste celle qui a été arrêtée dans ce courrier : les accusations de Loïc R. seraient « à la fois déplacées, iniques et mensongères ». C’est ce que des représentants de la SNCF et de Geodis ont confirmé à Mediapart, qui les a sollicités à plusieurs reprises.

Officieusement, on fait savoir que ce dossier est celui d’un ex-salarié pas à la hauteur, qui a tenté de masquer ses insuffisances en agitant des accusations. Officiellement, personne ne souhaite s’exprimer, car le cas va être examiné en appel aux prud’hommes. Et pourtant, ce n’est pas l’ex-employeur qui a fait appel, mais Loïc R. lui-même, estimant que son ancienneté à la SNCF, où il travaillait depuis 2001, n’a pas été prise en compte et que les quelque 32 000 euros qui lui ont été accordés ne sont pas à la hauteur de son préjudice.

Marc Vollet, directeur des opérationsMarc Vollet, directeur des opérations © L. Zylberman - Geodis BM

Mais devant l’insistance de Mediapart, un des dirigeants de Geodis BM a fini par concéder que les accusations de l’ancien cadre reposent bien sur des faits réels. Après plusieurs sollicitations, Marc Vollet, directeur des opérations de la société et membre de son comité exécutif, a en effet indiqué dans un e-mail : « Comme vous le savez, les "situations illicites" que vous citez étaient très localisées et ont été traitées comme il se doit. » Une victoire pour Loïc R., certainement. Mais pas une surprise, loin de là…

« Contrairement aux dénégations de Geodis lors du procès aux prud'hommes, Marc Vollet m’avait indiqué dès 2009 qu’il était au courant des situations illicites, voire frauduleuses, sur lesquelles je souhaitais l'alerter afin d'y mettre un terme, explique le cadre licencié. Il l’a reconnu, tout comme le DRH de l’époque David Chomel, lors de la réunion que nous avons tenue à trois le 29 octobre 2009, au siège de Geodis BM, en Savoie. »

Ce jour-là, Loïc R. a rendez-vous avec ses deux supérieurs pour évoquer la relation tendue qu’il entretient avec son responsable hiérarchique direct, Gérald Wissemberg, directeur régional Est de Geodis BM, qui a quitté l’entreprise depuis. Outre des comportements de son « N+1 » qu’il estime relever du harcèlement moral envers ses équipes, Loïc R. veut aussi pointer les pratiques mises en place sous la supervision du directeur régional, contraires à la législation et qu’il a découvertes au fur et à mesure pendant un an.

Le cadre licencié a gardé des traces précises de cette réunion, où il a notamment évoqué l’usage illicite d’un sous-traitant allemand pour transporter des marchandises en France. Autre point signalé : un système interne de création de fausses provisions, censées correspondre à des transports de marchandises effectués par des sous-traitants, mais qui n’ont en fait jamais existé. L’entourloupe, qui concerne au moins les régions Alsace et Lorraine, permettait de faire baisser fictivement les résultats, et de faire réapparaître des bénéfices quelques années plus tard, lorsque les résultats étaient moins bons.

« Marc Vollet et David Chomel ont reconnu que ce que je racontais était une réalité, mais ils m'ont fait comprendre que ça n'évoluerait pas, se remémore le cadre. Entre les lignes, ils m’ont proposé un départ négocié. Je ne m’y attendais pas du tout. » Le directeur des opérations lui explique en effet pendant la réunion que bien que l’entreprise « respecte très fortement la légalité », « effectivement il y a des choses où on dépasse, par moment, la ligne jaune ». Et pas seulement en Alsace, puisqu’il assure que dans « d'autres régions où il y a [un] sentiment de confiance », « ça arrive, ça se passe ». Jugeant toutefois que « globalement par rapport à ce que je connais sur le marché, on est bien plus rigoureux ». Après ces déclarations, il lui était logiquement difficile de rester silencieux face aux questions de Mediapart.

Le DRH de l’époque, lui, s’est plaint amèrement au téléphone qu’on le dérange pour évoquer cette vieille histoire, et n’a pas répondu à nos questions. Pourtant, lors de la réunion, il avait reconnu couvrir les actions illicites, et avait même adressé des reproches à Loïc R. : « C’est ton approche légaliste. Elle est peut être poussée à l’extrême, et dans ce cas, tu vas être déçu, dans le transport, tu vas être déçu ! Moi quand j'ai vu Olivier Mélot [directeur général de Geodis BM à l’époque, ndlr] pour le recrutement, pendant l’entretien il m'a dit : “Dans le transport, parfois on s'arrange, il y a des choses qui ne sont pas toujours forcément nickel, etc.” (…) Moi je l'ai accepté. »

© Geodis BM

Le premier « arrangement » évoqué lors de la réunion concerne le cabotage. Un terme technique qui désigne l’autorisation temporaire, pour un transporteur étranger, de faire rouler ses camions en France. Pour éviter tout dumping social, la loi veut que le cabotage soit autorisé seulement lorsque le camion arrive d’un pays étranger pour apporter une marchandise dans l'Hexagone. Or, chez Geodis BM, un sous-traitant allemand effectuait des transports exclusivement en France, depuis le siège alsacien d’un fabricant de cuisines jusqu’à Rennes, Marseille et Toulouse. Treize rotations hebdomadaires, au moins de novembre 2008 à juillet 2009.

À cette date, l’entreprise allemande se fend d’un courrier pour signaler qu’elle vient d’apprendre qu’elle était hors la loi, et qu’elle comptait arrêter la collaboration, car « les amendes ne seraient pas supportables » en cas de contrôle. Ce qui n’empêche pas la direction régionale de continuer à réfléchir à haute voix, notamment lors d’une réunion de septembre 2009, à remplacer des chauffeurs permanents par des Tchèques ou des Polonais, moins chers, même pour des transports franco-français.

« C’était une politique bien plus qu’une erreur », estime aujourd’hui Loïc R, qui affirme que les seules rotations du sous-traitant allemand « rapportaient environ 10 000 euros par mois de marge ». La pratique a été reconnue par Marc Vollet lors de la réunion d’octobre 2009 : « Le coup du cabotage… Oui, je vais pas cautionner, [mais] je dis oui, à certains endroits, à certains moments, on l'a fait. Maintenant il ne faut pas que ça dure dans le temps », déclarait alors le directeur des opérations.

L’autre point est tout aussi embarrassant, car il relève de la présentation de comptes annuels inexacts, infraction passible au maximum de cinq ans de prison et d'une amende de 375 000 euros. Le détail est expliqué par Loïc R., qui dispose de documents appuyant ses dires : « En 2007-2008, Geodis dépassait ses objectifs. Tous les mois, avant la clôture des comptes, si les résultats étaient trop bons, il était possible de créer dans les comptes une ligne simulant un transport qui n’avait jamais eu lieu, afin de créer une dette fictive de sous-traitance. Bien sûr, la facture du sous-traitant imaginaire ne venait jamais. Au bout de deux ans, des règles opportunément inscrites dans le fonctionnement du groupe rendaient possible la réintégration de ces “provisions” pour fausses dettes dans les comptes de l'entreprise, et de ressortir ainsi les bénéfices cachés. »

Ces faits ont aussi été reconnus par le directeur des opérations lors de la réunion fatidique : « À certains moments, et pour des raisons au niveau du groupe, (…) on est éventuellement amenés (…) à faire de-ci de-là... pas des fausses factures, mais un bout de provisions. À dire : “Tant que je gagne, on en met un petit peu de côté pour pouvoir à un moment où c'est plus compliqué le ressortir”. »

Les tripatouillages des comptes n’étaient pas réellement cachés, puisque les fausses provisions pour sous-traitance (signalées par le sigle « SST ») étaient mentionnées dans les tableaux de résultats de la direction générale, accessibles via l’intranet par tous les dirigeants de sites. « Mais le lendemain de la réunion, ces tableaux ont été retirés du site », assure Loïc R.

La liste des étranges pratiques de l'époque de Geodis BM dans l’Est ne s’arrête pas là. Mediapart a ainsi mis la main sur un courrier très sévère de la section transport de la direction départementale du travail de Moselle. Datée du 28 janvier 2009, la lettre fait suite à deux contrôles, des 21 et 26 janvier 2009. L’inspecteur du travail qui la signe s’étonne que les trois directeurs de Geodis BM Lorraine, à Metz, soient officiellement employés par une filiale luxembourgeoise de l’entreprise. Tout comme une vingtaine de conducteurs, officiellement luxembourgeois, mais opérant en fait dans l’Hexagone.

« Le coût des charges sociales et fiscales étant inférieur au Luxembourg, ce prêt de main-d’œuvre est donc effectué dans un but lucratif », indique le courrier, pour qui la société a « commis l’infraction de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié pour non-déclaration de ces salariés aux organismes de sécurité sociale française ». Quant à la filiale luxembourgeoise, elle « effectue sur le territoire français une activité de transport intérieur de façon habituelle, continuelle et régulière sans être inscrite au registre des transporteurs, ce qui constitue un délit puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ».

Selon ses statuts, cette filiale luxembourgeoise, BM Lux SA, a été constituée le 23 décembre 2003, et comptait parmi ses premiers administrateurs Marc Vollet, mais aussi un autre cadre, Olivier Royer, qui est aujourd’hui le directeur général de Geodis BM. « En 2008-2009, c’était la ruée vers le Luxembourg dans la région, presque tous les transporteurs lorrains l’ont fait », relativise un inspecteur du travail très au fait de ces pratiques. À notre connaissance, ce courrier n’a eu aucune conséquence juridique, mais la fausse domiciliation des salariés a cessé. « Nous avons vite remis les choses d’aplomb, se rappelle un des cadres concernés. Le retour en France a été un peu douloureux au niveau des coûts. Pour nous, le Luxembourg permettait de maintenir la compétitivité de l’entreprise, puisque d’autres y étaient. Mais l’inspection du travail se doit de préserver les emplois français, c’est logique. »

© Geodis BM

Dans ce contexte, on imagine l’embarras de la direction lorsqu’un de ses cadres tente d’attirer son attention sur ces irrégularités. D’autant plus s'il les met par écrit… Après la réunion du 29 octobre, Loïc R. a en effet envoyé à plusieurs dirigeants de la société une lettre reprenant les anomalies qu’il avait constatées. « Ces lettres sont parvenues à destination le 2 novembre. Le 4, j’avais une réunion avec le DRH, détaille-t-il. Il était en rage, il m’a dit que mes écrits étaient une déclaration de guerre. Il m’a proposé une nouvelle fois de partir, contre paiement de six mois de salaire. J’ai refusé. » Moins de 24 heures après son refus, sa lettre de convocation pour entretien préalable à un licenciement était envoyée.

Manifestement, le cadre rétif gêne : sa lettre de convocation est assortie d’une mise à pied conservatoire lui interdisant l'accès aux locaux de l'entreprise. Et dans la foulée, on annonce son « indisponibilité » à ses équipes. Mais la mise à l’index n’est pas terminée. Lors de l’entretien préalable, « le délégué syndical CGC qui m’accompagnait est sorti avant que je détaille les anomalies que j'avais constatées, raconte Loïc R. Je n’avais jamais vu ça. Il m’a dit que s’il “savait” officiellement, il aurait des problèmes. D’autres syndicalistes, proches de la Direction, le lui avaient fait savoir quelques heures avant la tenue de l'entretien. »

Aux prud’hommes, l’ancien cadre viré a aussi produit une attestation étonnante. Abdelkader O., un ancien délégué syndical qu’il connaissait, y raconte qu’un autre syndicaliste lui a suggéré de se renseigner sur les informations exactes détenues par le lanceur d’alerte. « À la mi-novembre [2009], j’ai été contacté téléphoniquement par mon ex-délégué syndical central (…). Lors de cet entretien, il me demandait d’utiliser mes bonnes relations avec Monsieur Loïc R., afin de connaître quelles étaient les preuves que pouvait détenir celui-ci sur des affaires évoquées avec la Direction générale concernant BM Alsace, écrit l'ancien syndicaliste. L’existence de ces preuves pouvait embarrasser Monsieur Gérald Wissemberg (Direction générale) et donc par extension, Olivier Mélot. » Abdelkader O. n' pas donné suite à cette étrange demande.

Finalement, Loïc R. sera bien licencié, le 7 décembre 2009. L’entreprise lui fait grief de toute une série d’insuffisances professionnelles. « Avant ces accusations, je n’avais eu aucune remarque en ce sens, au contraire, constate-t-il. Jusqu’à l’été, j’avais récolté plusieurs félicitations officielles, et mon entretien annuel n’avait fait apparaître aucun souci. En mai, lors d’un CE, Gérald Wissemberg avait même fait mon éloge. » Les prud’hommes ont logiquement jugé cette version de l’incompétence professionnelle fort peu crédible, mais elle est encore aujourd’hui officiellement défendue par Geodis.

Loïc R. cherche toujours à faire reconnaître qu’il a agi de façon loyale, conformément au code de déontologie de la SNCF et de ses filiales, qui préconise d’informer sa hiérarchie de pratiques illégales. « Déjà entre décembre 2009 et janvier 2010, j’ai rencontré trois fois des représentants du contrôle interne de la SNCF, rebaptisée depuis direction de l’éthique. Lors d'une de ces réunions, j'étais accompagné d'un témoin confirmant les manipulations financières. Mais il n’y a eu aucune suite, rappelle-t-il. J’ai laissé toute latitude à l’entreprise de régler la situation. Je ne voulais pas qu’elle soit entachée à cause de dérives d’une de ses filiales si elle n’était pas au courant. Aujourd’hui, je ne peux que constater que je ne suis pas écouté. »

BOITE NOIRELoïc R. ne travaille plus dans le secteur du transport. Il a accepté de témoigner pour mettre la SNCF devant ses responsabilités, mais a requis l'anonymat, pour protéger sa famille et ses nouvelles fonctions professionnelles.

J'ai interrogé le service communication de la SNCF, qui m'a renvoyé vers celui de Geodis. L'entreprise n'a souhaité faire aucun commentaire officiel. Gérald Wissemberg et David Chomel n'ont pas plus voulu répondre à mes questions. Marc Vollet avait lui aussi décliné, puis a finalement fait une courte déclaration après un bref échange d'e-mails.

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