Toutes les recettes utilisées par la communication d’entreprise pour banaliser les faits ne parviendront pas à masquer la réalité. Tout ne va pas mieux que bien chez GDF-Suez. Six ans après, la fusion entre les deux groupes « pour construire le leader européen du gaz » est même en train de tourner au fiasco. Jeudi, le groupe a annoncé une perte de 9,7 milliards d’euros, à la suite de 15 milliards d’euros de dépréciation d’actifs. Dans la vie d’une entreprise, cela s’appelle une catastrophe industrielle, surtout quand cela concerne un secteur aussi oligopolistique que l’énergie.
« Cette opération n'aura aucun impact sur la trésorerie ni sur la situation financière du groupe, par ailleurs très solide », minimise Gérard Mestrallet, le PDG de GDF-Suez, dans un entretien surréaliste au Monde. Pour lui, ce ne sont que de simples écritures comptables qui n’ont aucune incidence sur la vie du groupe. Néanmoins, le groupe ne manquera pas à l'avenir d'utiliser ces reports déficitaires pour diminuer sa charge fiscale. Le vrai chiffre qu’il faut retenir selon le groupe, et qu’il met en avant, c’est son bénéfice avant les opérations comptables : 3,4 milliards d’euros.
Gérard Mestrallet ne peut cependant pas ne pas y penser : il se retrouve exactement dans la même situation qu’en 2003. À l’époque, il dirigeait le groupe Suez, né de la fusion entre la Lyonnaise des eaux et Suez. Sept ans après la fusion, le groupe, croulant sous les dettes et les pertes, avait dû aussi passer des dépréciations d’actifs à coups de milliards. Toutes les richesses de Suez avaient été dilapidées. Gérard Mestrallet ne s’était sauvé et n’avait sauvé le groupe qu’en poussant à une fusion avec GDF, encore publique, avec la complicité du gouvernement de l’époque et des politiques. Aujourd’hui, le scénario se reproduit avec GDF. Une nouvelle fois, les richesses sont en train d’être gaspillées. À chaque fois, l’aventure se chiffre en milliards d’euros.
À l’entendre, le groupe ne porte aucune responsabilité dans cette débâcle. Il est la victime de la politique énergétique inconséquente en Europe. « Personne, dans les milieux politiques ou à la Commission, n'avait anticipé. J'ai été le premier, en mai 2013, à les alerter et à dire qu'on était allé trop vite et trop loin sur les renouvelables », explique Gérard Mestrallet. Le développement inconsidéré des énergies renouvelables, subventionnées dans des proportions exorbitantes, l’écroulement du marché du CO2, l’effondrement des prix de l’électricité lié à une baisse de la consommation et à la crise, les prix cassés du charbon américain déstabilisant toute la filière gazière, les surcapacités de production, sont à l’origine de tous ses déboires, soutient le groupe.
GDF-Suez n’a pas tort de pointer l’Europe. La libéralisation du secteur énergétique sur le continent, menée dans une optique concurrentielle, fixant des objectifs contradictoires, a été menée en dépit du bon sens, au mépris de toute sécurité énergétique. La plupart des groupes électriques et gaziers européens se retrouvent en difficulté. Depuis un an, les fermetures ou les gels de centrales thermiques se succèdent à un rythme accéléré. Plus de 50 gigawatts de production (soit l’équivalent de 50 centrales nucléaires) ont été retirés du marché. Les allemands E.ON et RWE, l’italien Enel sont tous engagés dans des programmes de cession et dépréciations d’actifs, se chiffrant en milliards d’euros. GDF-Suez va plus loin, justifiant sa « politique de la paille de fer » pour pouvoir mieux tirer un trait sur le passé.
Mais GDF-Suez peut-il pour autant se dégager de toutes responsabilités ? Car la transformation du marché de l’énergie en Europe est à l’œuvre depuis plusieurs années. Le cap mis sur la transition énergétique l'est depuis plus de dix ans en Europe. Plus de 100 gigawatts d’électricité éolienne ou solaire ont été installés en moins de trois ans. GDF-Suez y participe aussi activement. Comment ne pas voir que ces capacités supplémentaires allaient avoir un effet sur le marché ?
De même, le groupe se plaint des prix bas du charbon américain, importé massivement par les électriciens européens pour leurs centrales thermiques et qui disqualifie totalement les centrales gazières, désormais toutes déficitaires. Mais ce changement ne vient pas de nulle part. Il est une des conséquences de la révolution énergétique voire géopolitique – quoi qu’on pense sur le sujet par ailleurs – induite par le gaz de schiste aux États-Unis. Les électriciens américains ayant substitué le gaz moins cher au charbon dans leurs centrales, les producteurs de charbon exportent massivement à prix bradés leur production dans le monde.
Curieusement, GDF-Suez ne parle jamais de gaz de schiste. Dans son rappel annuel de 2012 – celui de 2013 n’est pas encore publié –, le mot n’est pas écrit une seule fois. Cela ne peut pas tenir de la négligence ou de l’oubli, mais plutôt d’un tabou.
« Il n’y a personne pour penser à la stratégie dans ce groupe, pour parler des changements. L’état-major a un comportement de cabinet ministériel. Pas une tête ne dépasse. Tous ceux qui font un peu de bruit sont écartés. Depuis vingt ans, c’est la même équipe qui gouverne, tous des vieux balladuriens », dit un ancien salarié du groupe.
Bien que spécialiste du monde gazier, GDF-Suez n’a pas pris la mesure des bouleversements apportés par le gaz de schiste. Au moment de la fusion avec GDF en 2008, personne dans le groupe ne parle de la révolution en cours, et qui émergera aux yeux du grand public dès 2009. Le groupe a pourtant les moyens de savoir : il est installé à Houston (Texas), la capitale américaine de l’énergie. Surtout, il exploite quatre terminaux gaziers sur les côtes américaines, destinées aux importations de gaz pour le continent américain. Il est donc aux premières loges pour constater les évolutions du marché.
Dans les années 2006-2007, des responsables du groupe sur le terrain, selon nos informations, ont conseillé à Gérard Mestrallet de vendre ces terminaux pendant qu’il en était encore temps. Mais ce dernier a refusé. En 2008, le groupe vante cette force de frappe magnifique au cœur du marché américain... En 2013, il parle encore de sa position de premier importateur de gaz GNL (gaz liquéfié) aux États-Unis. L’ennui est que les États-Unis n’importent plus de gaz. Le Qatar, un des trois grands producteurs mondiaux de gaz avec la Russie et l’Algérie, n’y vend plus un mètre cube de gaz depuis 2010. En un mot, les terminaux gaziers du groupe ont de moins en moins d’utilité. Pourtant, dans sa grande revue de liquidation du passé, le groupe n’a pas déprécié ces actifs. Explication : après avoir servi à l’importation du gaz, ils vont servir à exporter le gaz de schiste américain, affirme-t-il. Il peut s'écouler un certain temps. Pour des raisons de sécurité stratégique, les exportations d’énergie sont étroitement contrôlées par le gouvernement américain. Jusqu’à présent, il n’a autorisé qu’un contrat d’exportation de gaz de schiste vers le Japon pour aider le pays à faire face à l’après Fukushima.
Mais l’aveuglement le plus consternant est sur le marché européen. Tout en se faisant le chantre de la mondialisation, GDF-Suez a fait comme si tout allait continuer comme avant sur le marché gazier et de l’énergie en Europe. Ce n’est qu'aujourd’hui que le groupe acte pour la première fois une décorrélation entre les prix du pétrole et ceux du gaz. Pendant des années, il a nié cette rupture intervenue à partir de 2009, au point que dans les calculs de la première formule pour établir les prix régulés du gaz en France – formule rédigée par le groupe et approuvée par la commission de régulation de l’énergie ( CRE) –, la référence était le cours spot du Brent à Rotterdam. Cette formule, de l’aveu même des statisticiens de la CRE, a été au détriment des consommateurs. La formule a été depuis révisée pour inclure au moins une référence au cours du gaz. Mais la régularisation n’a jamais été faite auprès des consommateurs. GDF-Suez continue à demander régulièrement des révisions de prix à la hausse.
Loin d’anticiper les bouleversements, le groupe a maintenu sa stratégie, comme auparavant. « On ne peut pas s'accrocher au monde ancien et à l'héritage des monopoles », dit aujourd’hui Gérard Mestrallet. Dans l’esprit du grand public, cela semble désigner essentiellement l’héritage de GDF, ancienne entreprise publique intégrée, dont les actifs ne sont plus forcément adaptés à un monde de l’énergie en pleine révolution. Erreur ! L’ancien GDF, ainsi que le belge Electrabel, restent la vache à lait du groupe, même si le groupe noie les chiffres dans un grand ensemble européen.
L’essentiel des 15 milliards d’euros de dépréciations d’actifs réalisées par le groupe portent sur des biens achetés après la fusion, alors que les changements étaient déjà à l’œuvre. Ainsi, le groupe dit avoir révisé à la baisse la valeur de ses capacités de stockage en Allemagne. GDF-Suez a racheté ces installations en 2011 pour 1 milliard d’euros. À l’époque, il se félicitait de cet investissement majeur qui allait lui donner la place de numéro un européen dans le stockage gazier. De même, en 2009, le groupe rachète pour 771 millions d’euros une centrale thermique aux Pays-Bas. Là encore, il se réjouit de cette acquisition qui conforte son rôle européen. En 2012, changement complet de perspective, la centrale est dépréciée à hauteur de 513 millions d’euros. Dans le bilan de 2013, sa valeur a été ramenée à zéro. Plus discrètement, le groupe paraît avoir aussi déprécié une partie des actifs européens de la société britannique International Power, rachetée à prix d’or en 2012.
GDF-Suez a peut-être eu raison d’acquérir de tels actifs. Ils pourraient retrouver un réel intérêt stratégique et industriel, une fois que le marché de l’énergie en Europe aura trouvé un nouvel équilibre. Cela demande de compter avec le temps. Mais GDF-Suez ne raisonne pas comme cela. Il n’a pas de vision industrielle à long terme. Son modèle est financier, les actifs dissiminés, sans intégration industrielle, doivent dégager une rentabilité en eux-mêmes, sur la base du coût marginal de l'électricité. Dès lors, il jongle avec les centrales, les réseaux, les infrastructures, les vendant aussi vite qu’il les a achetés. Sacrifiant à une logique financière de l’instant, il brûle tout ce qu’il a adoré, se fiant à la rentabilité du moment. Aujourd'hui il parie sur les marchés émergents, bien plus profitables paraît-il que les marchés développés. Jusqu'au jour, où il redécouvrira que la mondialisation n'est pas si heureuse que cela, et que cette stratégie, outre qu'elle n'est pas prouvée sur le long terme, comporte des risques politiques, notamment.
Depuis la fusion, la vie du groupe est rythmée par les opérations financières. Le mariage avec GDF était à peine réalisé que déjà le groupe se lançait dans les achats. En quelques mois, il dépensa 10 milliards d’euros. Même Les Échos s’inquiétaient de cette fièvre d’achats. Il est vrai que cela évoquait un fâcheux précédent. Au début du mariage avec la Lyonnaise des eaux, Suez s’était aussi lancé dans une vague d’acquisitions. Alors que le groupe n’avait aucun endettement et plus de 10 milliards d’euros disponibles, il finit en 2003 avec plus de 25 milliards de dettes, sans que l’on comprenne très bien dans quelles opérations était passé l’argent.
L’expérience n’a pas vraiment porté. Acquisitions, fusions, cessions, filialisations, achats et reventes, la direction ne se lasse pas du grand monopoly financier. D’une année sur l’autre, les périmètres changent, les organisations sont faites puis défaites. Rien n’est comparable. Un épais brouillard règne sur la gestion du groupe. Une désagréable impression de gaspillage entoure le groupe. À titre d’exemple, en 2011, Suez environnement, la filiale eau du groupe rachetait pour 217 millions la société d’eau de Rome (ACEA). Un an plus tard, le groupe passait déjà une dépréciation de 84 millions d’euros. En un mot, le groupe avait surpayé cette acquisition. Pourquoi ? D'autant que ces erreurs paraissent se répéter fréquemment.
Les quelques chiffres solides donnent une image peu rassurante du groupe. Au moment de la fusion, le nouveau groupe dans son bilan de constitution affiche un endettement brut de 17 milliards d’euros. Fin 2008, les dettes s’élèvent déjà à 30 milliards. Elles atteindront 57,2 milliards en 2012, après le rachat au prix fort de la société britannique International Power, soit 80 % de ses capitaux propres. Mais il n’y a que dans le secteur public que les dettes sont maudites.
Entre-temps, le groupe a déjà cédé pour près de 10 milliards d’euros d’actifs. La seule filialisation des anciennes filiales de GDF – les stockages (Storengy), les ports méthaniers (Elengy), les réseaux de transports (GRT gaz), les réseaux de distribution (Grdf) – lui a permis de dégager environ 2 milliards d’euros.
Sous la pression de ses actionnaires, Gérard Mestrallet a été prié de diminuer l’endettement du groupe. Celui-ci a été ramené à 39,9 milliards fin 2013 (29,8 milliards en dette nette incluant la trésorerie). La direction se félicite de cet effort et dit être en avance sur son programme de désendettement. Mais une grande partie de ce programme tient en un artifice comptable : mettant à profit la fin du pacte d’actionnaire qui le liait dans Suez Environnement, le groupe a déconsolidé sa filiale pour la traiter comme une simple participation. Cela lui a permis d’effacer 8,5 milliards d’euros de dettes de son bilan d’un coup.
L’ennui est que cet arbitrage financier permanent entre les actifs, ces grandes opérations de fusion-acquisition, ne se retrouvent pas dans les profits du groupe. Ceux-ci sont tendanciellement à la baisse. De 4,8 milliards d’euros en 2008, le bénéfice net est passé à 4,4 milliards en 2009, 4,6 milliards en 2010, 4 milliards en 2011, 1,6 milliard en 2012, pour finir par une perte de 9,7 milliards en 2013. Sur la même période, le chiffre d’affaires, de 67,9 milliards d’euros en 2008, a atteint 81,2 milliards en 2013.
Cette conduite ne semble pas inquiéter outre mesure le conseil et les administrateurs du groupe. Mais il est vrai que la direction veille à les satisfaire. Depuis le début de la fusion, la politique du groupe est tout pour l’actionnaire. Entre 2008 et 2011, GDF Suez a distribué en moyenne entre 71 % et 83,3 % de son résultat sous forme de dividendes. Même si les groupes du CAC 40 accordent beaucoup à leurs actionnaires, aucun d’entre eux distribue autant : le taux moyen de distribution des profits tourne autour de 50 %. Ce qui est déjà énorme.
Pour faire bonne mesure, GDF-Suez a aussi racheté ses actions. Ces rachats s’élèvent entre 400 et 500 millions d’euros chaque année. Dans un groupe où l’on compte à longueur de temps en milliards, cela peut paraître une peccadille. Mais quand dans le même temps, les différentes structures opérationnelles du groupe sont obligées à des efforts toujours plus contraignants pour trouver un ou deux millions d’économies ici ou là, ce n’est plus un point de détail.
Ainsi, depuis sa création, GDF-Suez ne garde rien ou presque de ses bénéfices pour assurer son développement et reverse tout à ses actionnaires. En 2012, la dérive s’est encore accentuée. Malgré une chute de 60 % de son résultat net, la direction du groupe a décidé de maintenir son dividende au même niveau que les années précédentes et de verser à nouveau 3,3 milliards d’euros à ses actionnaires, soit 2,2 fois le bénéfice. Certes, une partie (2,5 milliards d’euros) a été payée sous forme d’actions. Mais celles-ci bénéficieront de dividendes par la suite.
Pour faire face à ses engagements, le groupe a dû puiser dans ses réserves. Ce qui revient à s’appauvrir et obérer l'avenir pour le profit immédiat de ses actionnaires. La trace de cet appauvrissement se retrouve dans les comptes sociaux du groupe. Les réserves disponibles du groupe, qui n’avaient quasiment pas bougé depuis la fusion, ont fondu de 5 milliards d’euros fin 2012, passant de 31,2 à 26,3 milliards d’euros.
Sans hésiter, la direction est prête à réitérer l’opération cette année. Alors que le bénéfice (hors éléments de dépréciation) s’élève à 3,4 milliards, elle entend verser 3,6 milliards de dividendes, soit 200 millions d’euros de plus que le profit réalisé. Une nouvelle fois, il faudra donc puiser dans ses réserves. « Il faut veiller à satisfaire les actionnaires. L’action GDF-Suez offre le meilleur rendement du marché », explique un porte-parole du groupe. Tous ces gestes ne valent même pas reconnaissance dans le cours de Bourse, l’arbitre absolu selon les financiers. L’action qui valait 35 euros au lancement du groupe en 2008, est tombée à 18,5 euros.
« Cette décision a été approuvée à l’unanimité », s’est empressé de souligner Gérard Mestrallet. Pourquoi le conseil d’administration cautionne-t-il une telle politique de distribution, au moment où le groupe est pris à contre-pied sur son principal marché, l’Europe, et a besoin de ressources financières pour son avenir ? C’est la faute d’Albert Frère, murmurent certains observateurs. L’homme d’affaires belge, qui détient 5,1 % du capital, est connu pour sa rapacité. Il exige dans toutes les entreprises où il est présent au capital des dividendes plantureux pour « arrondir sa galette », selon son expression.
Mais à côté d’Albert Frère, il y a l’État français, qui détient 36,7 % du capital. Il a quatre représentants au conseil d’administration : Ramon Fernandez, directeur du Trésor, Olivier Bourges, directeur général adjoint de l’agence des participations de l’État (APE), Pierre Mongin, président de la RATP, Stéphane Pallez, en remplacement de Bruno Bézard, depuis son départ de l’APE. Depuis le début, ceux-ci semblent avoir tout accepté, ou en tout cas avoir fermé les yeux sur les erreurs stratégiques, le gaspillage financier, l’endettement du groupe. Pourquoi ont-ils approuvé la politique de distribution délirante du groupe ? Par petit calcul, pour permettre aux finances publiques d’empocher quelques centaines de millions facilement ? Si cette stratégie fait sans doute les affaires immédiates des actionnaires et de la direction du groupe, l’intérêt social de l’entreprise, lui, paraît bien oublié. Et demain, on parlera de réduction de coûts et de licenciements ?
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