Les bancs sont déjà très clairsemés. Jeudi 27 février, l'Assemblée nationale cesse ses travaux pour cinq semaines. Reprise le 8 avril, après le second tour des élections municipales qui se tient le 30 mars. Cette longue trêve est une vieille habitude dans un Parlement où les «députés-maires» sont légion. Alors que la loi sur le non-cumul des mandats vient d'être adoptée, on aurait pu imaginer qu'il en aurait été autrement, cette fois-ci. Mais non : la loi ne s'applique qu'en 2017, ont plaidé l'UMP et le PS, les groupes majoritaires, d'accord pour laisser une dernière fois leurs cumulards sécher les bancs de l'Assemblée pour mener campagne.
Dans les couloirs de l'Assemblée, ce chômage technique forcé ne réjouit pas les non-cumulards, souvent de jeunes élus. « C'est un scandale. Pendant ce temps, les textes de loi s'accumulent, s'agace le député PS de l'Isère Olivier Véran, 33 ans, entré en politique il y a deux ans à peine. Je vais en profiter pour écrire, soutenir le candidat socialiste aux municipales à Grenoble. Mais franchement, je préférerais être ici, à l'Assemblée. »
« Scandaleux », c'est aussi ce que pense Barbara Pompili, 37 ans, députée de la Somme et coprésidente du groupe écologiste. « On garde les vieilles habitudes, comme si nous n'avions pas voté la réforme du non-cumul. On crée une distorsion de concurrence en permettant à des parlementaires de faire campagne au frais du contribuable, tandis que leurs adversaires doivent poser des congés ou se mettre en disponibilité. Le pire, c'est qu'il n'y aura même pas de pause pour les européennes de mai : ça donne vraiment le signal qu'on se fout de ces élections. »
Comme Barbara Pompili, les jeunes députés de la cuvée 2012, élus dans la foulée d'une alternance historique, se sont bien vite aperçus qu'à l'Assemblée nationale, maison aux rituels immuables, on ne rompt pas si facilement avec la tradition. Ils ont aussi très vite compris qu'ils auraient eux aussi à subir une vieille tare du Parlement français : le déséquilibre des pouvoirs de la Cinquième République, outrageusement favorable à l'exécutif.
Dans l'opposition, les responsables du PS juraient qu'ils allaient renforcer le Parlement, muscler la démocratie. Le parti de François Hollande a désormais les pleins pouvoirs mais rien n'a changé. Il s'est même glissé avec une aisance déconcertante dans des institutions qu'il a longtemps combattues.
Certes, depuis 2012, le Parlement est un peu plus respecté : l'exécutif lui laisse davantage l'initiative des lois, rend volontiers hommage à son travail forcément formidable, l'informe davantage lorsque des opérations militaires sont déclenchées. Mais il reste écrasé par un pouvoir exécutif omnipotent.
Dans leur circonscription, les parlementaires servent de "capteurs" de l'air du temps. Leurs « remontées » du terrain sont précieuses, à condition qu'on veuille bien les écouter au sommet de l'État. Ils sont censés légiférer, mais aussi contrôler le gouvernement. La réalité est bien plus frustrante: celle d'un « Parlement mineur », selon le mot de Sandrine Mazetier, vice-présidente socialiste de l'Assemblée nationale. « On ne peut pas dire qu'on fait vraiment la loi. J'ai plutôt tendance à dire qu'on la vote », résume l'écologiste Barbara Pompili. « La majorité est une chambre d'enregistrement », observe Damien Abad, député UMP de 33 ans (Ain).
Élus de la majorité en juin 2012, ils ont connu leur première frustration dès juillet 2012 lors d'une session extraordinaire où ne figurait presque aucun texte à l'agenda. « Il aurait fallu voter dès juillet des lois importantes, et symboliquement fortes, comme la fin du cumul, ça nous aurait évité bien des débats délétères », raconte le socialiste Matthias Fekl, 36 ans. L'équipe chargée de dessiner les cent premiers jours au gouvernement, menée par Laurent Fabius, avait soi-disant tout préparé, au décret près. La réalité était moins reluisante.
À la fin de cet été-là, Hollande entame sa disgrâce. Depuis, les jeunes députés de la majorité rongent leur frein. À part deux semaines d'euphorie, il y a un an, quand ils ont bataillé contre la droite en faveur du mariage des couples de même sexe, ils n'ont guère connu que l'absence d'enthousiasme, la consternation face à la désorganisation du pouvoir, l'incompréhension de leurs électeurs. Et surtout ce terrible sentiment d'impuissance.
Malgré la réforme constitutionnelle de 2008, l'exécutif garde la maîtrise d'une bonne partie de l'agenda parlementaire. Les amendements qui ne sont pas dans la ligne sont souvent retoqués. Accord emploi, réforme des retraites, loi bancaire, etc. : les députés n'arrivent souvent qu'à arracher de menues concessions, plus ou moins négociées avec l'exécutif.
Méconnu par les citoyens, l'article 40 de la Constitution, qui empêche le Parlement de créer des dépenses nouvelles, limite drastiquement la capacité d'aménager des projets de loi qui émanent du gouvernement. À l'Assemblée nationale, qui a toujours le dernier mot sur le Sénat, il est appliqué avec sévérité et sert à brider bien des initiatives.
Avec le quinquennat et l'inversion du calendrier (qui, sur proposition du gouvernement Jospin, place depuis 2002 les élections législatives juste après la présidentielle), la logique présidentielle du régime s'est exacerbée. Si les élus de la majorité l'oublient, on ne manque pas de le leur rappeler. « Si vous vous opposez, vous votez contre le président de la République » : l'argument d'autorité est souvent utilisé par Jean-Marc Ayrault, premier ministre et chef de la majorité, pour recadrer les troupes. Il sera à nouveau dégainé en juin, quand les députés vont devoir voter la confiance au gouvernement sur le pacte de responsabilité annoncé par François Hollande au début de l'année.
Au quotidien, les textes se succèdent, les examens dans les commissions aussi. Des activités chronophages, en tout cas pour les élus qui travaillent. Mais les députés de la majorité restent avant tout des machines à voter les lois élaborées par le gouvernement. « Les débats démocratiques au sein du groupe sont insuffisants. On nous dit souvent que "tout a été tranché", qu’"on ne peut plus toucher à l'équilibre" des lois proposées. Je ne suis pas d'accord ! Sinon, à quoi ça sert qu'on soit là ? » dit Chaynesse Khirouni, 46 ans, députée PS de Meurthe-et-Moselle.
« Le parti socialiste a toujours été attaché aux droits du Parlement, mais l'inversion du calendrier, qui n'a été votée par aucun militant, aucun congrès, a scellé la présidentialisation du parti : on a calqué le fonctionnement du PS sur celui de la Cinquième République, déplore Thomas Thévenoud, 39 ans, élu en Saône-et-Loire.. Il ne faut pas s'étonner que ce pays ne se sente pas représenté. On réduit la réalité politique à un face-à-face François Hollande-Nicolas Sarkozy. Tout se met déjà en place, médias compris, pour le match retour en 2017. Je suis contre cette élection directe au suffrage universel qui crée de la radicalité. »
« Quand je travaillais en cabinet sous Jospin, je ne prenais même pas les députés au téléphone », avoue Christophe Castaner, 47 ans, qui travailla sous la "gauche plurielle" à la com de Matignon puis avec le ministre Michel Sapin. « Les députés ont un pouvoir d'amendement, un pouvoir d'influence sur certains textes, dans le dialogue avec certains ministres notamment. À part ça, notre rôle institutionnel est très limité. » Christophe Castaner est aussi maire de Forcalquier, commune des Alpes-de-Haute-Provence, et candidat à sa réélection aux municipales des 23 et 30 mars.
« Le renforcement du rôle du Parlement, c'est un des défis du quinquennat, assure Laurent Baumel, 47 ans, fondateur de la Gauche populaire. Cet ex-strauss-kahnien, un des rares francs-tireurs de la majorité, se veut même « théoricien de la rébellion ». « Si nous intériorisons que nous sommes des pions élus dans la foulée de François Hollande, qui votent les textes du gouvernement et mendient les amendements que le gouvernement veut bien nous donner, alors il vaut mieux plier les gaules. Dans une mairie au moins, on change très concrètement la vie des gens. »
Selon lui, la « dépendance » n'est pourtant pas une fatalité. « Rien n'empêche le premier secrétaire du PS ou le président du groupe PS de ne pas être les courroies de transmission du gouvernement. En instaurant un soutien négocié à la politique du gouvernement, comme aux États-Unis, on ferait évoluer le régime de l'intérieur. »
En réalité, les rébellions sont rares, et vite étouffées. Le groupe tolère mal ceux « qui ne jouent pas le jeu ». D'où de réguliers psychodrames, au scénario immuable : deux ou trois élus haussent la voix en réunion du groupe socialiste, les dirigeants de la majorité promettent des sanctions, rarement appliquées. Les mécontents s'indignent devant les caméras et les micros, qui guettent ou encouragent les réactions outragées, dans la fameuse salle des Quatre-Colonnes où se rencontrent journalistes et parlementaires.
Mais au fond, la protestation reste toute rhétorique. Pour l'instant, aucun député PS n'a quitté la majorité. Et, malgré les désillusions et les désaccords, seuls une poignée d'entre eux y songent vraiment. « Les parlementaires impuissants sont condamnés au conflit majeur ou au baroud d'honneur », lançait il y a quelques mois lors d'un colloque à l'Assemblée le député Jérôme Guedj, figure de l'aile gauche du parti, expert reconnu de la protestation face caméra.
Sur les 300 députés de la majorité, beaucoup ont choisi de se fondre dans le décor. Ou plutôt, de ne jamais y apparaître. Ce "Marais" de députés, présents à l'Assemblée par intermittence, ne fait pas l'actualité politique, ne réclame pas de rapports, fuit les médias, dont beaucoup ont une peur bleue. Ils savent que dans cette majorité pléthorique, il y aura des morts en 2017. Peut-être beaucoup. Alors ils ratissent déjà leur circonscription. C'est aussi une façon d'échapper à la sinistrose collective. « Je connais beaucoup de députés malheureux », dit Laurent Baumel.
« Nous n'avons ni le cadre politique, ni l'espace pour exprimer des nuances avec un projet de loi présenté par le gouvernement, explique Chaynesse Khirouni. La moindre critique vire à la crise politique. La faute à qui ? Aux médias, sans doute, mais aussi au manque de lieux de débats entre le président, le gouvernement et la majorité. »
« On est vite traité de béni-oui-oui, admet Olivier Véran. Alors on essaie de réagir sur les réseaux sociaux, d'être plus visible. » Pour faire parler des "médecins mercenaires" qui coûtent cher aux hôpitaux, ce jeune député PS a contacté Le Parisien. La médiatisation lui a permis de rédiger un rapport parlementaire. Mais l'encadrement de ces pratiques n'est toujours pas voté. « Il ne faudrait pas que nos rapports servent de presse-livres », soupire-t-il. Un exemple parmi tant d'autres.
Comme Olivier Véran, certains quadras tentent de se singulariser par des happenings médiatiques ou en se spécialisant sur des "sujets" qui leur donnent une visibilité : l'évasion fiscale (Yann Galut), les comportements abusifs des multinationales (Thomas Thévenoud), les questions financières (Karine Berger), le pouvoir d'achat (Laurent Baumel) ou… les ennuis judiciaires de Serge Dassault (Carlos Da Silva).
Le mardi, tout le monde se retrouve pour les fameuses questions au gouvernement, diffusées sur France 3 – à l'Assemblée, il y a aussi une séance le mercredi, mais elle est moins courue. C'est le moment des effets de manche. On voit alors hurler des députés qui, le reste du temps, ne sont jamais là (comme l'UMP Patrick Balkany). Chaque semaine, depuis des années, un député de l'UMP, Lucien Degauchy, enfile sa veste jaune pour qu'on le voie bien à l'image. « Il y a un côté ringard, mauvais théâtre », souffle Danielle Auroi, écologiste de 69 ans, élue pour la première fois au Palais-Bourbon en juin 2012.
Ce rituel télévisé, cette mise en scène boursouflée de deux visions du monde prétendument irréconciliables, masque mal l'absence de pouvoirs réels des parlementaires. « Nous payons cash l'esprit même de la Cinquième République, analyse Barbara Pompili. Ce régime a voulu limiter les moyens du Parlement, et il a mis en place des moyens très efficaces pour le faire. »
« L'outil est perfectible, admet poliment l'UMP Damien Abad. Il y a beaucoup de progrès à faire sur le droit d'amendement des parlementaires, les commissions d'enquête ou l'évaluation de la dépense publique. » Des lacunes qui, d'après lui, devront être comblées en 2017, quand la loi sur le non-cumul (qu'il a combattue car il juge qu'un député peut aussi être maire d'une petite ville) s'appliquera. « Si on veut un Parlement performant, il faut lui donner les moyens d'agir. »
Comme de nombreux parlementaires, qui n'osent pas le dire tout haut, Barbara Pompili juge par exemple que l'enveloppe collaborateurs attribuée à chaque député (9 504 euros brut par mois) est insuffisante : « Ce n'est pas politiquement correct alors que tout le monde se plaît à dire que les élus se gobergent, mais oui, c'est un souci, dit-elle. Surtout pour les non-cumulards qui n'ont pas de cabinet de maire ou de présidence de conseil général. Certains collaborateurs sont payés moins que le minimum syndical. On en a peu, et ils sont débordés car il y a du boulot pour quatre ! » (lire notre article sur les conditions de travail des assistants parlementaires). La loi ne s'écrit pas sans un long travail d'expertise juridique, d'auditions, etc. Que les parlementaires bâclent souvent...
« On ne peut pas faire correctement ce boulot sur tous les textes. On doit sélectionner les lois auxquelles on va se consacrer. Parfois on laisse passer des bêtises qui nous pètent à la figure après », poursuit Mme Pompili. Les administrateurs de l'Assemblée, ces hauts fonctionnaires chevronnés dans l'écriture de la loi, sont trop peu nombreux, et trop accaparés par les présidents de commission (finances, affaires sociales, économie, etc.) ou par les rapporteurs, ces élus qui suivent les textes au nom des différentes commissions. Selon Barbara Pompili, ce manque de moyens rend les « élus vulnérables aux lobbies, dont les équipes de juristes chevronnés rédigent des amendements tout prêts ».
« La question de l'utilité des parlementaires est posée. Pierre Rosanvallon propose un Parlement des invisibles... Moi, je parle des invisibles du Parlement que nous sommes », résume Thomas Thévenoud.
« Il faut renforcer le Parlement, pour qu'il puisse réellement contrôler le gouvernement, estime Matthias Fekl, 36 ans, député du Lot-et-Garonne. Il y a un gros chantier aussi sur l'évaluation des lois : un Parlement moderne devrait servir à supprimer des lois autant qu'à en voter ! Par ailleurs, le non-cumul doit conduire à une réduction significative du nombre de parlementaires, je dirais au moins d'un tiers. » Les économies réalisées serviraient à renforcer les moyens des députés. « Au Sénat américain ou au Bundestag allemand, un parlementaire est à la tête d'un staff d'une dizaine d'experts au moins : son travail est beaucoup plus approfondi, plus utile, plus influent. »
« Demain, il n'y aura que des députés à temps plein : ils vont rappeler qu'ils sont là pour faire les lois ! Il faut donc un Parlement à 250 députés avec plus de moyens », plaide Christophe Castaner. « Réduire, pourquoi pas ? Si j'avais dix collaborateurs, je m'amuserais comme un fou, rêve tout haut Thomas Thévenoud. À condition d'avoir de vrais pouvoir d'enquête et de contrôle de l'exécutif. Et de ne plus être englouti par cette procédure parlementaire surannée, avec toutes ces navettes, ces relectures, des discussions générales qui n'intéressent que nous, les amendements étudiés deux fois, etc. »
L'écologiste Barbara Pompili estime que la réduction du nombre de parlementaires « peut être une bonne idée dans le cadre d'une réforme qui donnerait plus de pouvoirs au Parlement ». « Mais il faut être réaliste : les députés ne voteront jamais le fait d'être moins nombreux ! Autant leur demander de se couper un bras ! » « Quatre cents députés pour faire la loi, c'est sans doute suffisant, admet Damien Abad (UMP). Mais le risque, c'est d'avoir des circonscriptions énormes avec des députés déracinés. »
Un temps évoquée, la réduction du nombre de parlementaires a de toute façon été reportée aux calendes grecques. Dans l'entourage de François Hollande, certains comme François Rebsamen, le président du groupe socialiste au Sénat, plaident pour que la modernisation de la démocratie, rendez-vous manqué du début du quinquennat, figure en bonne place dans le programme du futur candidat pour 2017. Il n'est pas sûr qu'ils soient entendus.
BOITE NOIRELes propos de plusieurs députés cités ont été recueillis cet automne ou cet hiver, en marge d'entretiens qui pouvaient concerner d'autres sujets.
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