Les deux hommes qui viennent de faire main basse sur Libération se livrent depuis plusieurs années à d'acrobatiques montages de sociétés, passant par le Luxembourg et d'autres paradis fiscaux. Bruno Ledoux, l'actionnaire principal du quotidien qui s'est emparé il y a quelques heures de la présidence de son conseil de surveillance, contrôle une myriade de sociétés luxembourgeoises, montées ou gérées depuis le Panama, les îles Vierges britanniques et les Seychelles. Plusieurs d’entre elles sont administrées par François Moulias, homme de confiance de Ledoux et tout nouveau président du directoire du quotidien, en remplacement de Philippe Nicolas, brutalement débarqué lors du conseil de surveillance de mercredi.
Mediapart a déjà établi, dans le premier volet de l'enquête sur le business de Bruno Ledoux, que l'immeuble de Libé, dont il est copropriétaire, est détenu par une cascade d’entreprises dont les ramifications s’étendent du Luxembourg aux îles Vierges britanniques. Le montage et l'utilisation de ces sociétés à des fins d'optimisation fiscale très poussée sont contestés par le fisc, qui réclame 40 millions d'euros à l'homme d'affaires et ses associés (le dossier est actuellement devant la justice). Comme l’atteste une plongée attentive dans le registre du commerce luxembourgeois, il apparaît aujourd'hui que ce système de détention d’actifs est généralisé dans le cadre des activités d’investisseur et de promoteur immobilier de Ledoux.
Selon notre décompte, le nouveau patron de Libération contrôle une dizaine de sociétés luxembourgeoises, dont les finalités ne sont pas communiquées publiquement, et qu’il ne nous a pas détaillées. Moulias gère plusieurs de ces entreprises, qui peuvent presque toutes être reliées à de fameux « territoires non coopératifs », même si l’actionnaire de Libération répète avec constance qu’il ne faut pas lui imputer la responsabilité de cette provenance, et que toutes ces structures sont en fait rattachées à sa holding français, Foncière Colbert finance (FCF).
Premier cas à retenir l'attention : l’entreprise répondant au doux nom de CFOLB venture one. Déjà citée dans notre article précédent car elle intervient dans le schéma de détention du siège de Libération, elle a été créée en 2002 par deux sociétés-écrans, Bynex International, basée aux îles Vierges britanniques, et Beston Enterprises, immatriculée au Panama. Deux territoires fiscalement opaques, qui offrent la plus grande discrétion aux investisseurs.
Interrogé, lors d'un entretien le 12 février, sur le montage où apparaît cette société, Bruno Ledoux avait martelé qu’« elle ne porte rien », et qu’elle est un simple relais sans importance vers une autre société, dont il est le copropriétaire. Il avait aussi insisté sur son statut d’actionnaire minoritaire, assurant qu'il n’était pas personnellement impliqué dans le choix des baroques constructions fiscales qui lui sont liées.
Suite à nos nouvelles questions, il a apporté le même type de réponse : « Je vous rappelle que les associés majoritaires ont toujours été et sont encore des fonds d'investissement étrangers, anglais ou hollandais pour l'essentiel, écrit-il dans un e-mail. À ce titre, leur volonté de gérer leur investissement directement du Luxembourg n'a rien de surprenant puisque c'est le cas de la quasi-totalité des fonds d'investissements immobiliers à caractère européen. »
En effet, le pays multiplie les cadeaux aux entreprises (lire notre enquête) et accueille à bras ouverts les investisseurs désireux d’acquérir de la pierre en Europe, en leur accordant de juteuses baisses d’impôts. Chantre de la compétition fiscale entre pays, ce membre fondateur de l'Union européenne est peu à peu devenu un trou noir de la finance mondiale. Ledoux lui-même admet que le Grand-Duché présente des avantages fiscaux intéressants. C'est d'autant plus vrai pour des investisseurs avisés ou bien conseillés, très au fait des techniques d'optimisation fiscale qui frôlent parfois les limites de la légalité.
D'ailleurs, il semble que Ledoux connaisse bien la société CFOLB, qui n’a finalement rien d’une coquille vide : selon ses comptes, elle détenait en 2009 pas moins de 5,6 millions d’euros d’actifs ! Le 28 juin 2002, elle a notamment servi à apporter plus de 1,3 million d’euros pour l’achat d'un immeuble au 12, Pierre-Ier-de-Serbie, dans le XVIe arrondissement de Paris. Le bâtiment est toujours détenu par la société de placement immobilier qui appartient pour un tiers à Bruno Ledoux. Et à l’époque, à la barre de cette opération immobilière, il n'y a que lui : il agit au nom de tous les acteurs du dossier et signe tous les documents.
Le contrôle du promoteur est encore plus net sur quatre autres sociétés, enregistrées entre 2002 et 2006 au Luxembourg, et nommées Malleza, HR Consulting, Gianicolo et LVHF Luxe. Ledoux apparaît comme leur unique propriétaire, et leur conseil d’administration est présidé par son homme de confiance, François Moulias. Outre Moulias, les trois premières sociétés comptent les mêmes administrateurs : Durham Management, une société immatriculée aux Seychelles (autre fervent défenseur de l’opacité fiscale), et LM1, une entité luxembourgeoise que Ledoux a indiqué détenir à 100 % au détour d’une communication officielle (ici en PDF) à l’AMF, en juillet 2011. Il existe aussi une structure LM2, détenue de la même façon.
LVHF Luxe compte, elle, un administrateur professionnel, Vincent Tucci, basé à Luxembourg. Ledoux explique qu'il l'emploie en tant que gestionnaire de LUPB, une filiale luxembourgeoise qu'il détient à 100 % via sa holding française FCF, et qui possédait 5 millions d’euros d'actifs en 2010, selon ses comptes officiels.
Toutes ces entreprises ont connu une valse d’administrateurs entre 2009 et 2013. Et à chaque fois, reviennent avec insistance les noms de Vincent Tucci, de François Moulias, parfois de Bruno Ledoux lui-même, de Sunnyside Invest & trade, basée pour sa part au Belize, et de RLM, une société créée au Luxembourg par Ledoux en septembre 2010, et dont tous les mandats ont été confiés à LM1 pendant l’été 2013.
Pour toutes ces filiales, Bruno Ledoux et François Moulias ne peuvent pas minimiser leur implication en se cachant derrière d’autres actionnaires plus puissants. Officiellement, ils contrôlent entièrement les sociétés. Il est donc intéressant de se pencher sur leurs statuts de création. C'est là que les paradis fiscaux apparaissent. Les sociétés luxembourgeoises que nous avons citées ont presque toutes été constituées, au moins en partie, par des sociétés basées en Suisse, au Luxembourg, au Panama ou aux îles Vierges. Autant de territoires permettant de créer des sociétés dont les propriétaires ou les bénéficiaires réels peuvent rester inconnus. Parfois la participation de ces mystérieux actionnaires est infime – moins de 0,1 % – mais elle existe bien.
Dans le schéma ci-dessous, nous avons tenté de résumer la situation, telle que nous la comprenons. Les entreprises signalées en rouge sont celles qui ont officiellement créé les sociétés aujourd’hui contrôlées par Ledoux. Nous avons indiqué leur pays d’origine. Les sociétés de Ledoux, en noir et en gris, sont accompagnées de leur date de création au Luxembourg, ainsi que des noms de leurs administrateurs actuels.
Quelle justification apporte Ledoux à la forte implication apparente de paradis fiscaux dans ses affaires ? Il nie fermement tout problème. « Toutes les sociétés luxembourgeoises que vous citez, sans exception, sont indirectement filiales à 100 % de ma holding française FCF SA, via sa filiale luxembourgeoise LUPB, dont le gestionnaire est Monsieur Vincent Tucci. Toutes ces détentions sont donc transparentes et parfaitement déclarées », affirme-t-il. Cette dernière phrase n'est qu'à moitié exacte : après vérification dans les derniers comptes déposés par FCF, ceux de 2011, plusieurs sociétés luxembourgeoises n'y figurent pas, dont Malleza, HR Consulting, Gianicolo, LVHF Luxe, LM1 et LM2. Il n'est certes pas obligatoire d'énumérer toutes ses filiales exotiques, et le CAC 40 s'en passe d'ailleurs allègrement, mais une question surgit logiquement : le fisc français connaît-il vraiment toutes les structures offshore de l'homme d'affaires ?
Une explication plausible de l'absence de ces filiales dans les comptes de FCF est, peut-être, qu'elles n'étaient en réalité pas aux mains de Ledoux et Moulias à l'époque. Les changements fréquents d'administrateurs en leur sein, souvent avec des allers-retours des mêmes individus ou sociétés-écrans, pourraient en effet signaler les quelques périodes où elles ont été utilisées par le promoteur et son fidèle second, bien des années après leur création.
Ledoux laisse en tout cas entendre que d'autres acteurs ont contrôlé ces structures. C'est l'argument qu'il utilise pour récuser tout « lien capitalistique avec les sociétés Bynex, Beston, Aelsion, etc. ». Selon lui, on retrouve les traces de ces sociétés-écrans uniquement à cause « des cabinets comptables locaux » luxembourgeois, qui auraient l’habitude de « constituer des coquilles vides », qu'ils peuvent ensuite revendre rapidement aux clients pressés. « Dans le cadre de la mise en place de partenariats internationaux, en particulier avec Lehman Brothers, l’actionnariat s’est contenté, pour des questions de rapidité, de leur acheter quelques structures vierges à la valeur nominale », détaille-t-il. Il assure avoir lancé tout récemment les démarches officielles pour que les bizarres sociétés fondatrices n’apparaissent plus dans les statuts de ses entreprises.
Cette ligne de défense était déjà celle qu’il avait développée lors de notre rencontre du 12 février. Elle peut correspondre à la réalité, mais le propre des sociétés-écrans est qu’il est impossible de savoir qui elles cachent. En théorie, elles peuvent bénéficier à n’importe qui. Et la remarque vaut encore plus lorsque ces entreprises des Seychelles, de Belize et du Panama apparaissent au détour des conseils d’administration de ces sociétés. Camouflent-elles un discret investisseur qui tire les ficelles dans l'ombre ? Mystère.
Il est bien sûr possible qu'en dernier ressort, toutes ces filiales luxembourgeoises appartiennent entièrement à Ledoux. Et lorsqu’on tâche de comprendre leur rôle, les maigres informations récoltées pointent en effet vers les intérêts de l’homme d’affaires. Ainsi, LVHF Luxe SA détient une société également nommée LVHF, mais française celle-là. Y est logée, à notre connaissance, la part de Bruno Ledoux dans Tecla Participations, un fonds de placement rattaché à Tecla, un joaillier parisien repris en 1996 par l’entrepreneur.
Il existe enfin une autre entreprise luxembourgeoise semblant être contrôlée par Ledoux : LGR Grundinvest. François Moulias en est en tout cas l’administrateur depuis avril 2009, par l’intermédiaire d’une dernière société, CDIP1. Or, LGR Grundinvest s’est vu attribuer le 29 mars 2012 une créance de 6,9 millions d’euros, que détenait Bruno Ledoux, provenant à l'origine d'un groupe espagnol où il a lui-même eu des intérêts. Ledoux pourrait donc en quelque sorte s’être confié ces dettes à lui-même, ou tout au moins les avoir passées à une société amie. Dans quel but exactement ? Les secrets bien gardés du Grand-Duché empêchent de répondre à cette question.
BOITE NOIRENous avions rencontré Bruno Ledoux le 12 février pour notre premier article. Nos nouvelles questions lui ont été adressées par e-mail le 18 février au soir, et il y a répondu le lendemain matin, quelques heures avant le conseil de surveillance qui lui a donné le pouvoir à Libé. Des demandes de précision, toujours par e-mail, n'ont pas reçu de réponse.
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