Maurice Buttin sera-t-il la seule personnalité condamnée dans l’affaire Mehdi Ben Barka ? À 85 ans, l’avocat de la famille Ben Barka s’apprête en effet à être jugé mardi, devant le tribunal correctionnel de Lille, pour violation du secret professionnel. Un délit passible d’une peine d’un an de prison et 15 000 euros d’amende, ainsi que d’une interdiction d’exercer, et d’une privation des droits civiques, selon les articles 226-13 et 226-31 du code pénal.
Les poursuites pour violation du secret professionnel sont rares, et celles qui arrivent jusqu’à un procès rarissimes (lire ici notre article sur le cas de la juge Isabelle Prévost-Desprez).
En l’espèce, la procédure contre l’avocat de la famille Ben Barka a été déclenchée après la diffusion d‘un reportage de France 3 annonçant, le 22 octobre 2007, l’émission par un juge français de plusieurs mandats d’arrêt internationaux contre des ressortissants marocains impliqués dans la disparition du célèbre opposant, et cela au moment même où Nicolas Sarkozy et Rachida Dati arrivaient pour une visite officielle de trois jours au Maroc.
Ce scoop au timing parfait avait déclenché la fureur du président français, et provoqué l’embarras des autorités marocaines.
L’affaire Ben Barka est en effet toujours instruite à Paris depuis 1965, et le juge alors saisi du dossier, Patrick Ramaël, est très motivé.
Les cinq personnes recherchées par le juge d’instruction parisien sont le général Hosni Benslimane, chef de la gendarmerie royale marocaine, Habdelhak Kadiri, ex-responsable de la Direction générale des études et de la documentation, Boubker Hassouni, infirmier et ancien des services secrets marocains, Abdelhak Achaachi, ancien des services lui aussi, et enfin Miloud Tounzi.
C’est ce dernier, commissaire de police en retraite, ancien officier de la Direction générale de la sûreté nationale, qui a saisi depuis le Maroc la justice française, faisant déposer une plainte à Paris par son avocat, le 13 novembre 2007. Dans cette plainte, Tounzi explique avoir été contacté au téléphone par le journaliste de France 3, qui lui annonçait l’émission du mandat d’arrêt le visant, tout en lui conseillant de s’enfuir et en se proposant de recueillir son témoignage.
Certainement de la plus haute importance, Tounzi ayant fait part de ses soupçons sur une fuite provenant certainement de magistrats parisiens, l’affaire a donné lieu, le 5 février 2008, à une ouverture d’information judiciaire du parquet de Paris pour « violation du secret professionnel ». Alors que le parquet dirigé par le procureur Jean-Claude Marin choisissait, à l’époque, d’ouvrir de simples enquêtes préliminaires sur certaines affaires politico-financières.
Cette affaire de fuite a été dépaysée vers le tribunal de grande instance de Lille en avril 2008. Entendu par un premier juge d’instruction en janvier 2009, Maurice Buttin a reconnu sans difficulté avoir donné des informations sur les mandats d’arrêt internationaux au journaliste de France 3. Interrogés en mars et en juin 2010, le journaliste Joseph Tual et le juge Patrick Ramaël se sont retranchés, l’un et l’autre, derrière le secret professionnel. L’affaire aurait pu en rester là.
Mais malgré des réquisitions de non-lieu du parquet de Lille, le juge d’instruction Mathieu Vignau a renvoyé Maurice Buttin devant le tribunal correctionnel, dans une ordonnance datée du 5 juillet 2013.
Autre paradoxe de taille, selon les recherches de Maurice Buttin et les investigations du juge Ramaël, le plaignant Miloud Tounzi n’est autre que Larbi Chtouki, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité par contumace lors du procès d’assises de 1966, au cours duquel deux policiers français avaient été condamnés pour l’enlèvement de Mehdi Ben Barka. Tounzi alias Chtouki n’a, depuis lors, jamais été touché par la justice française. Ou presque...
Bien qu’ayant été émis en 2007 par le juge Ramaël, les mandats d’arrêt internationaux n’ont pas été diffusés par la justice française. En octobre 2009, c’est-à-dire deux ans plus tard, et après plusieurs interventions auprès du ministère de la justice, quatre de ces mandats d’arrêt sont enfin sur le point d’être diffusés... mais ils sont aussitôt gelés, au motif qu’Interpol et le parquet de Paris demandent « plus de précisions ».
En fait, il importe de ne pas fâcher le royaume marocain, qui est un partenaire important de la France.
Chose plus incroyable encore, le plaignant Miloud Tounzi a été interrogé au Maroc, le 9 décembre 2009, par un juge marocain et deux magistrats du tribunal de Lille, venus pour compléter sa propre plainte. Il s’agit du juge d’instruction Marc-Emmanuel Gounot, flanqué du procureur adjoint Dominique Moyal « en tant qu’observateur ». L’affaire devait décidément être importante.
Apprenant cette audition par la presse, le juge parisien Patrick Ramaël a, le 31 mars 2010, demandé à ses collègues lillois l’adresse de Miloud Tounzi, qu’il souhaitait toujours interroger sur la disparition de Mehdi Ben Barka, après un déplacement infructueux au Maroc en 2006.
Après avoir consulté le parquet, le 14 juin, le juge Marc-Emmanuel Gounot a répondu à son collègue Ramaël que « l’adresse de la partie civile et la copie de son audition intervenue dans cette affaire ne p(ouvai)ent pas (lui) être communiquées ». Comme si, aux yeux de la justice, une violation du secret professionnel importait plus qu’un enlèvement suivi d’un assassinat.
Patrick Ramaël, qui a quitté l’instruction récemment, est considéré comme un juge fonceur et incontrôlable. Il a notamment réussi à effectuer une perquisition à la DGSE en 2010 dans l’affaire Ben Barka, et a également remué ciel et terre dans l'enquête sur la disparition du journaliste français Guy-André Kieffer, enlevé en 2004 en Côte d’Ivoire.
Bête noire de Nicolas Sarkozy (comme le fut son collègue Renaud Van Ruymbeke), faisant fi de la raison d’État, et en butte pour cela à des représailles de sa hiérarchie, le juge Ramaël a été déféré devant le CSM en 2011, sur décision du ministre de la justice Michel Mercier, et sous des prétextes bien peu solides. Un véritable règlement de comptes politique, qui s’est retourné à l’audience en faveur du magistrat, soutenu par de nombreux collègues (lire notre article ici). Patrick Ramaël a finalement été blanchi par le CSM le 21 février 2013 (lire la décision là).
Quelques mois plus tard, le juge Ramaël a fini par changer de poste, devenant président de la XXIIIe chambre correctionnelle. Les dossiers Ben Barka et Kieffer sont désormais suivis par un nouveau magistrat.
L’opposant marocain Mehdi Ben Barka a été enlevé en plein Paris le 29 octobre 1965, et n’a jamais reparu. « Je suis certain qu’Hassan II avait donné l’ordre de le kidnapper, et que l’affaire a mal tourné », explique Maurice Buttin à Mediapart. « C’est ce que j’ai plaidé devant la cour d’assises de la Seine en 1966, et ça m’a valu de devoir quitter le Maroc, le pays où je suis né et où je vivais à l’époque. » Maurice Buttin, qui était alors avocat à Rabat, s’est donc inscrit au barreau de Paris en 1967, et n’a pu retourner au Maroc que 17 ans plus tard.
Dans ce contexte, le renvoi de Maurice Buttin en correctionnelle est stupéfiant. « C’est une décision très politique que va devoir prendre le tribunal », prévient Alexis Gublin, le défenseur de Maurice Buttin, très étonné du tour qu’a pris cette procédure. « D'autant, ajoute l'avocat, que nous n'arrivons toujours pas à savoir si ces mandats d'arrêt internationaux seront diffusés. »
« J’espère au moins que ce procès pourra relancer l’affaire Ben Barka », déclare pour sa part Maurice Buttin. « Si la France diffuse enfin les mandats d’arrêt internationaux, il y a une chance pour que l’un des cinq hommes recherchés soit arrêté lors d’un déplacement à l’étranger, et qu'il dise enfin la vérité. L’intérêt, ce n’est pas qu’ils aillent en prison si longtemps après les faits, mais qu’ils parlent. La veuve et les enfants de Mehdi Ben Barka attendent cela depuis près de 50 ans. »
Hosni Benslimane, par exemple, a ainsi été signalé en Espagne en 2009, puis aux jeux Olympiques de Londres en 2012, sans que le juge Ramaël parvienne à le faire arrêter ou même interroger.
Maurice Buttin, lui, ne se défilera pas. Il se rendra mardi au tribunal de Lille, et fera citer deux témoins pour sa défense : le journaliste Joseph Tual, et Bachir Ben Barka, l’un des fils de Mehdi Ben Barka.
« Tout cela est d’une grande hypocrisie, conclut Maurice Buttin. Si j’avais demandé à Bachir Ben Barka qui, en tant que partie civile, n’est pas tenu par le secret de l’instruction, de prévenir un journaliste à ma place, il n’y aurait pas de poursuites ni de procès. »
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