En 2008 et 2009, juste avant d’être retiré du marché, le Mediator a atteint des records de consommation dans les départements du sud méditerranéen, d’après des données inédites qui viennent d’être divulguées par la Caisse nationale d’assurance maladie. L’analyse de ces données suggère que les prescriptions de Mediator ont été fortement influencées par la proximité des plages de la Côte d’Azur. La relation ne saute pas aux yeux pour un médicament qui était censé être un traitement d’appoint destiné aux patients diabétiques. Elle se comprend nettement mieux si le Mediator, dont la structure chimique est celle d’un anorexigène, a été massivement utilisé comme coupe-faim, notamment pour permettre aux adeptes des bains de soleil de garder la ligne.
Les données qui révèlent le « tropisme méditerranéen » des prescriptions de Mediator ont été rendues publiques par la Cnamts à la suite d’une demande du collectif Initiative Transparence Santé. Ce dernier regroupe des acteurs qui militent pour le libre accès aux données de santé détenues par les caisses d’assurance maladie. Il compte parmi ses participants la société Celtipharm, spécialisée dans le traitement des données sur les médicaments.
En 2013, Initiative Transparence Santé a demandé à la Cnamts de lui communiquer des données détaillées sur la consommation de Mediator entre 1999 et 2009, notamment le nombre de patients consommateurs du produit, la durée moyenne du traitement et le taux de prescription hors AMM (autrement dit ne respectant pas les indications officielles du médicament). L’un des objectifs de cette demande était de chercher à savoir dans quelle proportion le Mediator avait été utilisé comme coupe-faim.
Dans un premier temps, la Caisse nationale a refusé de répondre, en avançant l’argument selon lequel les questions posées par le collectif étaient aussi débattues dans le cadre de la procédure pour tromperie aggravée sur le Mediator, ouverte auprès du tribunal de grande instance de Paris. La Cnamts estimait donc que les données demandées étaient couvertes par le secret de l’instruction. Le collectif Initiative Transparence Santé a alors saisi la Cada (Commission d’accès aux documents administratifs), qui a rendu un avis favorable à la publication des données en novembre 2013. À la suite de cet avis, la Caisse nationale d’assurance maladie a accepté de répondre partiellement à la demande du collectif.
La Cnamts a fourni un tableau indiquant, pour chaque département, l’effectif des consommateurs de Mediator entre le 1er novembre 2008 et le retrait du médicament (le document, à consulter ici, porte la date du 31 octobre 2010, mais le Mediator a été retiré du marché fin 2009). Mediapart a pu analyser ce tableau, et en tirer une carte qui représente le nombre d’utilisateurs de Mediator par millier d’habitants, dans chaque département (carte à gauche ci-dessous ; pour calculer les proportions, nous nous sommes fondés sur les populations légales 2011 des départements établies par l’Insee, lesquelles ne diffèrent pas significativement des populations en 2008-2009).
Cette carte des prescriptions du Mediator a été confrontée à celle de la prévalence du diabète (carte de droite ci-dessous), tirée d’une étude de l’Invs (Institut national de veille sanitaire) publiée en 2010. Les taux données par l’Invs sont ceux de l’année 2009, et correspondent donc à la période des prescriptions de Mediator.
À l’époque considérée, la seule indication du Mediator conforme à l’AMM (autorisation de mise sur le marché) était « adjuvant du régime adapté chez les diabétiques avec surcharge pondérale ». Si le Mediator, censé être un traitement d’appoint du diabète, avait été prescrit uniquement dans le cadre de son indication, on se serait attendu à trouver beaucoup plus de prescriptions dans les départements du nord et de l’est. L’écart entre la géographie des prescriptions et celle de la pathologie accrédite l’hypothèse selon laquelle le Mediator a été massivement prescrit hors de son indication officielle. Autrement dit, comme traitement amaigrissant (on ne voit pas d’autre indication plausible).
Lorsque l’on confronte les deux cartes, on remarque immédiatement que les plus hauts niveaux de prescription de Mediator sont concentrés sur le sud méditerranéen ; en revanche, les taux de prévalence du diabète les plus élevés se trouvent essentiellement dans les départements du nord et du nord-est de la France, et en partie du centre. En revanche, les deux cartes sont en accord pour la partie ouest du pays, notamment la Bretagne et la côte atlantique : on y constate simultanément une faible consommation de Mediator et une prévalence basse du diabète. À noter que les valvulopathies provoquées par le Mediator ont été détectées par Irène Frachon au CHU de Brest, dans le Finistère, l’un des départements où l’on consommait le moins de Mediator…
Le cas des départements d’outre-mer est à part : la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane affichent des niveaux très élevés de prescription de Mediator et sont aussi identifiés par l’Invs comme des départements où la prévalence du diabète est particulièrement élevée ; la Réunion, qui a le taux de diabète le plus élevé de toute la France, a un pourcentage intermédiaire de consommateurs de Mediator.
La concordance, pour les DOM, entre prévalence du diabète et prescription de Mediator souligne a contrario l’anomalie que constitue la divergence entre les deux cartes pour la France métropolitaine. Si l’on entre dans le détail, en 2008-2009, les cinq départements de France métropolitaine qui comptaient la plus forte proportion d’utilisateurs de Mediator (en fait, majoritairement des utilisatrices) étaient, dans l’ordre, les Bouches-du-Rhône, les Alpes-Maritimes, le Var, la Corse-du-Sud et les Pyrénées-Orientales ; le Pas-de-Calais s’intercale en sixième position, suivi par le Gard, le Vaucluse et l’Hérault, puis le Nord.
Autrement dit, sur les dix départements les plus consommateurs de Mediator, huit sont dans le sud méditerranéen. Qui plus est, les quatre premiers du classement sont les seuls de France métropolitaine où la proportion d’utilisateurs de Mediator dépasse 10 pour 1 000 habitants. Dans le Pas-de-Calais, elle est de 9,74 pour 1 000 et dans le Nord de 8 pour 1 000, alors qu’elle dépasse 14 dans les Alpes-Maritimes, pourtant beaucoup moins touchées par le diabète que les départements du nord.
Peut-on savoir exactement dans quelle proportion le Mediator a ainsi été détourné ? Dans sa réponse au collectif Initiative Transparence Santé, le directeur général de la Cnamts, Frédéric van Roekeghem, fournit une réponse partielle : « Le taux de “hors AMM” sur la période des deux dernières années de commercialisation peut être estimé à partir de la consommation concomitante de médicaments antidiabétiques, écrit-il. En 2008, parmi les patients consommant du Mediator, c’est-à-dire ayant eu au moins un remboursement de Mediator dans l’année, 19,6 % étaient des personnes traitées par médicaments antidiabétiques. »
Cela suggère que les 80,4 % restants correspondent à des prescriptions hors AMM. Le directeur de la Cnamts introduit cependant une nuance : il faut aussi prendre en compte les diabétiques traités par régime alimentaire seul (sans médicament), dont on ne connaît pas le nombre exact. Mais il est probable que ce nombre est faible et ne change pas fondamentalement le tableau. L’étude de l’Invs déjà citée indique que les diabétiques traités pharmacologiquement sont 5 à 6 fois plus nombreux que ceux qui suivent seulement un régime (prévalence de 3,4 % contre 0,6 %). En se fondant sur cette indication, on peut estimer autour de 4 % la proportion de consommateurs de Mediator qui sont des patients diabétiques traités par régime seul. Cela conduirait à supposer qu’en 2008, les trois quarts des prescriptions de Mediator étaient hors AMM.
Quelle que soit la valeur exacte, elle est vraisemblablement très élevée. De plus, le « tropisme méditerranéen » des prescriptions suggère fortement une utilisation massive à visée amaigrissante (une explication alternative, mais peu plausible, serait que les médecins du sud-est prescrivaient systématiquement plus de Mediator que leurs confrères des autres régions). Ce tableau affaiblit l’argumentaire du groupe Servier, qui a constamment soutenu que le Mediator n’était pas un anorexigène, justifiant ainsi qu’il n’ait pas été retiré du marché en 1997, en même temps que l’Isoméride et le Ponderal, deux coupe-faim du même laboratoire chimiquement proches du Mediator.
Il est difficile de maintenir que le Mediator n’était pas lui aussi un anorexigène, dès lors que les données de la Cnamts suggèrent fortement qu’il a été utilisé larga manu comme coupe-faim. Ce qui suppose aussi qu’un nombre non négligeable de médecins savaient que le Mediator avait des propriétés amaigrissantes (d’après les données de la Cnamts, en 2009, 92 % des prescriptions émanaient de généralistes).
Au demeurant, la crainte d’une utilisation du Mediator comme coupe-faim a été formulée dès 1995 par les autorités sanitaires, qui ont lancé une enquête de pharmacovigilance sur le Mediator, après la découverte des risques liés à l’Isoméride et au Ponderal. Ces derniers ont été retirés du marché en 1997. L’année suivante, la Caisse régionale (Urcam) de Bourgogne lançait un avertissement. Dans une étude sur un échantillon de 568 prescriptions de Mediator, l’Urcam relevait 35 % de prescriptions « hors AMM ». Mais la proportion montait à 43 % parmi les femmes, concernées par plus de deux tiers des prescriptions. Et 86 % des prescriptions hors AMM délivrées à des femmes étaient à visée amaigrissante. L’Urcam notait aussi que la majorité de ces patientes prenant du Mediator pour maigrir n’étaient pas obèses et que leur cas ne justifiait pas un tel traitement.
L’Urcam rappelait aussi que le principe actif du Mediator, le benfluorex, avait une dénomination en « orex », suffixe attribué aux anorexigènes. Elle posait plusieurs questions cruciales : « Quelle est l’utilité réelle du Mediator ? Pourquoi le Mediator n’est-il pas classé comme anorexigène ? Faut-il reconsidérer les conditions de la mise sur le marché du Mediator ? »
Ces questions sont restées sans réponse. Seize ans après, les informations livrées au compte-gouttes par la Cnamts confirment que l’usage réel du Mediator n’était pas conforme à l’indication de l’AMM, et que sa commercialisation comme antidiabétique relevait d’un tour de passe-passe. Les données de santé sont l’une des clés de la détection des risques médicamenteux. À l’avenir, rendre leur gestion plus transparente constitue l’une des conditions nécessaires si l’on veut éviter de nouveaux Mediator.
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