C’est un dossier d’urbanisme particulièrement sensible que vient d’ouvrir, fin janvier 2014, le parquet du tribunal de grande instance de Draguignan. Un dossier où flottent des soupçons de corruption et qui risque de mettre le feu aux municipales à Saint-Tropez, puisqu’il concerne la gestion de l’urbanisme et la délivrance de permis de construire sous les mandats des prédécesseurs du maire actuel Jean-Pierre Tuveri (DVD) : le député du Var (UMP) Jean-Michel Couve (maire de 1983 à 1989, puis de 1993 à 2008) et le conseiller général (DVD) Alain Spada (maire de 1989 à 1993). Ennemis jurés, les deux hommes sont aujourd’hui candidats sur des listes concurrentes face au maire sortant Jean-Pierre Tuveri pour les élections de mars prochain.
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Le parquet de Draguignan a ouvert fin janvier 2014 une information judiciaire pour trafic d'influence et recel de trafic d’influence, ainsi que délivrance indue de documents administratifs. Cette procédure fait suite à une plainte déposée le 29 novembre 2013 au tribunal de grande instance de Paris par Me William Bourdon, avocat de Benno Feingold, propriétaire tropézien de 79 ans, qui estime avoir été lésé par son voisin et les deux anciens maires. La procédure fait également suite à un rapport adressé deux jours plus tôt par le maire, Jean-Pierre Tuveri, ancien haut fonctionnaire de l’OCDE, à Danielle Drouy-Ayral, procureur de la République de Draguignan, au titre de l'article 40 du Code de procédure pénale (qui oblige toute autorité publique qui « acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit d'en donner avis sans délai au procureur de la République »). Ce rapport administratif de sept pages met directement en cause certaines décisions d’urbanisme de ses prédécesseurs, Jean-Michel Couve, secrétaire national de l’UMP âgé de 74 ans, et Alain Spada, 69 ans.
L’histoire commence comme une banale querelle de voisins, à ce détail qu’elle se déroule sur la presqu’île de Saint-Tropez où les villas se vendent jusqu'à 50 millions d'euros. En septembre 1987, Benno Feingold, aujourd’hui à la tête avec son frère Édouard de plusieurs boîtes de nuit en région parisienne et du complexe des Pyramides à Port-Marly, y acquiert, au nom de la SCI du Soleil, un terrain de 3,5 hectares avec des droits à construction de 250 m2. Un terrain convoité par son voisin, un certain René Château, fameux éditeur de vidéos et ex-associé de Belmondo.
Située à plusieurs centaines de mètres du rivage, la parcelle de Benno Feingold est un espace boisé classé, normalement inconstructible. Mais le maire RPR de l’époque, Jean-Michel Couve, a créé lors de son premier mandat un système dérogatoire dit des « tâches blanches », ouvrant la voie au bétonnage des espaces boisés classés. « Nous avons considéré, avec les membres de mon équipe, que sur les terrains de plus d'un ou deux hectares, je ne me souviens plus, il y avait la possibilité de réaliser ce que l'on appelle une tâche blanche, c'est-à-dire de construire une maison afin que les terrains en question soient entretenus et donc protégés des incendies », justifie Jean-Michel Couve, dans un documentaire très bien renseigné réalisé par Stéphane Bentura, diffusé le 3 septembre 2013 sur France 2. Le premier plan d’occupation des sols (POS) de Saint-Tropez, adopté en février 1987, comptait une trentaine de ces « tâches blanches ».
Les quelque 200 parcelles des Parcs de Saint-Tropez sont aujourd’hui presque toutes bâties de villas…, à l’exception notable de celle de Benno Feingold. Son terrain disposait pourtant lors de son achat d’une de ces fenêtres de constructibilité, ainsi que d’un certificat d’urbanisme positif signé par la mairie. Mais toutes ses demandes de permis de construire, déposées entre 1989 et 1994, ont été systématiquement rejetées par la mairie…, au nom d’un soudain souci de la préservation des « sites et paysages remarquables » prévue par la loi littoral (entrée en vigueur en janvier 1986). Et ce malgré l’avis favorable à la construction de l’architecte des bâtiments de France ainsi que de l’association des propriétaires des Parcs de Saint-Tropez, prestigieuse copropriété de 110 hectares créée dans les années 1950.
Un plan, réalisé par un cabinet d’experts géomètres, montre que les autorités ont fait preuve de préoccupations environnementales à géométrie très variable : entre 1992 et 2012, des dizaines de villas ont été construites sur la presqu’île de Saint-Tropez, parfois même les pieds dans l'eau !
Plus étonnant, dans le POS adopté en 1997 par la municipalité de Jean-Michel Couve, la « tâche blanche » (zone constructible) de Benno Feingold saute la barrière pour se retrouver… sur la parcelle de son voisin, René Château. Lequel va ainsi pouvoir régulariser les agrandissements effectués depuis 1985 sur son terrain inconstructible. Entre 1985 et 2001, sa bastide avec piscine est ainsi passée de 209 m2 à 450 m2 et s’est dotée d’un court de tennis et d’un parking, « alors qu’aucune décision créatrice de SHON (surface hors œuvre nette, utilisée en urbanisme pour savoir si une construction respecte le coefficient d'occupation des sols – ndlr) n’est intervenue », s’étonne le rapport transmis par Jean-Pierre Tuveri au procureur de la République. Les auteurs du rapport ne comprennent pas non plus « comment l’importance et l’irrégularité des travaux réalisés par M. René Château ont pu échapper à la vigilance des autorités locales, de 1985 à 2001, alors notamment que les Parcs de Saint-Tropez avaient plusieurs fois attiré l’attention de la commune sur leur irrégularité ». Dès le 5 mars 1986, le président fondateur des Parcs de Saint-Tropez avait pourtant demandé au service de l’urbanisme de la municipalité de « bien vouloir venir constater l’infraction et prendre les mesures qui s’imposent » sur le chantier en cours chez René Château. En vain.
Une différence de traitement inexplicable pour Benno Feingold et ses avocats, sauf à soupçonner l’existence d’un « pacte de corruption ». À ce stade, il s’agit cependant de simples suspicions. Ce n’est qu’en février 2013 que l’entrepreneur dit avoir mis la main sur une pièce maîtresse, un courrier, qui évoque des « négociations » secrètes entre René Château et les deux prédécesseurs de Jean-Pierre Tuveri à propos du POS. Ainsi que la possible implication de fonctionnaires de l’ex-direction départementale de l’équipement (DDE).
Il s’agit d’un fax envoyé le 16 juin 1993 par René Château à Jean-Michel Couve. Battu aux élections municipales de 1989 par Alain Spada, Jean-Michel Couve reprend quatre ans plus tard la mairie lors d’élections partielles provoquées par de curieuses défections dans l’équipe de son adversaire qui s'était attaqué au bétonnage des côtes. Pour René Château, ce changement de maire tombe très mal : il risque de ruiner une partie de ses projets immobiliers. Le projet de POS d’Alain Spada, adopté le 22 décembre 1992 (qui ne sera jamais validé pour cause d'élections) prévoyait en effet un glissement de la tâche blanche de son voisin sur sa propre propriété !
Dans ce fax, René Château remercie « infiniment » le député Jean-Michel Couve de « l’entretien qu('il a) bien voulu (lui) accorder à l’Assemblée nationale, au sujet de la SCI du Soleil (mitoyen à (sa) propriété), quant aux suites que vous entendez donner aux prétentions bétonifères (sic) de son propriétaire, Beno Feingold (sic). » Puis, il rappelle au maire fraîchement réélu ses « engagements » : « maintenir le projet de révision du Plan d’occupation des sols de la commune de Saint-Tropez en l’état d’un déplacement (« négocié » avec votre prédécesseur Alain Spada) de la tâche blanche de la propriété du SCI du Soleil à la Bastide de la Treille (sa propriété – ndlr). » Qui plus est, Jean-Michel Couve se serait fait fort de lui permettre de rencontrer, « le plus efficacement possible », les deux agents de l’ex-DDE « chargés de la validation des nouveaux plans du POS de Saint-Tropez en cours de révision ». Une intervention visiblement « efficace », puisque, le 22 septembre 1997, le nouveau POS de Saint-Tropez, élaboré avec l’aide des services de l’État, rend constructible sa parcelle et inconstructible celle de Benno Feingold.
Contacté, Alain Spada nie toute négociation avec M. Château et tout déplacement de la tâche blanche, pourtant manifeste sur les plans des POS successifs. « À mon arrivée, j’ai mis le POS en révision pour mettre fin aux constructions sur des zones interdites, explique-t-il. Les services de l’État m’ont demandé de supprimer toutes les tâches blanches, dont celle de M. Feingold, car c’était illégal au regard de la loi littoral. Pour les constructions anciennes, comme celle de M. René Château, ils m’ont dit de mettre un espace de respiration autour, car on ne pouvait pas laisser des maisons comme ça sur des espaces boisés classés. Cela aurait constitué une erreur manifeste d'appréciation. Mais cela n’autorisait pas de nouvelles constructions. » Aujourd’hui, l’ancien maire de Saint-Tropez ne voit pas pourquoi « on n’autoriserait pas M. Feingold à construire, puisque dans le POS de 1997, M. Couve a réintroduit ses tâches blanches et que tout a été construit autour de sa propriété ».
René Château assure, lui, que le fax est un faux, « entièrement fabriqué ». « Je n’ai jamais rencontré M. Couve à l’Assemblée nationale, d’ailleurs je n’ai jamais été de ma vie à l’Assemblée nationale, nous affirme-t-il. Ce courrier est absurde : Jean-Michel Couve et Alain Spada se détestent et moi j’irais raconter à Couve que je me suis arrangé avec son pire ennemi ? Mais il faudrait être imbécile ! C’est archifaux. Vous pensez bien que si j’avais fait un arrangement, je n’irais pas raconter dans une lettre que j’ai magouillé ! Et il n’y a jamais eu de déplacement d’une tâche blanche. » D’après lui, sa signature a été “copiée-collée” d'un autre courrier, qu'il nous a fait suivre.
« J’ai bien adressé une lettre à M. Couve le 16 juin 1993, mais ce n’était pas la même machine à écrire et surtout pas le même texte », dit René Château. Voici le document qu'il nous a envoyé. Cette lettre, bien plus politiquement correcte, évoque une simple « rencontre » chez « un ami commun », et l'intention de René Château de s'« opposer avec énergie et par tous les moyens légaux aux agissements des promoteurs ».
C’est en tout cas au vu du premier fax qu’un commissaire enquêteur a demandé, le 8 avril 2013, à l'issue de la deuxième enquête publique sur la révision du plan local d’urbanisme (PLU), à la commune de Saint-Tropez d’ouvrir à l'urbanisation une partie des terrains de Benno Feingold, « pour supprimer cette discrimination ». Le permis de construire a été délivré par Jean-Pierre Tuveri, le 8 novembre 2013, pour une habitation de 293 m2, une piscine et un garage.
« S’il y a magouille à Saint-Tropez, c’est du côté de Feingold, bondit René Château. Comment a-t-il pu soudainement avoir son permis de construire alors que tout le monde, et notamment les deux commissaires enquêteurs précédents, s’y était opposé depuis trente ans ? » Le terrain fait en tout cas l’objet de toutes les attentions. Deux recours gracieux ont déjà été déposés contre le permis de construire, dont l’un signé du sous-préfet de Draguignan, Stanislas Cazelles, ancien conseiller au ministère de l’intérieur de Brice Hortefeux puis de Claude Guéant, qui argue du non respect de la loi littoral.
Des dizaines d’autres lettres montrent que René Château a multiplié les interventions au détriment de son voisin. Au point que « les très bonnes relations entretenues avec les deux maires successifs de Saint-Tropez lui ont permis de bloquer tous les projets de construction déposés par la SCI du Soleil », affirme le rapport administratif adressé par Jean-Pierre Tuveri au procureur. En 1994, quelques semaines après une quatrième demande de permis de construire de Benno Feingold, René Château avait ainsi obtenu auprès de la mairie un certificat d’urbanisme négatif concernant le terrain de son voisin, pourtant toujours classé constructible par le POS. « C’est faux, je ne connais pas la DDE pour obtenir ça ! Vous vous faites manipuler », conteste René Château. Le certificat est pourtant bien à son nom.
Ces documents, qui signent selon les avocats de M. Feingold « l’existence d’un trafic d’influence », ont été transmis à la justice. Laquelle devra désormais déterminer à quel titre M. René Château a obtenu un transfert de droits à construire au détriment de son voisin, quelle a été la contrepartie de cette « négociation » dans une région où le foncier et les autorisations administratives sont l’objet de toutes les spéculations. Et, si « pacte de corruption » il y a, quels en sont les acteurs, élus ou fonctionnaires. À six semaines des élections, René Château pointe un « règlement de compte politique, pour faire tomber les deux concurrents de M. Tuveri ».
Contacté, ce dernier n’a pas souhaité nous répondre. Jean-Michel Couve n'a pas non plus retourné nos appels. Questionné dans son documentaire par Stéphane Bentura sur d'éventuels pots-de-vin, le député UMP, maire pendant 21 ans de la commune, avait explosé : « Que celui qui parle de pots-de-vin me donne son nom et prénom et qu'il vienne me voir ici. C'est dégueulasse ! » Il a depuis déposé plainte pour diffamation contre le journaliste Stéphane Bentura et la chaîne France 2.
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