Sur les agendas, chacun est à sa place. François Hollande est aux États-Unis pour une visite d’État aux côtés du couple Obama. Jean-Marc Ayrault fait le service après-vente du pacte de responsabilité auprès d’un parti socialiste qui oscille entre tétanie et agacement. Mais la semaine épouvantable que vient de s’infliger le couple exécutif est une nouvelle illustration des dysfonctionnements structurels entre l’Élysée et Matignon. À tel point que malgré leur proximité politique, la tension est parfois vive entre le président et son premier ministre.
Depuis l’été dernier, les différences affleurent de plus en plus souvent. Il y a une part de tactique pour amadouer une majorité déboussolée par le pacte de responsabilité et par l’abandon de la loi famille. Une sorte de répartition des rôles où tantôt Ayrault, tantôt Hollande tentent de cajoler les socialistes. Une part aussi d’amateurisme, notamment dans la communication. Mais il y a aussi des nuances d’appréciation politique entre les deux hommes. À la fois sur la méthode – selon plusieurs proches interrogés, le premier ministre s’agace de la pratique politique de François Hollande, solitaire, tactique et parfois imprévisible – et sur le fond.
Aux yeux de certains socialistes, Jean-Marc Ayrault est plus social-démocrate que le président. Il a revendiqué depuis longtemps cette appellation quand François Hollande la récusait avant de la reprendre à son compte lors de sa conférence de presse du 14 janvier. « Il est moins social-libéral », dit un député fidèle au premier ministre. Dans les discours, Matignon est souvent plus soucieux des contreparties au « pacte de responsabilité » que l’Élysée. L’ancien maire de Nantes est aussi réputé plus disposé à avancer sur les réformes de société que son patron. Il ne s’agit que de nuances, bien loin des débats houleux avec l’aile gauche du PS, mais ces divergences ont tendance à s’accentuer au fil des mois.
Elles tiennent à la fois de leurs sensibilités respectives – en s'engageant en politique, Ayrault s'est d'abord lié à Jean Poperen, davantage marqué à gauche que les “Transcourants” du PS de François Hollande –, de leurs parcours – maire d’une grande ville versus président du conseil général de Corrèze –, et de leurs positions actuelles – le premier ministre est beaucoup plus aux prises avec les états d’âme de la majorité que le chef de l’État enfermé dans son palais doré.
Le cas le plus manifeste de cet éloignement a été la « remise à plat » de la fiscalité promise par le premier ministre en novembre. C’était une idée de Jean-Marc Ayrault et il a tordu le bras du président de la République pour obtenir le feu vert. Après une explication entre les deux hommes, Hollande a décidé de laisser faire. Les jours précédents, il avait pourtant laissé prospérer les rumeurs de remaniement. Certains à Matignon ont raconté depuis qu'ils pensaient faire leurs cartons et Manuel Valls avait commencé à préparer une équipe.
Selon plusieurs de ses proches, le premier ministre était alors excédé de voir le pouvoir reculer au gré de mobilisations diverses et variées. C’est par exemple l’Élysée qui a décidé du report de l’écotaxe, au plus fort du mouvement des Bonnets rouges, quand Matignon a tenté de s’accrocher. Cet automne, Ayrault a aussi envisagé un vaste mouvement à Bercy avant de s’en tenir à deux personnages clés, le directeur du budget dont Bernard Cazeneuve avait déjà acté le remplacement, et celui du Trésor, le très sarkozyste Ramon Fernandez, devenu proche de Pierre Moscovici. Mais, trois mois plus tard, tout cela est balayé : Ramon Fernandez est toujours en place et la réforme fiscale n’est pas certaine d’aboutir.
Quant à l’abandon en rase campagne de la loi famille, la décision a été prise après un déjeuner lundi 3 février entre le président et le premier ministre et c’est Jean-Marc Ayrault qui a appelé Dominique Bertinotti en début d’après-midi pour la prévenir. Mais dans la foulée, l’Élysée faisait savoir que c’est bien au Château que tout se décide. « C’est la volonté du président de concentrer symboliquement et politiquement les efforts sur la seule bataille de l’emploi », explique un conseiller de François Hollande. Et c’est le chef de l’État qui, face aux unes des journaux et à la fronde de la majorité, a cette fois décroché son téléphone, mardi matin, pour rassurer Dominique Bertinotti, avant de la recevoir longuement samedi à l’Élysée.
Depuis, à Matignon et à l’Élysée, le ton n’est plus le même. Les proches de François Hollande rappellent que le président de la République n’a aucune appétence pour les questions de société, qu’il n’a jamais voulu de la PMA et que, de toute façon, ce n’est pas sur ces sujets qu’il assurera la réélection qu’il vise en 2017.
« Le président de la République est là pour rassembler et il ne veut pas de faux débats qui viennent crisper une société qui l’est déjà. Surtout pas au moment où on demande un nouveau grand compromis social. Il est difficile de faire des réformes sociétales en France », explique un proche du chef de l’État. Il rappelle aussi que François Hollande a en ligne de mire un autre texte, sur lequel il s’était impliqué dans sa campagne et qui figure parmi les 60 engagements : celui sur la fin de vie.
Quant à lui, au risque d’ajouter de la confusion, Jean-Marc Ayrault promet que les principales dispositions du texte famille seront « examinées sans tarder ». « Le président de la République et le premier ministre ont décidé de calmer le jeu. Mais il n'est pas question de mettre le contenu des réformes sur l'adoption ou le statut des beaux-parents au fond d'un placard. On continue à y travailler », explique-t-on dans l’entourage du premier ministre. Et il n'est pas plus question, selon ce proche du premier ministre, d’abandonner le sociétal au profit du seul pacte de responsabilité : « Le pacte de responsabilité répond au cœur des préoccupations des Français : la croissance, l’emploi.... Mais on ne s'arrête pas pour autant de faire tout ce qu'il faut à côté. On n'enterre rien. »
Jean-Marc Ayrault est aussi très attaché à la politique d’intégration qui doit faire l’objet d’un séminaire ministériel mardi à Matignon. Certains au Château le sont nettement moins et n’hésiteront pas à plaider pour faire marche arrière en cas de polémiques trop vives. Dimanche, le président du groupe socialiste à l’Assemblée, Bruno Le Roux, a déjà averti : « Dans la période qui s'ouvre, quand je vois qu'on pourrait discuter de la question de l'intégration, je me dis que ce débat a besoin d'être maîtrisé. (…) Des propositions intelligentes n'appellent pas toujours des réactions intelligentes. » Ce proche de Hollande s’est également dit inquiet d'une « capacité à enflammer encore la société ». « Je dis au gouvernement : travaillons », a-t-il ajouté. « Sur cette question, Jean-Marc Ayrault est vraiment déterminé », veut pourtant croire une ministre du gouvernement.
Reste à savoir la marge que lui laissera l’Élysée. Car la question est de plus en plus évidente : à quoi sert Matignon dans la Ve République et sous le quinquennat qui n’a fait que renforcer le rôle déjà prééminent du chef de l’État ? Depuis plusieurs mois, il est difficile de retrouver une mesure forte qui ait été annoncée et menée à bien par le premier ministre. Quant à Hollande, il avait promis de ne pas faire de son premier ministre un « collaborateur », mais il a peu à peu cédé à la manie sarkozyste et au poids des institutions.
Sa conférence de presse du 14 janvier en a été la parfaite illustration : François Hollande a servi un véritable discours de politique générale (celui que fait d'ordinaire un premier ministre devant le Parlement), annonçant même un vote de confiance des députés. Il a également installé à l’Élysée le « comité stratégique de la dépense publique », censé préparer 50 milliards d’économies supplémentaires. Ce jour-là, une grande partie du gouvernement a été prise de court – même Jean-Marc Ayrault n’était pas de toutes les confidences. Le soir même, devant plusieurs responsables de la majorité, il en plaisantait : « François Hollande a été gentil. Il a demandé 50 milliards d’économies, il aurait pu dire 60 ! »
C’est pourtant à Matignon que se trouve toute la machinerie interministérielle. Depuis des mois, de nombreux conseillers se plaignent qu’elle fonctionne peu, ou mal, ou pas assez, tant l’emprise de l’Élysée parasite le processus de décision. « Depuis l’an dernier, Ayrault et Hollande s’éloignent. Comme le président et le premier ministre s’éloignent toujours », dit un conseiller habitué des arcanes institutionnels. « François Hollande a viré Jean-Marc Ayrault en décembre. Mais personne ne le sait ! Il ne vire jamais les gens mais il met en place les conditions pour que ce soit la même chose… Ce qui se décide aujourd’hui à Matignon n’a aucune conséquence », ironise, plus grinçant, un hollandais historique.
Du côté du premier ministre, on réfute évidemment et ses proches insistent sur la solidité d’un responsable socialiste toujours donné partant mais jamais parti. « Le premier ministre travaille. Il connaît sa feuille de route et il la met en œuvre de façon déterminée – voilà son état d'esprit », explique son entourage. Avant d’ajouter : « La tâche est rude parce que les dossiers sont rudes. Tout le reste, c'est l'écume. Le premier ministre ne s'en soucie pas. » D’autant moins, rappellent ses proches, que Jean-Marc Ayrault dit souvent qu’il n’a d’autre ambition que Matignon quand certains de ses ministres reluquent son poste, voire l’Élysée. « Jean-Marc Ayrault n’ambitionne pas d’être président de la République. Il est donc là pour faire le job et il n’est pas là pour faire des coups », s’enthousiasme un de ses soutiens à l’Assemblée, le député Luc Belot.
Mais le premier ministre s’agace parfois : « des signes d’irritation maîtrisés », dit un conseiller. Un ami de Jean-Marc Ayrault raconte lui avoir suggéré, un jour, de démissionner… Le premier ministre n’a rien répondu. La question ne se pose guère, encore moins pour un homme au sommet de sa carrière, qui revendique d’avoir le sens de l’État chevillé au corps et qui, à la manière de François Fillon sous Nicolas Sarkozy, se convainc qu’il est là pour tenir le cap face à un président de la République avide de « coups ». « Sa femme dit de lui qu’il est du granit… Je crois qu’elle a raison. Et Jean-Marc Ayrault dit que, dans sa vie politique, il a toujours été sous-estimé et qu’il a toujours pris des coups, alors qu’il n’a jamais perdu une élection », dit un conseiller. À Matignon, ils sont encore quelques-uns à parier qu’en 2017, le premier ministre sera toujours l’ancien maire de Nantes.
BOITE NOIREPour cet article, j'ai interrogé des collaborateurs de François Hollande, ainsi que des conseillers de Jean-Marc Ayrault et plusieurs de ses proches. De par leur fonction, ils ont tous requis l'anonymat, à l'exception du député Luc Belot. C'est la difficulté de l'exercice – que les lecteurs me pardonnent !
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