Le constat ne fait désormais plus aucun doute : c’est une crise ouverte qui frappe la Caisse des dépôts et consignations (CDC), la plus puissante institution financière française. Pendant des mois, Jean-Pierre Jouyet, patron de cette grande maison et ami personnel du chef de l’État, a en effet soutenu André Yché, le président de l’une de ses principales filiales, la Société nationale immobilière (SNI), alors même que les informations publiées par la presse, et tout particulièrement par Mediapart, mettaient au jour les dérives affairistes qui affectent cette entreprise, pourtant en charge d'une mission d’intérêt général, en sa qualité de premier bailleur social français.
Et voilà que le même Jean-Pierre Jouyet suggère, samedi, à l’occasion d’un entretien dans Le Figaro, qu’il pourrait exécuter son lieutenant, auquel il a si longtemps apporté son soutien. Du même coup, la crise de la SNI devient aussi celle de la CDC. Car le patron de la CDC fait dans la foulée l’aveu qu’il n’a pas choisi de lui-même de remettre de l’ordre dans sa maison mais qu’il s’y résout, contraint et forcé, parce que les révélations de la presse l’y poussent. Le discrédit qui retombe aujourd’hui sur André Yché éclabousse aussi Jean-Pierre Jouyet.
Il faut donc tout à la fois décrypter les mécanismes de la crise qui secoue aujourd’hui la Caisse des dépôts et consignations, mais aussi comprendre ce qu’elle révèle des dysfonctionnements plus généraux de l’État, jusqu’à ses sommets, c’est-à-dire jusqu’à l’Élysée. Car cette affaire soulève une question de fond : faut-il vraiment qu’un scandale de cette nature soit mis sur la place publique pour que l'exécutif fasse mine de découvrir qu’il faut en urgence réfléchir à la bonne stratégie en matière de logement social ?
* Le rôle moteur de la presse
Dans les remous qui secouent aujourd’hui la CDC et sa filiale, la SNI, un premier constat saute aux yeux : sans la presse, aucune des dérives affairistes dans lesquelles ont été prises depuis plusieurs années plusieurs filiales importantes de la CDC – la SNI mais aussi Icade – n’auraient été connues.
Dans le cas d’Icade, ma consœur de Mediapart, Martine Orange, a mis au jour très tôt, dès 2010, de nombreuses dérives, décrites dans des enquêtes que l’on retrouvera ici :
- Immobilier : ténébreuses manœuvres autour d’Icade
- 24 000 HLM vendues : les jolies plus-values du groupe Icade
- Logement social : l’étrange opération d’Icade
- Les offices HLM se mobilisent contre la vente des logements Icade
- 35 000 logements vendus : élus et HLM s’inquiètent
- Et maintenant, Jean-Marie Messier réorganise le logement social
Dans le cas de la SNI, nous avons révélé ces dernières semaines des dérives de même nature. Cooptation de Thomas Le Drian, le fils du ministre socialiste de la défense, au comité exécutif de la SNI ; versement d’honoraires exorbitants à un cabinet d’avocats piloté par Frédéric Salat-Baroux, le gendre de Jacques Chirac ; recherches effrénées des « plus-values latentes » au détriment des missions sociales ; mise au jour de nombreux autres dysfonctionnements par un rapport de la Cour des comptes révélé par Le Monde et Mediapart ; projet secret d’une privatisation partielle. Nos enquêtes, ci-dessous :
- Caisse des dépôts et SNI : le scandale Yché
- Vers une privatisation du numéro 1 du logement social
- Le logement social dans le piège des mondanités et de l’affairisme
- Le logement social entre privatisation et affairisme
Et pendant toute cette époque, qu’a donc fait Jean-Pierre Jouyet ? Si le scandale Icade est antérieur à son arrivée à la tête de la CDC, en juillet 2012, il a eu tout loisir, ensuite, de prendre connaissance des dérives qui ont affecté la SNI. Car les premières polémiques autour d’André Yché et des logiques spéculatives dans lesquelles il voulait entraîner la société ont alimenté des controverses publiques dès le quinquennat de Nicolas Sarkozy. À cette époque, le patron de la SNI avait ainsi adressé de « notes blanches » à l’Élysée, qui avaient fait scandale, car elles suggéraient que le premier bailleur social français copie les règles de fonctionnement des promoteurs immobiliers. Et il a même écrit un livre défendant ces pistes.
Arrivant à la direction générale de la CDC, Jean-Pierre Jouyet pouvait donc réorienter la SNI vers ses missions d’intérêt général. Or, le nouveau patron de la CDC n’en a rien fait. Pendant plus d’un an et demi, il a laissé André Yché faire ce qu’il voulait. On peut même dire les choses de manière plus abrupte : certaines décisions contestables n’ont pu être prises sans son aval. On imagine mal, ainsi, que Thomas Le Drian, le fils du ministre de la défense, ait pu être coopté au comité exécutif de la SNI sans le feu vert de Jean-Pierre Jouyet qui l’avait lui-même auparavant enrôlé… dans son propre cabinet.
On n’imagine pas plus que la SNI ait pu, le mois passé, monter au capital d’Adoma (ex-Sonacotra) pour y faire la chasse aux « plus-values latentes » sans que le patron de la CDC ne donne sa bénédiction. Bref, André Yché coulait des jours heureux à la CDC avec Jean-Pierre Jouyet. C’est bien la raison pour laquelle la crise de la SNI rejaillit aujourd’hui sur toute la CDC.
* L’opacité de la Cour des comptes
À chaque fois que l’on pointe l’opacité de la Cour des comptes, son premier président, Didier Migaud, s’en agace et fait valoir que le Code monétaire et financier encadre les règles de publication des enquêtes conduites par les magistrats financiers. Ce qui est incontestable !
Le fait n’en est pas moins là : l’immense majorité des rapports de la Cour des comptes restent secrets. En violation de l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme, qui garantit aux citoyens le droit de pouvoir vérifier par eux-mêmes ou par l’intermédiaire des élus de la Nation l’usage des fonds publics, ce principe démocratique de transparence est bafoué. Comme le savent nos lecteurs, ce fut le cas avec le scandale Tapie : il a fallu que nous interceptions le rapport de la Cour des comptes sur cette affaire, jusque-là secret, et que nous le mettions en ligne, pour que l’on découvre qu’il révélait des irrégularités constitutives sans doute de graves fautes pénales. La seule version publique disponible de ce rapport est d’ailleurs toujours celle de Mediapart ! Ce rapport est ici.
Et c’est aussi le cas pour ces scandales qui affectent la SNI et Icade. Dans le premier cas, celui du rapport sur la SNI réalisé par la Cour des comptes, il n’y a eu que huit destinataires, parmi lesquels le premier ministre Jean-Marc Ayrault, le ministre des finances Pierre Moscovici, les patrons de la CDC et de la SNI, le président de la Commission de surveillance de la CDC Henri Emmanuelli et plusieurs responsables parlementaires. Mais personne d’autres ! Lors de notre soirée en live avec la ministre du logement, Cécile Duflot, celle-ci a admis qu’elle n’avait pas été destinataire de ce rapport.
Il a donc fallu que Le Monde et Mediapart révèlent ce que disait ce rapport de la Cour des comptes pour que l’affaire commence à avoir des suites. Jusque-là, personne n’avait estimé que ce rapport devait avoir des prolongements ou que les manquements révélés devaient être sanctionnés.
Ce système d’opacité est évidemment grave. Car dans ce rapport de la Cour des comptes sur la SNI, il est précisé que les magistrats financiers ont aussi réalisé un rapport sur Icade. Or, ce dernier rapport est toujours secret, même si l’on sait qu’il révèle des irrégularités, sans doute encore plus graves que dans le cas de la SNI. D’où une question majeure : qui a intérêt à ce que ces irrégularités ne soient pas connues ?
* Le coup de gueule de Cécile Duflot
Dans ce naufrage de la puissance publique, il faut pourtant mettre à part Cécile Duflot, la ministre du logement. Car elle, au moins, a parlé droit et dit son indignation. Lors de sa prestation face à la rédaction de Mediapart, vendredi soir, elle a dit sans détour qu’elle était en total désaccord avec la stratégie d’André Yché, et qu’elle avait demandé au patron de la Caisse des dépôts d’intervenir pour remettre de l’ordre dans sa maison. On peut réécouter ci-dessous ce qu’a dit la ministre du logement, en réponse à nos interpellations :
Finalement, c’est donc tout cela qui a précipité les choses. Face aux révélations de la presse, ou encore à l’agacement public de la ministre du logement, Jean-Pierre Jouyet a sans doute compris qu’il devait prendre un peu ses distances avec son collaborateur. D’où une nouvelle stratégie du patron de la CDC : avec une mauvaise foi de premier communiant, faire mine de découvrir le problème.
* L'entretien de Jean-Pierre Jouyet dans Le Figaro
Jean-Pierre Jouyet a donc donné samedi un entretien au Figaro (il est ici – article partiellement payant). Un entretien qui est en vérité stupéfiant et parsemé de maladresses. Ne soutenant plus André Yché, il n’accable pas son collaborateur mais élude la question quand le quotidien lui demande s’il lui accorde toujours sa confiance : « Il est à la tête de la SNI depuis 15 ans, ce qui lui a laissé le temps de se faire des amis… et des ennemis. Pour ma part, je constate que la gestion de la SNI en fait un contributeur significatif aux résultats du groupe. » Et rien de plus !
Ne disant pas clairement qu’il condamne les dérives de la SNI – car il sait qu’on pourrait lui reprocher de se réveiller un peu tard –, Jean-Pierre Jouyet invente donc d’autres dysfonctionnements que ceux révélés ces dernières semaines, ou des dysfonctionnements réels mais qui ne sont pas au premier plan dans les controverses présentes : « Le temps des baronnies est révolu ! Cela ne peut plus durer. Je veux que la Caisse des dépôts apprenne la transversalité. Fini le temps où chacun pouvait se sentir propriétaire de son territoire, et piloter son propre petit fonds », s’insurge-t-il.
Le directeur général de la Caisse en vient donc à présenter les conclusions qu’il entend tirer de toute cette crise : « J'ai décidé de confier une mission à deux experts – Pierre Hanotaux, inspecteur général des finances, et Sabine Baietto-Beysson, du ministère du logement – pour examiner les opérations réalisées par le passé et établir le rôle joué par Icade et la SNI à l'époque, ainsi que pour évaluer le développement de cette dernière. Je me prononcerai quand leurs conclusions que je rendrai publiques, me seront remises fin mars. »
Pourquoi le directeur général de la caisse des dépôts a-t-il besoin de deux hauts fonctionnaires pour avoir une appréciation sur ces dérives – dont il ne parle pas précisément ? Parce qu’il ne sait pas, par lui-même, ce qui se passe dans la maison qu’il est censé diriger ? Parce qu’il ne parvient pas à lire par lui-même les deux rapports de la Cour des comptes, celui que Mediapart a révélé et celui qui est toujours secret ? À bien des égards, la proposition de Jean-Pierre Jouyet a des allures de galipette maladroite. Lui qui, prenant les commandes de la CDC en juillet 2012, a toujours renouvelé sa confiance dans les instances dirigeantes de la SNI cherche ainsi à faire du rétropédalage. Du même coup, pour se protéger lui-même, Jean-Pierre Jouyet décide de renvoyer à plus tard la résolution d’une crise… qu’il a lui-même contribué à envenimer !
Dans le même entretien, Jean-Pierre Jouyet avance des justifications tout aussi maladroites sur l’affaire Thomas Le Drian. Expliquant que c’est lui-même qui a coopté au sein de son propre cabinet, à la Caisse des dépôts, le fils du ministre socialiste de la défense, il a ces mots : « Je l'ai choisi, d'autant plus qu'il avait, avant mon arrivée, déjà rencontré la DRH du groupe. Il avait le bon profil, venant du monde de l'audit, et j'avais besoin de collaborateurs pour m'entourer au moment où je découvrais cette maison. Depuis, il a souhaité comme d'autres collaborateurs accomplir une mobilité interne et a donc rejoint la SNI, où il est en charge du contrôle de gestion. Je précise qu'il ne s'occupe d'aucun dossier relatif à la défense ou à la gendarmerie. »
Mais, cette fois encore, le patron de la caisse répond à côté de la question qui est au cœur des polémiques actuelles. Car si cette promotion a suscité des critiques, ce n’est pas tant parce que l’intéressé a été embauché comme contrôleur de gestion dans des filiales de la SNI – après tout, c’était dans ses compétences. Mais c’est que dans la foulée, André Yché l’a aussi coopté au comité exécutif de la SNI, comme s’il avait les compétences requises pour être l’un des cadres dirigeants de cette grande maison.
* La responsabilité de François Hollande
Dans cette histoire, on ne peut évidemment pas écarter la responsabilité de François Hollande. Car c’est lui qui a poussé à la tête de la Caisse des dépôts son meilleur ami, Jean-Pierre Jouyet, tout en sachant que sa nomination posait des problèmes de conflit d’intérêts (lire Après l’affaire Pérol, l’affaire Jouyet !). En quelque sorte, le mauvais exemple est venu du sommet de l’État : pourquoi le ministre de la défense se priverait-il de pousser son fils vers la Caisse des dépôts puisque le chef de l’État, ne prenant pas même le soin d’examiner les autres candidatures possibles – il y en avait d’autres, et de très grande qualité ! – y a installé son meilleur ami, ex-sarkozyste comme l’était lui-même André Yché ?
Soi-disant de gauche un jour, sarkozyste le lendemain, de nouveau soi-disant de gauche le surlendemain, Jean-Pierre Jouyet a changé constamment de fonction, incapable de rester durablement à un poste : chef de l’Inspection des finances, directeur du Trésor, ministre, président de l’Autorité des marchés financiers, puis directeur général de la Caisse. Et à peine nommé à la Caisse, il est au cœur d’innombrables rumeurs suggérant qu’il ne s’y plaît pas. Lui-même y prête le flanc puisque dans ce même entretien il prévient à l’avance – fait sans précédent – qu’il n’effectuera « qu'un mandat à la tête de cette institution » – une institution qui a besoin de stabilité, puisqu’elle est chargée de défendre des intérêts financiers majeurs pour la puissance publique et qu'elle est le principal investisseur de long terme de la place de Paris.
Même si Jean-Pierre Jouyet dément dans cet entretien au Figaro une rumeur persistante selon laquelle il pourrait rejoindre son ami François Hollande à l’Élysée, il peine à emporter la conviction.
* Les voies de la sortie de crise
Elles seront assurément difficiles à trouver. Certes, l’attaque de Jean-Pierre Jouyet contre les « baronnies » de la Caisse des dépôts suggère que les jours d’André Yché sont probablement comptés.
Et pourtant, ce serait sûrement une erreur de penser que le patron de la SNI porte seul la responsabilité des dérives de ces dernières années. Les responsabilités sont beaucoup plus larges. D’abord, il y a la responsabilité de l’État qui s’est fortement désengagé du logement social ou qui a toléré des dérives financières ou éthiques dans des sociétés qu’il contrôlait directement – l’exemple d’Adoma est là pour en témoigner. Au sein même de la CDC, il serait aussi un peu simpliste d’accabler André Yché et d’amnistier d’autres dirigeants : après tout, le patron de la SNI a usé et abusé des libertés que lui ont laissées les patrons successifs de la caisse, hier Augustin de Romanet, aujourd’hui Jean-Pierre Jouyet.
Et puis, il serait sûrement erroné de dire que le problème de la SNI se réduit au « cas Yché ». En vérité, si l’affairisme y a prospéré, c’est aussi en grande partie par le fait d’autres cadres dirigeants, notamment ceux qui ont fait leur classe dans le privé, en particulier dans les milieux des promoteurs immobiliers. Évincer André Yché, qui envers et contre tout est entreprenant et imaginatif, pour promouvoir l'un de ses collaborateurs qui n'ont pas ses qualités mais qui connaissent toutes les roueries de la spéculation immobilière pourrait même être une erreur.
La première urgence serait sans doute que la puissance publique choisisse enfin le cap qu’elle veut suivre pour défendre les missions du logement social, qu’elle choisisse une vraie stratégie. Car tout est là, sans doute : dans la « politique de l’offre » chère au patronat et à François Hollande, la seule vraie priorité, ce sont les entreprises. Le reste est résiduel, jusqu’aux missions d’intérêt général. Jusqu’au logement social au profit des plus démunis…
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