«Ces opérations étaient télécommandées […] il y avait un peu trop de certitudes, cela me paraissait louche, avoir 100 % de positif à chaque fois, cela paraissait un peu trop facile. » Entendu en visioconférence le 9 août 2012 par le juge d’instruction Hakim Karki, M. S., capitaine de gendarmerie vannois, n’a pas mâché ses mots. De janvier à mai 2011, son escadron de gendarmes mobiles, en mission à Mayotte pour lutter contre l’immigration clandestine, a été sollicité par le groupe d’intervention régional (GIR) de l’île pour participer à d’étranges opérations de saisie de stupéfiants.
Depuis début 2011, Hakim Karki, l’un des deux juges d’instruction du nouveau tribunal de grande instance de Mamoudzou, tente, dans deux enquêtes distinctes, de mettre au jour les curieuses méthodes des policiers et gendarmes du GIR. Créé en 2008, le GIR de Mayotte devait constituer le nouveau fer de lance de la lutte contre l’économie souterraine, grâce à l’association de gendarmes, de policiers, de douaniers, d’inspecteurs du travail et d’agents du fisc.
Une demi-douzaine d’indicateurs comoriens ont déjà décrit au juge ces « opérations plages », orchestrées par les gendarmes du GIR et auxquelles ils participaient en échange de promesses de titres de séjour. Selon leurs témoignages concordants, le GIR les sollicitait pour ramener du « bangué » (cannabis) d’Anjouan, en sus des clandestins dont ils assuraient habituellement le passage sur leurs kwassa-kwassa, ces canots de pêche servant à l’immigration clandestine.
Toujours selon eux, le GIR fixait les modalités de l’expédition, le lieu et l’heure auxquels la barque devait débarquer à Mayotte, certains gendarmes allant parfois jusqu’à fournir le carburant, un moteur, ou une puce pour rester en contact téléphonique avec le pilote. Puis les gendarmes n’avaient plus qu’à saisir la drogue et son porteur, en laissant repartir le pilote du kwassa-kwassa, leur indic. Des récits « téléguidés », balaie Me Jean-Jacques Morel, avocat d’un gendarme et d’un policier mis en examen en juin 2013.
Les témoignages des indics du GIR sont pourtant confortés par ceux d’un capitaine de gendarmerie, M. S., et de sa subordonnée, le lieutenant C. G. Les deux officiers ont été entendus dans le cadre de l’affaire Adi, du nom de l'indicateur à l'origine d'une information judiciaire sur une filière d’immigration illégale confiée le 17 décembre 2010 au juge Karki. « Généralement, dans ce type d’opérations, on met une équipe de surveillance avant, en gros on se cache et on observe assez longtemps mais dans ce cas d’espèce, les embarcations arrivaient toujours à l’heure », s’étonne le lieutenant C. G., interrogé par le juge le 5 septembre 2012.
« Dès le briefing il y avait des détails surprenants, je me souviens que le commandant du GIR m’a dit que la drogue devait être transportée dans un sac de sport, déjà c’était surprenant », poursuit la jeune femme. Elle confirme que les gendarmes mobiles, bras armés du GIR, avaient pour consigne de laisser repartir les pilotes des barques, avec lesquels le capitaine de gendarmerie Gérard Gauthier, ex-patron du GIR, était en liaison directe et « définissait les lieux où ils devaient débarquer la drogue ».
« Était-ce du radioguidage ? » l’interroge le juge, interloqué.
« Oui, il ne manquait plus que les fusées », répond C. G.
Son chef, le capitaine M. S., se souvient même avoir « assisté à une mission de reconnaissance avec un pilote agent de renseignement afin que celui-ci visualise la plage d’accès ». Lorsqu’il l’a interpellé sur ces étranges opérations, le capitaine Gauthier lui aurait répondu qu’il « avait un intérêt majeur à récupérer du stupéfiant, qu’il avait le soutien d’autorité de la gendarmerie, il était hypermotivé dans ce but là ». Quitte, donc, à en faire venir lui-même des Comores…
Un officier de la police aux frontières (PAF) affirme, lui, avoir surpris et photographié des gendarmes du GIR livrant du matériel nautique à un pilote de kwassa-kwassa. « Sur le quai Ballou à Pamandzi, j’ai vu arriver une barque avec un individu à bord type africain […] et deux autres individus manipuler des jerricans et un moteur hors-bord », a-t-il déclaré au juge. Les personnes n’étaient pas identifiables, mais « il y avait une estafette de gendarmerie sur le trottoir. » « Ce n’est pas vraiment glorieux de savoir que des opérations, dans le cadre de l’immigration clandestine, génèrent un pseudo-trafic de stupéfiants et […] que l’on a pris des escadrons mobiles pour participer à cela », a regretté le capitaine de gendarmerie.
En France, les « livraisons surveillées », inspirées par les méthodes de la DEA américaine (Drug Enforcement Administration), sont autorisées mais strictement encadrées. Le code de procédure pénal requiert l’aval du procureur ou du juge d’instruction – dont nous n’avons pas trouvé trace dans ce dossier – et exclut toute provocation policière. « Les actes autorisés ne peuvent constituer une incitation à commettre une infraction », indique la loi. Dans sa réponse à un questionnaire du Conseil de l'Europe sur les techniques policières, la France précise que les agents ont uniquement « un rôle passif consistant à suivre les membres d'un réseau afin d'identifier d'autres membres ou être en mesure de saisir des marchandises ».
C’est tout un système de chantage au titre de séjour qui est dévoilé par l’enquête du juge Karki. Les agents du GIR faisaient miroiter l’obtention de cartes de séjour aux passeurs comoriens s’ils ramenaient de la drogue. « Assez régulièrement, quand on interpellait des gens sans papiers, pas en règle, le GIR nous demandait de relâcher certaines personnes », a témoigné le lieutenant de gendarmerie C. G. En trois mois de mission à Mayotte, son chef se souvient d’en avoir interpellé « dix ou onze ». « Soit mon escadron était très fort de les avoir tous interpellés, soit ils devaient être plus nombreux que les dix annoncés », a ironisé le capitaine de gendarmerie. Comme l’ont révélé Le Tangue et Charlie Hebdo en juillet 2013, ils sont une petite centaine d’indics, tous étrangers, à être immatriculés en préfecture de Mayotte, mais sont en réalité beaucoup plus nombreux à travailler pour le GIR.
Selon les témoignages de certains d’entre eux, le système d’importation de drogue instauré par le GIR était bien rodé : ce dernier missionnait d’abord l’un de ses indics pour trouver et ramener des produits stupéfiants sur l’île. Pour financer sa traversée, le passeur était autorisé à embarquer quelques candidats à l’immigration clandestine. Et lorsqu’un candidat à la traversée n’avait pas suffisamment d’argent pour payer, il devenait le parfait pigeon : il faisait le voyage gratuitement, mais, en échange, devait faire la « mule » en débarquant la drogue sur le territoire.
Après avoir déposé ses passagers clandestins, le pilote, conformément aux demandes du GIR, se dirigeait vers une autre plage. Là, il déposait la mule, qui était immanquablement interpellée par les forces de l’ordre et accusée de trafic de drogue. Quant aux pilotes, « en principe, c’était eux-mêmes les agents de renseignement et nous avions comme consigne bien claire de les laisser repartir. Avec le recul, cela me semble terrible », a confié le lieutenant C. G.
Le GIR a ainsi pu réaliser d’importantes saisies de drogue, qui ont valu à ses membres de recevoir des primes de résultats. Quant au pauvre bougre qui se faisait arrêter avec la drogue, il pouvait toujours tenter d’expliquer aux juges qu’il n’était pas trafiquant… Le système décrit par les informateurs et les gendarmes mobiles semblait donc infaillible. Mais, début 2011, une jeune fille dénommée Roukia décède d’overdose. L’affaire fait grand bruit à Mayotte, surtout depuis que la presse a révélé que les deux dealers mis en cause ont affirmé avoir importé la drogue avec l’autorisation du GIR, qui leur aurait ensuite permis de la revendre. Les choses se sont alors accélérées…
Face à l’ampleur prise par cette affaire, il semble que le GIR a mis sous pression ses indics. Se sentant menacés, quelques-uns d’entre eux se sont rendus dans le bureau du juge Karki pour vider leur sac, comme D. A., qui, en novembre 2011, expliquait : « Ils (les agents du GIR) me cherchent et j’ai peur. (…) J’ai peur d’être tué par ces gens-là mais aussi par les familles des gens que j’ai fait incarcérer. » Le juge Karki a ainsi accumulé des témoignages d’indics, qui, tous, racontaient la même histoire. Au regard de ces dénonciations, certains éléments du dossier Adi apparaissent sous un jour nouveau. En fait, en reprenant le dossier, le trouble s’installe même dès le début de l’enquête qui a conduit à l’interpellation de ce jeune homme.
Comment, en effet, le GIR a-t-il réussi à mettre la main sur celui qui était suspecté d’être à la tête d’un réseau d’immigration clandestine ? Selon un procès-verbal d’opération, rédigé par le capitaine Gérard Gauthier et un lieutenant de la PAF, c’est Adi lui-même qui aurait pris contact avec les forces de l’ordre… Selon ce rapport, le 23 février 2011, Adi appelle Christophe Lemignant, un gendarme maritime qui travaille en étroite collaboration avec le GIR, pour lui expliquer qu’il allait venir dès le lendemain à Mayotte afin de « rencontrer un chef de service pour "travailler" ». Il précise aussi qu’il sera accompagné de son complice dénommé Fayad.
« En outre, Adi – de sa propre initiative – annonce qu’il transportera aussi un Comorien chargé d’un sac rempli d’herbe de cannabis qu’il déposera sur la plage de Petit Moya. » Drôle d’initiative, pour un trafiquant, de prévenir les autorités de son trafic… D’autant qu’Adi ne se contente pas – selon ce PV d’opération, toujours – d’indiquer le lieu d’arrivée de la drogue : il donne également la date… et l’heure exacte. Consciencieux, il passe même un petit coup de téléphone aux gendarmes avant de quitter Anjouan pour rejoindre illégalement Mayotte !
Apparemment pas plus surpris que ça, le capitaine Gauthier et le lieutenant de la PAF mettent en place un dispositif sur la plage de Moya à 18 h 15, Adi leur ayant indiqué qu’il arriverait vers 19 h 30. La barque d’Adi, particulièrement ponctuelle, est aperçue au large à 19 h 15. Une vingtaine de minutes plus tard, après que la barque a « beaché », le GIR interpelle un Comorien avec un sac contenant 22 kg d’herbe de cannabis. Adi et son complice Fayad, eux, sont repartis.
Pas pour longtemps : le capitaine Gauthier appelle tout simplement Adi sur son portable pour lui fixer rendez-vous « à 20 h 30, devant le cimetière catholique de Pamandzi ». Ensuite, poursuit le PV d’opération, « le capitaine Gauthier se rend seul au rendez-vous, stationne sa voiture devant le cimetière et deux hommes montent aussitôt dans la voiture en se présentant ». Conduits dans les locaux du GIR, Adi et Fayad y sont placés en garde à vue à 20 h 40. C’est ce qu’on appelle une opération rondement menée. Mais les deux malfrats ont vraiment fait tout ce qu’ils pouvaient pour faciliter la tâche des gendarmes…
Les étrangetés ne s’arrêtent pas là. Interrogé à plusieurs reprises par la PAF lors de sa garde à vue, Fayad explique dès sa première audition qu’Adi l’a informé « que les gendarmes de Mayotte lui donneraient une récompense s’il faisait rentrer quelqu’un avec du bangué ». Mais cette révélation n’intéresse pas l’officier de police judiciaire en charge de l’interrogatoire, qui coupe Fayad à chaque fois que celui-ci cherche à évoquer le volet stupéfiants de l’affaire ou l’implication des gendarmes. De la même manière, Adi n’a, à aucun moment, été interrogé sur l’importation de 22 kg de cannabis.
Comment est-il possible de ne poser « aucune question sur les stupéfiants pendant 96 heures de garde à vue », alors que le GIR et la PAF étaient « saisis sur commission rogatoire pour trafic de stupéfiants ? » s’est étranglé le juge Karki. « Il était prévu qu’on traite le volet d’immigration clandestine mais pas le volet stups », a éludé un policier de la PAF.
Et pour cause : à en croire la version d’Adi, la livraison des 22 kg de cannabis avait été entièrement orchestrée par le GIR. « Christophe (Lemignant, un gendarme, ndlr) m’avait transféré un crédit de dix euros et ils m’ont dit de chercher un GPS pour localiser l’endroit du débarquement », expliquera Adi au juge. Les gendarmes du GIR lui précisent bien « de ne pas déposer les clandestins à l’endroit où je déposais les stupéfiants ». « Ils m’ont indiqué que je dépose la drogue et le monsieur à 19 h 30 précises, poursuit Adi. Quand je suis arrivé aux abords de Mayotte, il était 14 heures (…) j’ai eu Christophe (Lemignant) qui m’a dit d’attendre 19 h 30. » La ponctualité s’explique…
On comprend également mieux l’incroyable naïveté avec laquelle les deux Comoriens sont montés dans la voiture du capitaine Gauthier. « Gérard m’a dit, on va boire un coup, me laver, me rafraîchir ; en entrant dans son bureau, il y avait plus de vingt personnes qui m’ont dit que j’étais en état d’arrestation », a raconté Adi. Plus tard, il précisera aussi au juge : « Gérard m’a dit "je suis désolé, je ne peux pas faire autrement". » Apparemment, le capitaine du GIR lui-même n’avait pas tout prévu. Selon le procédé habituel, en effet, Adi n’aurait pas dû être arrêté. Mais la PAF, qui le traquait, n’a visiblement pas accepté de le voir repartir libre. « On a été contents de faire notre filière immigration clandestine », a expliqué un fonctionnaire de la PAF.
Adi s’est donc fait pincer par la police aux frontières, mais cette dernière ne l’a jamais interrogé sur le volet stupéfiants qui mouille le GIR. Un compromis entre les deux services ? Le 31 janvier 2012, Adi a lâché le morceau au juge : « Ils m’ont dit que si je parlais pour les kwassa je prendrais quatre ans, mais si je parlais pour les stupéfiants j’en prenais vingt. […] Ils m’ont dit que même si le juge en parlait, il ne fallait pas le dire. » La « mule » a pour sa part été jugée en comparution immédiate le 26 février 2011 et condamnée à huit mois de prison ferme.
Interpellé à Cesson-Sévigné (Ille-et-Vilaine) le 25 novembre 2013 par des policiers du commissariat de Mamoudzou, le capitaine Gauthier, aujourd’hui retraité, a été transféré à Mayotte et mis en examen le 29 novembre 2013 par le juge Karki. Son avocat, Me Francis Szpiner, n'a pas donné suite à nos sollicitations.
BOITE NOIRELe Tangue est un journal d'investigation et de satire publié chaque mois à la Réunion depuis septembre 2012. Il traite de l'actualité de la Réunion, de Mayotte, Madagascar, et du reste de l'océan Indien.
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