Chassée par la porte, l’industrie pharmaceutique revient par la fenêtre. En dépit des scandales à répétition, les laboratoires pourraient s’immiscer dans la formation continue des médecins. Un arrêté du ministère de la santé leur permet en effet de financer les organismes formateurs. L’État ne serait-il donc pas en mesure de garantir l’indépendance ? Face à la fronde des médecins indépendants, Marisol Touraine temporise. Pour avis, elle a sollicité l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales) ainsi que ses propres services juridiques.
Mais d’après nos informations, pour des raisons juridiques, ni la première ni les seconds n’ont préconisé une interdiction de ce type de financement. Pourtant, des dérives sont déjà à l’œuvre sur ce marché juteux qui, toutes professions médicales confondues, représente plusieurs centaines de millions d’euros par an.
La formation continue est un concept qui s’est peu à peu imposé au cours des 20 dernières années. Jusqu’à très récemment, et en dépit de son caractère obligatoire, seuls quelque 15 000 médecins généralistes (sur environ 100 000) y avaient recours chaque année. Conçu sous le ministère de Roselyne Bachelot, élaboré sous Xavier Bertrand, mis en œuvre sous Marisol Touraine, le DPC (développement professionnel continu) est censé permettre à tous les professionnels de santé (chirurgien-dentiste, infirmier, masseur-kinésithérapeute, médecin, orthophoniste, etc.) d’évaluer leur pratique et de la perfectionner.
Tout l’enjeu de la bataille est de savoir qui les forme et comment. Et c’est sur la situation des médecins libéraux, un marché d’environ 100 millions d’euros par an, que des crispations se font jour.
Un organisme gestionnaire du développement professionnel continu (OGDPC) a été créé. Il s’agit d’une sorte de banque, qui reçoit l’argent de l’assurance maladie (notamment grâce à une taxe sur l’industrie pharmaceutique). Chaque profession y est représentée par une commission scientifique indépendante (CSI), chargée d’agréer les structures qui souhaitent former les professionnels en s’assurant de la qualité scientifique des programmes et de leur indépendance financière (gouvernance, CV des membres, liens d’intérêt, etc.). Parmi les médecins, il existe une CSI pour les généralistes. Et une autre pour les spécialistes.
Auparavant, les formations étaient en grande partie gérées par des centrales syndicales représentatives de la profession médicale. Mais les directives européennes sur les services (dites Bolkestein) imposent un marché ouvert de la formation. Pas question d’interdire à une entreprise d'intervenir sur celui-ci. Toute la question est de savoir si ces entreprises peuvent être en partie financées par l'industrie pharmaceutique.
Dès le printemps 2013, la CSI des médecins se prononce pour qu’il ne puisse pas y avoir « de financement des entreprises fabriquant ou distribuant des produits de santé dans les recettes totales de l’organisme ». Or, en juillet 2013, un arrêté du ministère prend le contre-pied de cette demande et autorise les organismes agréés à être financés par des labos.
Deuxième problème : pour être agréés, les organismes qui veulent être certifiés n’ont à envoyer qu’un seul programme de formation. La CSI doit juger sur ce seul programme, une sorte d'« appartement témoin », sans rien savoir de ce qui sera fait par ailleurs.
Pas de garantie de qualité. Aucune certitude d’indépendance. Les médecins s’insurgent. En septembre, ils écrivent à la ministre pour lui annoncer qu’ils entament un boycott de l’OGDPC et se retirent du dispositif. Dans leur missive, ils dénoncent « un système trop complexe », sans « les moyens adaptés » avec « des marges de manœuvre anecdotiques ». Ils s’estiment dans l’incapacité de faire leur travail face à un seul « programme vitrine », susceptible d’être présenté par des opérateurs ayant en réalité des objectifs purement commerciaux.
Dans ce courrier cinglant, le CSI s’estime dans l’impossibilité de garantir l’indépendance des programmes de développement professionnel : « Vous nous demandez de cautionner les dérives que va structurellement provoquer le dispositif. » En octobre, face à ces critiques radicales, la ministre de la santé choisit de temporiser et de demander son avis à l’IGAS. Or l’inspecteur en charge vient d’envoyer ses premières conclusions au ministère (le rapport définitif devrait être rendu dans environ 6 semaines). Au ministère, on explique que lesdites conclusions ne sont pas conclusives.
Au vu de l’expertise, une chose apparaît certaine : un simple décret ne pourrait pas interdire toute relation commerciale entre un organisme agréé et l’industrie pharmaceutique. En revanche, une loi le pourrait. « Politiquement, cette solution aurait notre préférence », assure-t-on au ministère. Mais une telle réglementation pourrait s’attirer les foudres de Bruxelles. C’est en tout cas l’avis des services juridiques du ministère, également consultés sur le sujet.
La ministre se trouve donc face à un choix éminemment politique et symbolique. « Si le marché de l’offre DPC se structure et est porté par des entreprises commerciales, on aura échoué », explique-t-on au ministère, où l'on se montre embarrassé au vu du climat actuel et des multiples affaires récentes (voir notamment le livre du docteur Bernard Dalbergue, ancien du laboratoire Merck, publié cette semaine).
D’autant que parmi les premières offres de DPC adressées aux médecins, certaines ne manquent pas d’interroger. Voici le type de formation proposée, qui permet de « combiner l’utile à l’agréable ».
À l’OGDPC cependant, l’optimisme est de rigueur. « Si les médecins payent eux-mêmes leur voyage à Saint-Domingue, il n’y a rien à interdire. Et puis n’oubliez pas que des médecins des DOM-TOM ont aussi besoin de se former », explique très sérieusement Monique Weber, directrice générale de l’OGDPC.
Il existe par ailleurs aux frais du DPC, donc de l'assurance maladie, des voyages moins lointains. Pas forcément désagréables pour autant. Avec pauses et hébergements pris en charge.
Certains organismes ne prennent même pas le soin de se cacher : ils annoncent les communications des laboratoires partenaires.
Pour Monique Weber, « il y a toujours des petits malins qui contournent la règle. Ce n’est pas pour autant qu’il faut jeter le discrédit sur tout le monde ». La directrice préfère insister sur le fait que le dispositif monte en puissance : 30 000 médecins ont été formés en 2013.
Autre argument entendu : même les universités et les hôpitaux, via des essais cliniques, ont des liens avec l’industrie pharmaceutique. Faudrait-il dès lors leur interdire toute formation ? « Sauf que la séparation des activités est bien plus facile à établir à l’hôpital que dans une entreprise formatrice », comme l’explique le ministère, qui assure : « Les congrès en Afrique du Nord avec communication des laboratoires, c’est fini. Ou alors, c’est facile à repérer et à bannir. Ce qu’on craint, ce sont des choses plus pernicieuses, des DPC promouvant une stratégie thérapeutique qui débouchera sur des profits par une prise en charge médicamenteuse. »
Pour Anne Bottet, présidente de l’association CNGE formation (Collège national des généralistes enseignants), acteur de longue date de la formation, « le ministère a une position ambivalente. Au vu des dérives déjà observées, il faut à présent avoir le courage de dire qu’on reprend tout. Il faut un cadre transparent, contrôlé, ne pas ouvrir la porte à la formation mercantile et tenir les labos à distance de la formation, sinon c’est faire entrer les loups dans la bergerie ».
Déjà, d’autres dérives se font jour. Chaque année, l’enveloppe de formation d’un médecin s’élève à 3 700 euros. Un toubib qui choisit son organisme de formation peut être indemnisé pour un temps équivalent à quatre jours de perte de ressources, à hauteur de 345 euros par jour. Le reste, soit 2 320 euros, va aux organismes prestataires.
Sauf que des organismes proposent de valider en une seule journée trois programmes. En clair, d’être indemnisés trois jours pour une seule journée passée à se former (1 145 euros au lieu de 345). Tout le monde est gagnant. Sauf la Sécu.
Ce 28 janvier, les médecins ont cependant choisi de retourner siéger à l’OGDPC et de mettre fin à leur boycott. La pression est grande : officiellement, tout le monde leur demande de séparer le bon grain de l’ivraie. À défaut de pouvoir le faire a priori, au vu du nombre de demandes, un contrôle a posteriori est envisagé, avec des contrôles sur place, des vérifications aléatoires, etc. Histoire de faire peur aux organismes peu scrupuleux.
Mais les moyens seront-ils suffisants pour exercer ce type de contrôle ? Pourra-t-on être sûr que l’organisme qui se dit financé à 5 % par des labos ne l’est pas en réalité à 20 % ? Qui pourra vérifier que les liens d’intérêt ont bien été déclarés ? Quel budget sera consacré aux contrôles ? Olivier Goëau-Brissonnière, président de la Fédération des spécialités médicales, dit faire confiance à la commission indépendante pour s’assurer que les organismes soient indépendants, y compris dans leurs financements.
Si Serge Gilberg, nouveau président (généraliste) de la Commission scientifique indépendante des médecins, n’a pas répondu à nos appels, le docteur Pierre-Louis Druais, président du Collège de la médecine générale, n'hésite pas à faire part de son scepticisme : « Nous n’avons pas changé d’idée : nous ne voulons pas d’une marchandisation du DPC. Nous allons tout mettre en œuvre pour que l’argent public n’aille pas indemniser des formations qui ne sont pas indépendantes. Nous referons le point en juin. »
D’ici là, de nouvelles problématiques pourraient apparaître, comme la formation à distance. Comment s’assurer qu’un médecin a bien suivi sa formation en e-learning ?
Interrogé, un docteur raconte sa formation DPC dans son fauteuil : « J’ai fait une formation "vertige et anémie". Un mec fait un topo. Ça m’a pris une heure. Ensuite, il y a un questionnaire pour voir si vous avez bien compris. Mais c’est du flan. Si j’avais été dans ma cuisine en train de préparer le repas, c’était pareil. »
Pierre-Louis Druais se veut ferme : « Il est hors de question qu’on indemnise ce genre de pratique. » Il n’empêche : le processus a été lancé, sans que le dispositif soit prêt. « On aurait pu y aller par étapes, explique-t-on au ministère. Mais la formation continue est un tel serpent de mer qu’on a voulu se lancer, quitte à changer les règles en cours de route. »
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