Fallait-il convoquer Monsieur Falletti ? Est-ce une boulette, une maladresse, ou un véritable scandale ? Le vrai-faux limogeage du procureur général près la cour d'appel de Paris, François Falletti, est en tout cas un véritable cas d’école des liens incestueux qui entravent encore l’autorité judiciaire au pouvoir exécutif. Comme l’a raconté Le Canard enchaîné du 5 février 2014, ce haut magistrat étiqueté à droite a été convoqué lundi 27 janvier au ministère de la justice, où il a été reçu par la directrice de cabinet de la ministre, Christine Maugüé, et par le directeur adjoint, François Pion.
Il existe deux versions de cet entretien en tête à tête.
Selon François Falletti, les représentants de Christiane Taubira l’ont incité à quitter son poste, afin que la ministre puisse y faire nommer un autre magistrat. Au passage, on aurait fait miroiter à François Falletti un poste de premier avocat général à la Cour de cassation, dont l’avantage serait de lui permettre de différer de deux ans et demi son départ en retraite, qui est prévu fin juin 2015. L’intéressé, froissé, a sèchement refusé cette proposition.
Dans un courrier à Christiane Taubira daté du 4 février, et publiée aujourd'hui par Le Figaro, François Falletti assure que « Madame Maugüé et Monsieur Pion m’ont fermement invité à quitter mes fonctions avec insistance, au motif que, selon les termes utilisés, vous souhaitiez les confier à un magistrat "partageant votre sensibilité". Je ne puis que vivement m’étonner d’une telle démarche qui marque une défiance à mon égard résultant d’une sensibilité supposée », écrit-il.
François Falletti, qui est non-voyant, et est assisté quotidiennement de son épouse, précise par ailleurs que celle-ci n’a pas été autorisée à assister à cet entretien, dans sa lettre à la ministre, qu’il a également adressée au Conseil supérieur de la magistrature (CSM).
Contacté par Mediapart, l’intéressé estime que sa situation actuelle n’est pas facile, mais refuse de polémiquer et souhaite poursuivre sa mission. Selon la version du ministère de la justice, en revanche, il ne s’est agi là que d’un entretien « courtois », pour évoquer la « fin de carrière de François Falletti », au cours duquel un poste lui a été proposé, et qu’il a refusé.
« Statutairement, François Falletti est avocat général à la Cour de cassation, et un poste de premier avocat général est libre. Ce poste lui a donc été proposé, avec déférence, alors que la plupart des magistrats sont reçus seulement par le directeur des services judiciaires. François Falletti a refusé, il reste donc procureur général », explique la Chancellerie, qui aimerait passer rapidement à un autre sujet. Ultime précision : « L’invitation lui avait été lancée le jeudi précédent, et non pas le jour même comme cela a été dit. »
Interrogée ce mercredi à l'Assemblée, Christiane Taubira s'est défendue avec une certaine véhémence (on peut voir la vidéo de son intervention ici).
L’affaire a en tout cas déclenché une belle polémique, les syndicats de magistrats (USM et SM) renvoyant aussitôt Christiane Taubira à ses proclamations vertueuses sur l’indépendance de la justice, et appelant de leurs vœux une vraie réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et des critères de nomination des magistrats du parquet.
Actuellement, les procureurs et les procureurs généraux sont nommés en conseil des ministres, après un simple avis du CSM sur les candidats choisis par le ministère de la justice. Une réforme ambitieuse consisterait à aligner le mode de nomination au parquet sur celui du siège, où c'est le CSM qui choisit les candidats. Ce qui pose, par ricochet, la question de la représentativité des membres du CSM.
Stratégique, le poste de procureur général de la cour d’appel de Paris est celui où l’on supervise l’activité de dix tribunaux de la région parisienne, dont les affaires de terrorisme et les dossiers « signalés ». C’est également le procureur général qui devra arbitrer le partage des dossiers entre le procureur de Paris, François Molins, et le tout nouveau procureur financier Éliane Houlette. Le poste est un peu plus trépidant que ceux de la Cour de cassation, et l’on y dispose de quelques leviers.
Enfin, le procureur général de la cour d'appel de Paris jouit d’un bureau somptueux au Palais de justice, sur l'île de la Cité, ainsi que de collaborateurs, d’une voiture de fonction et de frais de représentation. Autant d’avantages dont ne disposent pas les premiers avocats généraux à la Cour de cassation...
« Falletti ne veut qu’un beau poste à l’international, et surtout pas se retrouver à la Cour de cassation sous l’autorité de Jean-Claude Marin, qui est son ancien subordonné », explique un homme du sérail (Jean-Claude Marin était procureur de Paris avant d’être nommé procureur général près la Cour de cassation en 2011).
Selon un ancien procureur général, « le cabinet de la ministre a fait preuve d’une maladresse étonnante en proposant à Falletti un poste qui est au même niveau hiérarchique que le sien, mais qui offre moins d’avantages. Il ne pouvait que refuser, et maintenant que l'histoire est sortie, il est indéboulonnable ».
Dans les milieux judiciaires, François Falletti est considéré comme un homme de droite, membre de la très conservatrice Association professionnelle des magistrats après 1981. Issu d’une vieille famille de juristes, il bénéficie d'une réputation de magistrat compétent et sans aspérités. Il a notamment été directeur des affaires criminelles et des grâces sous Pierre Méhaignerie (de 1993 à 1995), puis procureur général à Lyon, à Aix-en-Provence, et représentant de la France à Eurojust, avant d’être nommé à Paris voilà quatre ans, sous Nicolas Sarkozy. Il est considéré comme un procureur général assez placide.
L’un des paradoxes de cette affaire de convocation est que l’immense majorité des hauts magistrats actuellement en poste a été nommée par la droite, sous Chirac et Sarkozy, et que la gauche est aujourd'hui dans l’incapacité d’y changer grand-chose : il faut attendre les départs en retraite ou trouver de belles promotions pour libérer les postes. À moins de sanctionner des manquements en prononçant une « mutation dans l'intérêt du service », avec l'accord du CSM, comme pour l'ex-procureur de Nanterre Philippe Courroye.
Une astuce récente du pouvoir a consisté à créer un poste de procureur financier afin de retirer une partie de ses attributions et de ses dossiers à François Molins, procureur de Paris, qui a le tort d'avoir été nommé sous Sarkozy, après avoir été directeur de cabinet de Michèle Alliot-Marie et de Michel Mercier, place Vendôme.
L'affaire Falletti a déclenché quelques cas d'amnésie sélective à droite. Profitant de l’aubaine, certains à l’UMP ont ainsi cru déceler une affaire d’État dans la convocation du procureur général. Le député Éric Ciotti l'a qualifiée de « véritable scandale », estimant sans rire qu'il s'agissait d'un événement « inédit dans l'histoire de la magistrature contemporaine ».
Pour sa part, le président de l'UMP Jean-François Copé n'a pas craint de qualifier cette convocation de « scandale d'État », s'estimant « choqué » des agissements de « la gauche qui nous a donné tellement de leçons de morale », et « est en train de mettre en œuvre des pratiques que jamais je n'aurais imaginé qu'on puisse voir en cette période » (sic).
Ces déclarations ont beaucoup amusé les magistrats, qui ont un souvenir très vif des limogeages express effectués sous la droite. « C'est une farce », a répondu Christophe Regnard, le président de l'Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire). « Dans la précédente majorité, quatre procureurs généraux, celui d'Agen, celui de Nancy, celui de Riom et le prédécesseur de M. Falletti ont été remerciés dans les mêmes circonstances. »
Preuve de cette suprême habileté de la droite, le limogeage brutal par Rachida Dati, en 2009, de Marc Robert, qui était alors le seul procureur général de gauche (en poste à Riom), et qui avait déplu, a été annulé par le Conseil d’État le 30 décembre 2011, et l’intéressé a pu retrouver son poste.
On pourrait encore ajouter à cette liste le cas du procureur général de Toulouse Jean Volff, fermement prié de quitter son poste par Dominique Perben, en 2003, au motif que son nom avait été cité dans l’affaire Alègre.
Enfin, il s’est même trouvé un procureur général de Paris qui a démissionné de lui-même : Alexandre Benmakhlouf. Ancien collaborateur de Jacques Chirac à Matignon et à la mairie de Paris, ex-directeur de cabinet de Jacques Toubon à la Chancellerie, ce magistrat bon teint était devenu procureur général à Paris, et était accusé d’étouffer les affaires du RPR. Il a décidé de remettre son poste à Marylise Lebranchu fin 2000, pour rejoindre la paisible Cour de cassation.
Les magistrats gardent aussi en mémoire la « préfectoralisation » des procureurs sous Nicolas Sarkozy, la mort annoncée du juge d’instruction indépendant par le même, et quelques sorties tonitruantes pour demander la suppression des syndicats de magistrats. Autant dire que les cris d’orfraie d’aujourd’hui n’en paraissent que plus cyniques.
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