Il ne se passe décidément plus un mois sans que la Caisse des dépôts et consignations (CDC) ne bruisse d’un nouveau scandale. Et à chaque fois à cause du même dirigeant, André Yché, qui est membre du comité de direction de la puissante institution financière, en sa qualité de président de l’une de ses principales filiales, la Société nationale immobilière (SNI). La SNI, qui est le premier bailleur social de France.
Il y a eu, dans le passé, les « notes blanches » que l’intéressé a adressées à l’Élysée, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, pour proposer à la puissance publique d’introduire les pratiques spéculatives des promoteurs immobiliers au sein du secteur du logement social et réaliser les « plus-values latentes » (lire Le logement social entre privatisation et affairisme). Puis, plus récemment, en décembre dernier, il y a eu le « référé » de la Cour des comptes révélé par Mediapart, pointant des transactions immobilières contestables réalisées au profit de la SNI mais au désavantage du ministère de la défense. Dans la foulée, il y a eu aussi la révélation, toujours par Mediapart, de la cooptation au sein du comité exécutif de la SNI de Thomas Le Drian, le fils du ministre de la défense (lire Le logement social dans le piège des mondanités et de l’affairisme). Puis, voici quelques jours, il y a eu ce rapport de la Cour des comptes, révélant que, sous la houlette d’André Yché, la SNI réfléchissait à une possible privatisation partielle et qu’elle connaissait de fortes dérives affairistes (lire Vers une privatisation du numéro 1 du logement social).
Et cette liste, aussi accablante soit-elle, n’est toujours pas exhaustive. Car il va désormais falloir ajouter une autre épisode à cette chronique sans fin : un épisode dénommé Adoma, la société très connue dans le passé sous son nom d’origine, la Sonacotra (Société nationale de construction pour les travailleurs algériens), qui est le premier opérateur national pour l’accueil des demandeurs d’asile, et qui est aussi très présente dans le secteur de l’hébergement adapté aux situations de grande précarité ou dans l’accueil des Gens du voyage.
De très longue date, Adoma intéresse en effet André Yché, qui n’a jamais caché son projet de croquer la société d’économie mixte. En 2007, la SNI devient ainsi actionnaire d’Adoma à hauteur de 28,6 %. Puis en 2011, la même SNI, tout en restant actionnaire minoritaire, en devient l’opérateur et assure sa gestion. Mais André Yché ne s’est jamais satisfait de cet entre-deux, et souhaite de longue date devenir l’actionnaire majoritaire. Pourquoi ? Pour y appliquer la stratégie qu’il applique partout ailleurs : rentabiliser les « plus-values latentes » que recèle la société ; œuvrer un peu plus à cette « marchandisation » du secteur du logement social qui est le cœur de sa stratégie. Avant de parvenir ultérieurement, comme l'a révélé la Cour des comptes, à une possible privatisation, au moins partielle, de la SNI…
À cet intérêt pour Adoma, nul mystère ! La société d’économie mixte est désormais dans une situation financière beaucoup plus satisfaisante que dans le passé. Mais surtout, elle dispose d’un patrimoine foncier et immobilier qui, au fil de sa longue histoire (on peut la consulter ici), pourrait précisément dégager de formidables plus-values, si elle était soumise aux règles ordinaires du marché. Et cela, pour une raison bien simple : à partir de 1956, quand des foyers Sonacotra ont commencé a être construits pour accueillir la main-d’œuvre algérienne dont la France avait besoin, et pour résorber les bidonvilles qui prospéraient alors, les zones d’implantation choisies ont toujours été à la périphérie des grandes villes ou des zones industrielles. Mais en plus de cinquante ans d’urbanisation galopante, ces zones périphériques ont souvent été absorbées par les villes concernées. Et la valeur de l’immobilier et du foncier a explosé.
Du même coup, si André Yché s’intéresse à Adoma et ses quelque 70 000 logements, ce n’est pas pour défendre les missions d’intérêt général que l’État lui a dévolues. C’est parce qu’il sait qu’il pourrait gagner avec elle des mille et des cents. Les valeurs comptables de l’immobilier d’Adoma atteignent en effet 1,4 milliard d’euros. Mais elles sont infiniment inférieures à ce que pourraient être les valeurs de marché.
Pour réaliser les « plus-values latentes » que recèle Adoma et faire une véritable culbute, il suffirait donc de céder les biens implantés dans les lieux où les valeurs du foncier ont explosé au cours de ces dernières décennies, et reconstruire des centres d’hébergement en des lieux beaucoup plus éloignés. Dans cette hypothèse, la culbute pour la SNI serait même à double détente, car après avoir engrangé ces plus-values, elle profiterait des schémas habituels de financement pour les nouveaux projets d’Adoma : l’entreprise n’apporte que 15 % en moyenne en fonds propres, l’État et les collectivités concernées de l’ordre de 35 %, le reste profitant d’emprunts à des conditions préférentielles. En clair, de l’argent public tomberait de la sorte à bon compte dans l’escarcelle de la SNI, qui pourrait y puiser indirectement pour financer ses projets dans le logement intermédiaire ou le logement privé.
Depuis qu’André Yché a fait comprendre ses convoitises sur Adoma, il a cependant rencontré sur son chemin des opposants à ses projets. Et de nombreuses voix se sont élevées pour défendre l’idée que la « marchandisation » avait déjà fait assez de dégâts dans le logement social et que les résidences et foyers d’Adoma devaient, eux, y échapper. Officiellement, le projet d’absorption d’Adoma par la SNI est donc au point mort, comme Le Monde (lien payant) s’est est fait récemment l’écho. Le ministère du logement y est très opposé, et le ministère de l’intérieur n’y serait guère favorable.
Mais il en faut visiblement beaucoup plus pour intimider André Yché. Et comme il jouit d’une situation de totale impunité au sein de la Caisse des dépôts, il a choisi de passer outre et de faire un pas de plus vers la prise de contrôle d’Adoma. Et c’est ainsi que très discrètement, le 19 décembre dernier, comme en témoigne l’ordre de mouvement des valeurs mobilières ci-dessous, la SNI a fait l’acquisition de 615 359 actions d’Adoma auprès d’un autre de ses actionnaires, la société Habitat en Région Services, une ancienne filiale des Caisses d’épargne spécialisée dans le logement social.
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Du même coup, comme le montre le tableau ci-dessous, la SNI a fait un bond au capital d’Adoma, passant de 32,87% à 42,74% au terme de l’opération, qui évidemment n’a pas pu intervenir sans l’aval des instances de direction de la Caisse des dépôts et consignations.
La SNI n’est donc pas encore parvenue totalement à ses fins et à mettre la main sur la société, mais l’opération atteste à tout le moins qu’André Yché n’a toujours pas renoncé à absorber Adoma. Mais le projet va encore sans doute au-delà. Car depuis un an, Adoma et l’Association nationale pour la formation professionnelle (AFPA) ont signé un accord-cadre, pour étudier les synergies possibles entre elles. Or, l’AFPA est elle aussi très riche en immobilier, même si les centres sont très dispersés, mal organisés et souvent notoirement sous occupés (on peut consulter à ce sujet un récent rapport de la Cour des comptes). André Yché se tient donc aussi en embuscade, espérant pourvoir croquer un jour Adoma mais aussi l’immobilier de l’AFPA.
Les relations tumultueuses entre la SNI et Adoma ne s’arrêtent d’ailleurs pas là. A la fin du mois de septembre dernier, le Canard enchaîné avait aussi révélé qu’un mode de rémunération pour le moins curieux avait été instauré par André Yché, au bénéfice des deux principaux dirigeants qu’il avait placé à la tête d’Adoma quand la SNI a hérité de sa gouvernance. Le directeur général d’Adoma, Bruno Arbouet, et le directeur général délégué, Philippe Pourcel, ont alors reçu des rémunérations versées par leur société. A notre connaissance, elles sont confortables mais sont dans les ordres de grandeur pour les organismes de ce type: le premier percevrait actuellement 180 000 euros en salaires annuels, hors avantage en nature; et le second 150 000 euros.
Mais à l’insu du conseil d’Adoma, un complément de salaire, pour un montant total de 80 000 euros annuels leur a été apportés, par le truchement d’une société de marchands de biens immobiliers dénommée S2AI, une filiale de la SNI.
Selon nos informations, l’affaire a fait, en interne, tellement de vagues que le conseil d’administration suivant d’Adoma, le 30 septembre 2013, a été amené à délibérer de la question, et que les dirigeants de la société ont dû fournir des explications emberlificotées pour justifier le fait que le plafonnement des rémunérations voulu par l’Etat avait été contourné. La justification avancée par le conseil a été que les deux dirigeants disposaient d’une rémunération supérieure, avant qu’ils ne quittent la SNI pour rejoindre Adoma, et qu’une « construction a été trouvée pour compenser ce différentiel ». Une « construction » imaginée à l’insu du conseil d’administration d’Adoma mais qui avait reçu une « validation juridique » (sic) de la SNI…
Mais le plus surréaliste, c’est qu’une fois que le pot aux roses a été découvert, il a été décidé… de ne quasiment rien changer ! Au cours du même conseil d’administration, un dirigeant d’Adoma a donc fait valoir qu’une autre « construction » – formidable formule ! – avait été inventée : « En terme d’image et d’appartenance vis-à-vis de l’extérieur, ce montage pouvant donner lieu à critique, il a été convenu qu’il serait souhaitable de prévoir une autre solution ».
Pour contourner le plafonnement voulu par l’Etat, il a donc été décidé que Bruno Arbouet et Philippe Pourcel bénéficierait toujours d’une « rémunération annexe » mais au titre de leur participation aux instances de direction… de la SNI, le premier en sa qualité de membre du comité de direction et le second en sa qualité de membre du comité financier.
Sans doute cette histoire de rémunération n’est-elle pas de l’ampleur de celles qui, périodiquement, éclaboussent le CAC 40 mais cumulée à toutes les autres, et intervenant dans une société d’économie mixte chargée d’assurer l’hébergement des plus déshérités, elle prend une forte résonance. Et elle est révélatrice des mœurs de gouvernance qui prévalent au sein de la SNI, et qui s’accommodent du secret et des conflits d’intérêts.
Quant il en va des questions d’argent versé à certains des cadres dirigeants qui l’entourent, ou à lui-même, André Yché se montre d’ailleurs d’une remarquable générosité. Les derniers comptes sociaux de la SNI auxquels Mediapart a pu avoir accès, ceux qui portent sur l’année 2012, font ainsi apparaître que les quatre membres du directoire (dont un a démissionné en juillet de cette année-là) se sont partagés 1,344 million d’euros en rémunération, un chiffre en hausse de 11,25% sur l’exercice antérieur. Rapportée à 3,5 personnes, cette somme suggère donc que les membre du directoire ont gagné chacun en moyenne 373 000 euros en 2012, soit une hausse de 23,5% sur l’année antérieure, ou si l’on préfère 28 692 euros en moyenne par mois, 13e mois compris. Ce qui, dans le domaine du logement social comme dans le domaine de la haute fonction publique, est une somme proprement astronomique.
Pourquoi la puissance publique tolère-t-elle tous ces dysfonctionnements ? Pourquoi le patron de la Caisse des dépôts, Jean-Pierre Jouyet, et au-delà l'Elysée, tolèrent-ils ces dérives à répétition ? Des honoraires exorbitants qui ont été versés à Frédéric Salat-Baroux, le gendre de Jacques Chirac jusqu’à la recherche effrénée des « plus-values latentes » ; des intrigues dans les coulisses du pouvoir sarkozyste jusqu’à la cooptation de Thomas Le Drian, le fils de l’actuel ministre socialiste de la défense, le gouvernement disposait de nombreuses raisons de mettre le holà à cette cascade de scandales, petits et grands, qui ont fini par n’en faire plus qu’un seul: le scandale Yché.
Alors pourquoi le gouvernement n’a-t-il donc rien fait et pourquoi a-t-il laissé les mains libres à André Yché ? Sans doute y-a-t-il des explications : le désordre qui règne au sein de ce gouvernement ; la volonté de poursuivre la même politique économique que Nicolas Sarkozy, y compris avec les hauts fonctionnaires qui l’ont servi, jusqu’à André Yché qui a fait du zèle sous le précédent quinquennat…
Mais sans doute y-a-t-il aussi une explication complémentaire qu’il faut prendre en compte et que l’on découvre, lorsque l’on lit le dernier rapport que la Cour des comptes a consacré à Adoma et que l'on peut consulter ci-dessous. Les magistrats financiers ont pointé des dérives dans le fonctionnement de la Sonacotra d’abord, puis d’Adoma qui lui a succédé, du temps où c’était l’Etat en direct qui pilotait l’entreprise. Des dérives telles que l’entreprise a fini par sombrer. Insalubrité, dérive financière : Adoma a commencé a faire naufrage, et l’Etat s’est révélé incapable de gérer convenablement une entreprise pourtant socialement décisive, puisque chargée de venir en aide aux populations les plus gravement déshéritées. L'impécuniosité progressive de l’Etat, la logique mortifère de l'Etat-pauvre, ont évidemment lourdement aggravé cette situation, Adoma étant incapable de faire les investissements nécessaires pour assurer ses missions d’intérêt général.
Or, ce sont ces manquements dont a profité André Yché. Redressant financièrement l’entreprise, il a enlevé une sérieuse épine du pied du gouvernement – ce fut le cas sous Nicolas Sarkozy comme c’est le cas aujourd’hui sous François Hollande. Dans les appuis dont profite André Yché, il y a le poids des réseaux qu’il s’est habilement construit… Il y a surtout la lâcheté d’un Etat qui, à dire vrai ne se soucie guère du logement social des plus déshérités et qui n’a plus qu’une seule obsession, la mise en œuvre à marche forcée d’un plan d’austérité de 50 milliards d’euros.
Sans doute est-ce cela la vraie clef du mystère. Pourquoi aller chercher des ennuis à un cadre dirigeant de la Caisse des dépôts qui est plutôt entreprenant, qui a su redresser financièrement Adoma – il faut lui en donner le crédit – et qui présente donc l’avantage de débarrasser de l’Etat du boulet Adoma, sans parler des petits services qu’il peut rendre ?
Par un mélange de désintérêt de la part de l’Etat, de lâcheté, de laxisme et de réseaux d’influence, c’est exactement comme cela qu’a commencé au début des années 1990, toujours au cœur même de la Caisse des dépôts, la scission du Crédit local de France, le banquier des collectivités locales, qui trois décennies plus tard a débouché sur le plus grand scandale bancaire français, celui de Dexia…
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