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Argent libyen: le faux témoin de Sarkozy

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Nicolas Sarkozy s’est appuyé sur un mythomane. En octobre 2013, l’ancien président français a longuement utilisé la déposition du réfugié toubou Jomode Elie Getty pour tenter de remettre en cause l’authenticité de la note libyenne révélée en avril 2012 par Mediapart au sujet du financement de sa campagne 2007 par Kadhafi. Ce témoin qui a déclaré avoir mis en garde Mediapart contre la publication de ce document est en réalité un habitué des fausses déclarations, mis en cause dans plusieurs tentatives d’escroquerie.

Déjà condamné pour harcèlement à six mois de prison avec sursis en juin 2011, Getty fait aujourd’hui l’objet de plusieurs plaintes pour « menaces », « tentatives d’escroquerie » et « extorsion de fonds », en marge de la faillite de la raffinerie Petroplus, qu’il prétendait pouvoir racheter pour 450 millions d’euros alors qu’il vivait du RSA à Paris. Le « témoin », qui a rencontré le marchand d’armes Ziad Takieddine mi-2012, aurait utilisé une dizaine d’identités différentes en France.

Jomode Elie Getty à Rouen, lors de la présentation de son offre de reprise de PetroplusJomode Elie Getty à Rouen, lors de la présentation de son offre de reprise de Petroplus © DR

Les avocats de Mediapart ont officiellement demandé, jeudi 30 janvier, aux juges René Cros et Emmanuelle Legrand d’enquêter sur le faux témoignage de M. Getty dans l’affaire de la note libyenne. Ils ont remis de nombreuses pièces (documents bancaires, billets de train, attestations…) prouvant que le témoin de Sarkozy n’avait pas pu rencontrer l’équipe de Mediapart, contrairement à ce qu’il affirme, la veille de la parution, et qu’il ne l’avait pas non plus « quittée en mauvais termes » après avoir prétendument averti les journalistes « qu’ils étaient aveuglés par leur haine à l’encontre de Sarkozy ».

Jomode Elie Getty s’était présenté à Mediapart comme un militant toubou – une ethnie du Sud libyen –, victime de la surveillance du régime de Kadhafi, au printemps 2012, et nous l’avons interviewé deux fois. Le 10 avril 2012, dans un article intitulé « Des réfugiés libyens espionnés à Paris accusent la France », il annonce une plainte contre Béchir Saleh, l’ancien directeur de cabinet de Kadhafi pour l’avoir fait « espionner illégalement » en France avec « la complicité de Claude Guéant et Nicolas Sarkozy ».

La deuxième fois, le 4 mai, il est questionné dans le Live de Mediapart sur le même sujet. Il évoque au passage le « scoop » de Mediapart – publié quelques jours plus tôt – sans le mettre en doute. Bien au contraire, il surenchérit en affirmant que « 50 ou 100 millions d’euros » n’était « rien » pour Kadhafi.

Dès la fin de la guerre de Libye, à l’automne 2011, Jomode Elie Getty apparaît dans les médias comme le porte-parole des Toubous à Paris. « Nous voulons un des trois ministères clés que sont le pétrole, les affaires étrangères ou l'intérieur », déclare-t-il au Monde qui le présente, en septembre 2011, comme le « fondateur » du Conseil national toubou, « installé à Paris depuis plus d'une décennie mais en relation permanente avec les membres toubous du Conseil national de transition libyen (CNT) ».

Saisis de plaintes successives, plusieurs services de police ont tenté de reconstituer l’écheveau administratif construit par Getty en France. Né à Zouar, au Tchad, en octobre 1978, il obtient à Paris, en juin 2003, un statut de réfugié politique tchadien, et une carte de séjour sous l’identité de Mabrouk Prince. « Prince », c’est le nom de famille qu’il s’invente, parce qu’il est issu d’une des trois lignées dites « donneuses de Derdé » (chef) au Tibesti. Il continue d’aller librement au Tchad, comme le montrent le passeport qui lui a été délivré par Ndjamena, sous son vrai nom, en mars 2009, et les tampons d’entrée et de sortie de ce pays. Et c’est une autre identité qui figure sur son passeport libyen retrouvé par les enquêteurs : Ali Mabrouk Mohamed Othman, né en octobre 1978, à Sebha.

D’autres noms apparaissent encore sur les comptes bancaires qu’il a ouverts : il est Mabrouk Mahamat au CCP, Mahamat Djomode pour la Société générale, mais encore Prince Mabrouk, et Djomode Elie Getty…

Il déclare aux policiers n’avoir occupé que « des emplois saisonniers » (cueilleur de pommes ou bagagiste) et, de fait, ses comptes n’engrangent rien d’autre que des versements de la CAF depuis quelques années. Ses voisins, auxquels il « emprunte des tickets de métro » ou « l’argent de la baguette », tombent des nues en le voyant apparaître à la télévision comme l’un des candidats à la reprise de Petroplus.

Le 8 mars 2013, Jomode Elie Getty, alias Prince Mabrouk, est en effet officiellement reçu par le ministre du redressement productif Arnaud Montebourg. Getty le saisonnier s’est mué en PDG de la compagnie Murzuq Oiland Gaz : il assure employer « 910 personnes dont 820 hommes armés spécialisés dans la protection des sites pétroliers » et « 6 ingénieurs dans la prospection ».

Dans le dossier Petroplus, il annonce qu’il envisage de reprendre « l’ensemble du personnel », 470 personnes, d’investir 150 millions d’euros pour la reprise de la production, puis encore 300 millions les années suivantes. « Nous n’avons pas demandé au ministre de contribution du Fonds stratégique d’investissement car nous n’en avons pas besoin, fanfaronne Getty. Sauf si l’intersyndicale le souhaite, auquel cas nous accepterons. » Le 16 avril, son dossier est rejeté par le tribunal de commerce.

Jomode Elie Getty devant les salariés de Petroplus en juin 2013.Jomode Elie Getty devant les salariés de Petroplus en juin 2013. © DR

Béatrice Pascual, la liquidatrice judiciaire, annonce qu’« aucune offre ne lui a été faite si ce n’est des lettres d’intention sans fondement ». Son premier partenaire, la société suisse Terrea, a fait marche arrière avant même le dépôt de la première offre. « Je me suis rendu compte que le type n’avait pas d’argent, explique Nicolas Jéquier, son gérant. J’ai fait un livre sur l’intelligence économique, je sais où il faut chercher. Je me suis rendu compte très vite que son accès à l’argent était irréaliste. »

Dans l’attente d’une rémunération, Getty s’était en tout cas rendu en Suisse, début 2013, pour y ouvrir un compte, accompagné d’un ancien banquier de la Société générale, Jean-Claude V. C’est chez Ziad Takieddine, l’ancien marchand d’armes du clan Sarkozy, que Getty avait fait la connaissance de ce banquier, courant 2012. À l’époque, il était venu proposer à Takieddine de servir d’intermédiaire dans la libération des otages du Sahel – finalement libérés en octobre dernier.

Pas découragé par le premier refus, Getty réapparaît, en juin 2013, devant une assemblée des salariés pour annoncer le dépôt d’une nouvelle offre de reprise. Il dit alors sans jeter le trouble que sa société Murzuq Oil « est en cours d’attribution de Kbis » ! « Mabrouk, il a fait ses études en France, il voulait renvoyer l’ascenseur », explique à Mediapart Yvon Scornet, responsable CGT de la raffinerie. Ce qui rendait son dossier crédible, poursuit-il, « c’était le fait que ceux qui ont participé au renversement de Kadhafi, les chefs de guerre, pouvaient avoir des prêts des fonds libyens pour des investissements à l’étranger ».

La page Facebook de Mursuq exhume curieusement les propositions de Sarkozy en août dernierLa page Facebook de Mursuq exhume curieusement les propositions de Sarkozy en août dernier © Dr

« Les documents fournis dans ces dossiers sont, pour partie, faux ou tronqués », annonce le préfet de Haute-Normandie Pierre-Henry Maccioni, le 18 octobre, après l’examen de la nouvelle offre de Getty. Le haut fonctionnaire juge l’offre de Murzuq Oil « fantaisiste et totalement irrecevable ». La liquidatrice estime qu’il n’est « pas admissible que l’on entretienne le rêve des salariés face à ces repreneurs ». L’affaire cache en réalité des escroqueries à tiroirs. Fin janvier, Getty a fait signer à deux associés les statuts d’une société virtuelle. 

Après le rejet de sa première offre, il se plaint d’avoir été trahi par un « associé saboteur ». « Au début, on me l’a présenté comme un grand monsieur. Je me suis rendu compte que c’était un baratineur, explique l’un d’eux, un commerçant, consul honoraire du Tchad, mis en cause dans l’affaire du Sentier 2. Il est fort, il a réussi à faire croire à M. Montebourg qu’il pouvait reprendre Petroplus. Quand il m’a demandé de l’argent pour prendre l’avion pour la Libye, j’ai compris qu’il n’était pas sérieux. »

Getty prétend qu’il va construire deux tours à Tripoli et qu’il a déjà « les terrains ». « Depuis la chute de Kadhafi, je fais partie des hommes les plus puissants du sud de la Libye » prétend-il. « Il n’y a rien derrière Murzuq, c’est du vent. Il a pris le vrai nom d’une société pétrolière puissante, qui s’appelle Murzuk, en changeant la dernière lettre », confie un proche qui a pris ses distances.

Mais il va plus loin. En avril, Getty réclame d’abord 4,5 millions d’euros à l’un de ces associés putatifs. En octobre, il lui envoie une facture portant un tampon « Prince Mabrouk group », lui réclamant finalement 3,4 millions de dollars pour des « frais de voyages » et de « préparation du dossier » dans le cadre de l’offre Petroplus. Cette fausse facture fait l’objet d’une plainte pour « extorsion de fonds » et « menaces de mort » déposée en janvier.

Cette enquête fait réapparaître de nombreux courriers rédigés par Getty, en partie incompréhensibles, voire délirants. En juin 2011, dans une longue lettre adressée aux juges antiterroristes parisiens, il assure avoir caché dans « la boîte à coudre de la grand-mère » de son ex-petite amie des informations sur un terroriste algérien. Il se plaint d’avoir été mal reçu au commissariat du Ve arrondissement. « Je gère une organisation de plus de 200 membres et je suis traité comme un mythomane par une policière », dénonce-t-il, promettant des informations si les juges lui viennent en aide.

Plus récemment, Jomode Elie Getty a aussi écrit pour faire placer sous tutelle son ancienne propriétaire, Monique Brandily, une célèbre ethnomusicologue spécialiste des Toubous, et son fils, qui l’avaient longtemps hébergé gracieusement. Elle venait en effet de vendre l’ancien atelier dont il avait été le locataire.

Par une lettre au procureur, Getty parvient à faire ouvrir une procédure. « Après m’avoir envoyé un expert psychiatre, la juge des tutelles est venue chez moi, en octobre, s’indigne l’ethnologue aujourd’hui âgée de 92 ans. C’est incroyable. Le but de toute l’opération contre moi et mon fils, c’était de faire annuler cette vente. » Et de se réinstaller dans les lieux. La juge des tutelles n’est pas dupe. Estimant que Mme Brandily « n’a pas besoin de mesure de protection », la juge prévient que M. Getty « ne peut être considéré comme un proche bienveillant », et que « son comportement à l’égard de cette famille invite à une très grande prudence quant au crédit qu’on peut lui accorder ».

Nicolas Sarkozy et Mouammar KadhafiNicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi © Reuters

C’est donc sur ce personnage que Nicolas Sarkozy s’est longuement appuyé, en octobre 2013, devant deux juges d’instruction parisiens, pour tenter de remettre en cause l’authenticité de la note libyenne révélée le 28 avril 2012 par Mediapart sur un financement libyen au moment de la campagne présidentielle de 2007.

M. Sarkozy a été entendu, le 10 octobre 2013, par les juges Cros et Legrand, chargés d’une enquête pour « faux et usage de faux » ouverte suite à une plainte déposée par l’ancien président. Selon l'ancien président, l'enquête ouverte sur sa première plainte en 2012 « n'avançait pas ». En dix-huit mois, il est vrai, aucun élément tangible n'était venu mettre en doute l'authenticité de cette note. Il a donc sorti Jomode Elie Getty comme un joker.

« Il apparaît, en effet, que [les journalistes de Mediapart] ont présenté le document qu’ils s’apprêtaient à publier à un certain Mabrouk Jomode Eli Getty, que pour ma part je ne connais absolument pas et qui, semble-t-il, avait la possibilité de consulter des milliers de documents de l’ancien régime libyen », a expliqué Nicolas Sarkozy sur procès-verbal. « Or, ce Monsieur déclare qu’il leur a indiqué qu’il s’agissait d’un faux grossier, précisant même qui, selon lui, l’avait réalisé. Or, la réaction de Mediapart a été de se fâcher avec cette personne. Ils attendaient évidemment qu’il confirme l’authenticité du document et non le contraire », a-t-il poursuivi.

Jomode Eli Getty avait déclaré aux policiers avoir rencontré les journalistes de Mediapart « la veille de la parution » de cet article. Précisant avoir vu alors le document sur un « téléphone portable », et avoir averti les journalistes « qu’il s’agissait d’un faux document ». Il a ajouté : « Je les ai informés qu’ils étaient aveuglés par leur haine à l’encontre de Sarkozy. Nous nous sommes quittés en mauvais terme. » 

Getty a livré quelques précisions fantaisistes : « Les notes de Moussa Koussa – le signataire du document et ancien chef des services secrets extérieurs libyens – faisaient au maximum deux lignes » ; « le nom de Nicolas Sarkozy n'apparaît dans aucun document du régime libyen ». Il précisait au passage ne « pas lire l'arabe pour des raisons idéologiques ».

La carte maîtresse de Nicolas Sarkozy était donc un leurre, mais ce faux témoignage a été opportunément utilisé par l’ancien président pour une raison très précise : il était censé démontrer l’intentionnalité du délit (imaginaire) d’usage de faux reproché à Mediapart. Pour cause : publier un faux document de bonne foi n’est pas un délit, mais le faire en connaissance de cause l’est. C’est ce qu’a tenté de démontrer Nicolas Sarkozy, en vain.

Depuis, l’authenticité du document révélé par Mediapart a été en revanche confirmée par un acteur clé des relations Sarkozy/Kadhafi, le diplomate Moftah Missouri, qui fut pendant plus de quinze ans le traducteur personnel de Kadhafi. « Ça, c’est le document de projet, d’appui ou de soutien financier à la campagne du président Sarkozy. C’est un vrai document », a-t-il déclaré en juin 2013 questionné par un journaliste du magazine de France 2, “Complément d’enquête”.

Une information judiciaire a été ouverte en avril 2013 sur le fond du dossier. Plusieurs acteurs libyens du financement de Sarkozy ont fait savoir ces dernière semaines, à Paris, qu'ils étaient prêts à témoigner devant les juges.

BOITE NOIREComme indiqué dans l'article, Mediapart a rencontré Jomode Elie Getty au début de l'année 2012. Il était entré en contact avec la rédaction pour dénoncer une surveillance dont il disait avoir été l'objet en tant qu'opposant déclaré à Mouammar Kadhafi, de la part des services de police français, à l'époque de la "lune de miel" entre Nicolas Sarkozy et l'ancien dictateur libyen.

Après avoir obtenu des documents accréditant cette surveillance, Mediapart a publié le 10 avril 2012 un article sous le titre : « Des réfugiés libyens espionnés à Paris accusent la France ». Dans cet article, Jomode Elie Getty annonçait le dépôt d'une plainte contre Béchir Saleh, l’ancien directeur de cabinet de Kadhafi pour l’avoir fait « espionner illégalement » en France avec « la complicité de Claude Guéant et Nicolas Sarkozy ». Quelques jours plus tard, il sera invité à participer à un live de Mediapart pour évoquer à nouveau cette problématique.

Mediapart a décidé de prendre ses distances avec Jomode Elie Getty plusieurs mois plus tard, toujours en 2012, après avoir découvert qu'il tentait de nouer des relations d'affaires avec le marchand d'armes Ziad Takieddine, l'un des prinicpaux protagonistes de l'affaire Karachi et artisan du rapprochement franco-libyen entre MM. Sarkozy et Kadhafi. Jomode Elie Getty a, pour sa part, continué à chercher à maintenir un contact, par des mails et des appels téléphoniques, avec Mediapart, notamment lors de la médiatisation de sa tentative de rachat de Pétroplus. 

En juillet 2013, Jomode Elie Getty témoignera finalement contre Mediapart devant la police en inventant de A à Z une histoire sur laquelle s'appuiera longuement Nicolas Sarkozy pour tenter de décrédibiliser notre travail d'enquête.

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