Longtemps, l’Europe a feint de se croire à l’abri. La crise est venue dissiper les dernières apparences. Pas plus que les autres, le continent européen n’est épargné par la corruption. « C’est un phénomène qui est difficile à appréhender. Mais c’est un problème que nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer », a reconnu Cecilia Malmström, commissaire européen aux affaires intérieures, en présentant lundi 3 février le premier rapport européen contre la corruption.
Selon deux sondages faisant partie du rapport, 76 % des Européens pensent que la corruption s’est étendue dans leur pays. 56 % d’entre eux pensent que la corruption a augmenté au cours des trois dernières années. Un Européen sur douze a fait l’expérience ou a été témoin de faits de corruption au cours des derniers mois. Quatre entreprises sur dix considèrent que la corruption est un obstacle en Europe.
Définie au sens large – abus de pouvoir à des fins d’intérêt personnel –, la corruption est devenue insupportable avec la crise, comme le reconnaît le rapport. « Les contestations sociales ont visé non seulement les politiques économiques et sociales mais aussi l’intégrité et la responsabilité des élites politiques. Les scandales associés à la corruption, le détournement de fonds publics, les comportements contraires à l’éthique des responsables politiques ont contribué à attiser le mécontentement et la défiance dans le système politique », décrit le rapport.
La situation varie d’un pays à l’autre. « Mais une chose est claire, pointent les rapporteurs, il n’existe pas une zone épargnée par la corruption en Europe ». Parmi ceux qui se sentent le plus préservés des phénomènes de corruption figurent le Danemark, la Finlande, la Suède ou... le Luxembourg. En Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, en Estonie et en France, plus de la moitié des personnes interrogées pensent que la corruption gagne du terrain dans leur pays, mais ils ne sont que 6 % à dire avoir été témoins de phénomènes de corruption.
C’est dans les pays les plus touchés par les plans d’aide et d’austérité – en un mot toute l’Europe du Sud, plus la République tchèque et la Lituanie – que les habitants ont le net sentiment que la situation se dégrade. 99 % des Grecs, 97 % des Italiens, 95 % des Espagnols et des Tchèques affirment que la corruption a gagné du terrain au cours des douze derniers mois.
En Europe du Sud, 26 % des personnes et des entreprises considèrent qu’ils sont personnellement touchés par la corruption. En Espagne et en Grèce, cela atteint le chiffre impressionnant de 63 % et de 57 % à Chypre et en Roumanie. Il serait tentant de faire le lien entre les programmes d’austérité imposés à ces pays et l’augmentation de la corruption, mais le rapport ne va pas jusque-là.
Selon le rapport de la Commission européenne, la corruption coûterait 120 milliards d’euros par an aux pays européens. Mais il n’explique ni la méthode, ni les moyens qu’il a utilisés pour parvenir à cette estimation. La question se pose d’autant plus que même si dans sa présentation, il donne une définition très large de la corruption – prises illégales d’intérêt, favoritismes, crime organisé, fraudes financières et fiscales, blanchiment –, il se concentre, dans les faits, sur la corruption liée au monde politique. Et encore ! Des sujets comme le lobbying et le trafic d’influence sont à peine abordés. De même, le sujet de la corruption éventuelle au sein de la Commission européenne elle-même est totalement passé sous silence. Cela n’existe pas, sans doute.
Les conclusions tirées de ces observations ne réservent donc guère de surprise. Les secteurs de l’immobilier et de la construction apparaissent comme les plus touchés par la corruption. Le phénomène est d’autant plus répandu que la législation le permet. Un deuxième secteur, moins connu, est en train d’émerger comme très vulnérable à la corruption : la santé. Au gré des scandales, les Européens ont commencé à découvrir le poids des industries pharmaceutiques, leurs méthodes pour peser sur les décisions d’agrément, les prix, les équipements. À cela s’ajoutent, notamment dans les pays d’Europe de l’Est comme la République tchèque, la Pologne ou la Hongrie, les passe-droits pour accéder aux soins. Des pratiques qui risquent de s’étendre au reste du continent.
Un troisième secteur semble aussi faire l’objet de fortes pressions : celui des télécommunications et d’Internet. Les agréments de licence, d’installation, d’accès au réseau, etc., qui sont liés à des décisions publiques, sont devenus des produits « monnayables » pour qui a la signature.
Même si les États, dans leur grande majorité, ont instauré des législations de plus en plus strictes pour traquer la corruption au niveau central, les pouvoirs locaux et régionaux (qui gèrent des montants considérables, comme le rappelle le rapport) sont souvent laissés sans grande surveillance. Plans d’urbanisme, construction, routes, hôpitaux, gestion des ordures… les domaines exposés sont multiples.
Les législations étatiques souffrent aussi souvent de grandes béances. Si elles acceptent de traquer la corruption ou la prise illégale d’intérêt, des notions comme le conflit d’intérêts ou la transparence ont encore beaucoup de mal à s’imposer dans les textes.
Plus généralement, les États ne manifestent pas une volonté farouche de traquer ou de sanctionner les faits de corruption. « Il doit être noté que les expédients procéduraux peuvent souvent obstruer les enquêtes pour fait de corruption dans certains États. Les exemples incluent les excessives ou peu claires précautions sur les levées d’immunité ou l’application défectueuse de celles-ci et les limitations qui font obstacle à l’aboutissement de cas complexes, surtout si s’ajoutent la longueur des procédures ou les règles inflexibles d’accès aux informations bancaires qui entravent les enquêtes financières et la coopération transfrontière », insiste le rapport. Toute ressemblance avec des faits passés et présents, en France notamment, ne serait que pur hasard.
Dans son étude du cas français, la Commission relève que si « Paris a légiféré sur de nombreuses questions touchant à la corruption, il n'a pas élaboré de stratégie nationale spéciale de lutte contre ce phénomène ». De fait, les textes existent. Mais sont-ils appliqués ? Les manquements sont rarement punis et, s'ils le sont, débouchent généralement sur des condamnations avec sursis ou des amendes légères. Selon le service central de la prévention de la corruption, 42 personnes ont été poursuivies pour délit de favoritisme ou prise illégale d’intérêt en 2009. Le nombre est tombé à 28 en 2010. Treize dossiers ont donné lieu à des peines de prison avec sursis et neuf à des peines allant de 2 167 à 5 400 euros d'amende. Autant dire que les sanctions n’ont aucun caractère dissuasif.
Même constat pour le délit d'enrichissement illicite : douze affaires seulement ont été dénoncées depuis 1988 ; elles ont toutes été classées sans suite par le parquet. De même, les cas de corruption internationale semblent quasiment inexistants : seulement cinq condamnations en douze ans, selon l’OCDE. « Cette dernière a aussi noté que les sanctions n’apparaissent pas comme proportionnées ou dissuasives. Par exemple, des personnes reconnues coupables ont été condamnées à des peines de prison avec sursis et des amendes ne dépassant pas les 10 000 euros », pointe le rapport. La Commission note d’ailleurs que rien n’est fait pour donner à la justice les moyens nécessaires pour poursuivre les crimes financiers : le pôle financier a perdu un tiers de ses magistrats en quelques années.
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