François Hollande s’y était engagé en mars 2013. L’Assemblée va examiner à partir du 10 février le projet de loi « d’orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale ». « Une première », souligne le ministre chargé du développement, l’écologiste Pascal Canfin. À raison, tant ce budget est historiquement marqué par l’opacité, l’absence de contrôle du Parlement et le spectre de la Françafrique. Au programme, l’affirmation de grands principes, comme le souci du « développement durable », l’évaluation des actions menées ou un cadre juridique plus clair pour les collectivités locales.
Cette loi pétrie de bonnes intentions est plutôt consensuelle. Mais une grande partie des députés de gauche aimeraient la muscler pour créer un cadre plus contraignant pour les multinationales. Un débat feutré fait ainsi rage au sujet de l’article 5, entre d’un côté des parlementaires, soutenus par Pascal Canfin, qui savent que leur marge de manœuvre depuis le début du quinquennat est quasi nulle, et Bercy dont les orientations pro-business ont le vent en poupe à l’Élysée.
Pour l’instant, cet article 5, un « article minimal », selon Canfin, tient en une phrase : « La politique de développement et de solidarité internationale prend en compte l’exigence de la responsabilité sociale et environnementale. » Une déclaration de principes qui n’a franchement rien de révolutionnaire. Mais plusieurs députés socialistes et écologistes ont déposé des amendements pour rendre responsables les grandes entreprises, qui investissent dans les pays en développement, des mauvaises conditions de travail ou des dégâts à l'environnement causés par leurs filiales ou leurs sous-traitants.
Cette vieille revendication des ONG et du mouvement altermondialiste fait directement écho au drame du Rana Plaza, cet immeuble de Dacca, capitale du Bangladesh, qui s’était écroulé le 24 avril 2013. Plus d’un millier de travailleurs du textile y ont trouvé la mort, avec, dans les décombres, des étiquettes de lignes de prêt-à-porter de grandes marques, notamment françaises (Camaïeu, Carrefour, Auchan).
L’émotion avait été si vive que de nombreuses initiatives avaient été lancées, y compris à l’Assemblée. Bruno Le Roux, le président du groupe socialiste, un proche de François Hollande, avait même déposé une proposition de loi en novembre 2013. Signée par des socialistes de toutes obédiences et votée par le groupe, elle prévoit « d’instaurer une obligation de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre à l’égard de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs ». Et aussi très clairement de sanctionner celles qui ne jouent pas le jeu : « Il s’agit de responsabiliser ainsi les sociétés transnationales afin d’empêcher la survenance de drames en France et à l’étranger et d’obtenir des réparations pour les victimes en cas de dommages portant atteinte aux droits humains et à l’environnement. »
Des dispositions similaires existent déjà au Royaume-Uni, en Italie, en Suisse, en Espagne, au Canada et aux États-Unis. « Ces différents exemples prouvent qu’une telle législation n’entrave pas le dynamisme de l’économie », professe la proposition de loi. Récemment, les groupes écologistes, radicaux et communistes l’ont reprise à leur compte. Une unité plutôt rare à gauche.
Le texte a aussi le soutien d’ONG comme Oxfam, le CCFD ou Sherpa, réunies dans un « Forum citoyen pour la RSE » (RSE pour responsabilité sociale des entreprises), qui a contribué à sa rédaction. « Le drame du Rana Plaza a évidemment permis une plus grande sensibilisation », raconte Dominique Potier, député PS qui était engagé sur ces questions avant son élection à l’Assemblée en juin 2012.
« Les entreprises s’établissent pour des motifs d’évasion fiscale dans des pays où il est très difficile de contrôler le respect des normes sociales et environnementales, comme des conditions de travail pratiquées. Il est important de disposer d’outils permettant de contrôler sur place les sous-traitants, qui sont l’arrière-boutique de belles vitrines à Paris, Tokyo ou Londres », insiste Noël Mamère. Le député apparenté EELV cite par exemple les pratiques du groupe minier Areva au Niger, détenu par l’État à 87 %, « où l’accès à l’électricité est réduit alors qu’une ampoule sur trois en France dépend de l’uranium du Niger ».
Mais si Canfin n’a pas pu l’écrire dans sa loi, c’est que, malgré le soutien discret de plusieurs collègues, il est bien seul au gouvernement à défendre ce « devoir de vigilance » des multinationales. La semaine dernière, devant la commission des affaires étrangères de l’Assemblée, le ministre écologiste a clairement encouragé les députés à amender le texte : « C’est, je pense, le bon timing pour progresser sur les questions de responsabilité sociale et environnementale des entreprises. La présente loi est le bon objet politique pour affirmer une plus grande responsabilité des entreprises françaises quant à leurs pratiques et à celles de leurs sous-traitants. » « En parallèle de la mondialisation économique et financière, il faut mondialiser le droit et la responsabilité des multinationales », explique-t-il à Mediapart, tout en refusant de se prononcer sur les amendements déposés par les députés.
Et pour cause : ils suscitent l’opposition vive de Bercy et de la ministre du commerce extérieur, Nicole Bricq. Chargée de relancer les exportations et de rééquilibrer la balance commerciale française, elle est encouragée par Matignon et l’Élysée, convaincus que, sans le soutien des entreprises, la courbe du chômage ne s’inversera pas.
« On est en train de mener une vraie bataille culturelle, estime le député PS Dominique Potier. Le gouvernement n’est pas si hostile à l’idée mais il subit un vrai barrage de l’AFEP » – l’Association des entreprises privées, qui regroupe les plus grandes entreprises. « Une grande partie du gouvernement n’est pas convaincue, reconnaît aussi l’écologiste Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes à l’Assemblée. On nous dit que la compétitivité de nos entreprises en pâtirait. Mais je ne comprends pas : il s’agit ni plus ni moins que de mener au niveau international la bataille que la France vient de mener, avec quelque succès, sur les travailleurs détachés. » Début décembre, la France avait arraché à Bruxelles un accord sur la directive détachement et réussi à faire adopter le principe de la « responsabilité solidaire », qui permet de rendre responsable le donneur d'ordre pour la cascade de sous-traitants.
« Il y a un blocage énorme, farouche au niveau du gouvernement, au sommet de l’État. L’Élysée et Matignon ne souhaitent pas que le devoir de vigilance apparaisse dans la loi car le grand patronat, à commencer par les entreprises du CAC 40 qui alignent les profits records, y est opposé. Pourquoi François Hollande écoute-t-il davantage les patrons que les parlementaires ? Cela pose un sérieux problème démocratique », tempête Antonio Manganella, du Comité catholique contre la faim et pour le développement-Terre Solidaire (CCFD).
À Bercy, on assume. Nicole Bricq l’a clairement signifié aux parlementaires mobilisés sur le dossier qu’elle a reçus. « On n’est pas dans un monde de bisounours. Il faut aussi que les entreprises puissent s’y retrouver », explique-t-on à son cabinet. Si la France adopte des dispositions trop contraignantes, ses entreprises risquent de perdre des contrats ; il faut donc trouver d’autres mesures moins pénalisantes : tel est, en résumé, le raisonnement de Bercy. « On a d’autres moyens pour que la RSE progresse à l’international », insiste l’entourage de Bricq.
Depuis le Rana Plaza, la ministre a diffusé un guide de bonnes pratiques et écrit à la Banque mondiale pour modifier les critères d’appel d’offres. Elle veut surtout sortir des limbes un organisme au nom barbare, le PCN (pour point de contact national-OCDE), dont personne ou presque ne connaît l’existence et qui, sur saisine, émet des avis sur des entreprises ne respectant pas les principes directeurs de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Son activité, présentée sur le site de l’administration du Trésor dont il dépend, est quasi nulle même s’il a recommencé à publier des avis après un arrêt total de sept ans, de 2005 à 2012 !
Rien n’est encore arbitré mais le ministère envisage d’en changer le nom, de le rendre indépendant de Bercy et d’en faire un « médiateur du commerce international ». Avec l’idée qu’un avis médiatisé vilipendant les pratiques de tel ou tel groupe est plus efficace pour des multinationales très sensibles à leur image que des sanctions financières.
« De l’eau tiède », balaie d’un revers de main un des élus en pointe sur le dossier. Une ultime réunion interministérielle prévue lundi tranchera définitivement. Mais à Bercy, la cause semble entendue : « Notre position n’est pas seulement celle de la ministre mais du gouvernement ! » dit-on chez Nicole Bricq. Canfin et les députés de gauche savent qu’ils n’obtiendront pas de sanctionner financièrement les grands groupes français qui dérogeraient aux principes de l’OCDE. Mais ils espèrent obtenir un engagement, même a minima, d’introduire le principe d’une responsabilité des multinationales vis-à-vis de leurs sous-traitants et de leurs filiales.
« Les sanctions pénales, si ça passe, je débouche le champagne ! s’amuse l’écologiste Danielle Auroi. Mais si déjà on fait rentrer dans la loi l’idée qu’il faut respecter les règles de l’OCDE, ce sera un grand pas. » Son collègue socialiste Dominique Potier acquiesce : « Il faut désormais espérer que la mobilisation dans les prochains mois pourra porter ses fruits. Et que, comme cela s’est passé avec les paradis fiscaux, la prise de conscience se fasse, par étapes. »
BOITE NOIREToutes les personnes citées ont été interrogées, sauf mention contraire, ces derniers jours par téléphone.
Mathieu Magnaudeix a également assisté au débat en commission des affaires étrangères.
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