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Des accidents au CHU de Strasbourg provoquent un scandale

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Le 20 mars 2013, Emilio Gentile, 60 ans, est atteint par des troubles de la parole et une paralysie du côté gauche. Son accident vasculaire cérébral (AVC) est finalement diagnostiqué grâce à une IRM (imagerie par résonance magnétique) avec trois semaines de retard, après deux visites inutiles aux urgences du CHU de Strasbourg et une consultation chez son médecin généraliste, qui reconnaît enfin les symptômes. Il est aujourd’hui handicapé à 80 %.

Le 12 avril 2010 vers 5 heures du matin, Alexandra Belhadj, 20 ans, se présente aux urgences de cet hôpital pour de forts maux de tête. À 8 heures du matin, elle est tétraplégique. Elle attendra jusqu’à 21 heures le soir pour réaliser une IRM, et jusqu’à 15 heures le lendemain pour que le cliché soit correctement lu et le diagnostic posé : AVC. Elle est aujourd'hui handicapée à 79 %.

En décembre 2008, M. K. ressent des vertiges, a des troubles de la vision, du mal à marcher. Il appelle le SAMU à 13 heures, arrive aux urgences à 18 heures, est hospitalisé en rhumatologie pendant trois jours avant qu’une IRM soit réalisée. Il décède trois semaines plus tard à l’hôpital.

Tous ces symptômes caractéristiques de l'AVC auraient dû être repérés très vite par le CHU de Strasbourg, centre neurologique de référence en Alsace. L’AVC est une urgence immédiate : une partie du cerveau est brusquement privée de sang, en raison d’une artère bouchée ou d’une hémorragie. Plus le traitement ou l’intervention sont tardifs, plus les dommages (handicaps physiques et mentaux, décès) sont importants. Le seul examen susceptible de confirmer ou d’infirmer le diagnostic est l’IRM, qui doit être réalisée, selon les recommandations, « dans les plus brefs délais ».

Alexandra Belhadj et la veuve de M. K. ont immédiatement porté plainte. Emilio Gentile s’apprête à saisir la justice. Ils sont soutenus par le professeur Christian Marescaux, responsable de l’unité neurovasculaire de l’hôpital de Hautepierre (un des deux sites du CHU), qui prend précisément en charge les AVC. Fait rarissime, ce médecin prend publiquement la parole contre une partie de ses collègues. Il considère que ces retards répétés d’accès aux IRM sont des « pertes de chances inacceptables », car ils sont la conséquence de « dysfonctionnements auxquels l’hôpital ne parvient pas à mettre un terme ».

Christian Marescaux met en cause le service de radiologie de l’hôpital de Hautepierre, réticent à accorder en nombre suffisant des créneaux d’accès en urgence aux IRM. Or, rappelle-t-il, si les médecins n’ont pas une « obligation de résultats », ils ont une « obligation de moyens ».

Le 13 avril 2010 par exemple, jour où Alexandra ressent un fort mal de crâne qui évolue très vite vers une tétraplégie complète et une détresse respiratoire, tous les moyens n’ont pas été mis en œuvre. Selon des plannings que nous nous sommes procurés, de 8 heures à 11 heures ce jour-là, les deux IRM de l’hôpital de Hautepierre étaient occupées par les consultations privées des chefs de service de radiologie. Puis à partir de 11 heures et jusqu’en fin de journée ont défilé les patients ambulatoires, c’est-à-dire non hospitalisés : des IRM cérébrales, mais aussi beaucoup d’IRM du poignet, de la cheville, du genou... Seuls trois patients hospitalisés ont bénéficié cet après-midi-là d’un examen sur ces machines. Elles ont même été arrêtées entre 18 heures et 20 heures. Ce n’est qu’en début de soirée qu’Alexandra a pu bénéficier enfin d’une IRM, hélas mal lue.

« S’il y a eu un problème avec cette patiente, tel qu’un défaut d’organisation des services, reconnaît à demi-mots le directeur général par intérim Jean-François Lanot, alors elle est en droit de nous demander des comptes. Mais depuis l’acquisition d’une cinquième IRM en 2011, il y a eu une formidable amélioration. Nous pouvons aujourd’hui satisfaire tous les besoins. » Des moyens, le CHU de Strasbourg en dispose en effet largement : « Nous avons beaucoup investi dans notre filière AVC. Nous avons probablement une des plus importantes unités neurovasculaires de France, avec 52 lits et des médecins qui sont des leaders européens dans leurs spécialités », se défendent le directeur général, le président de la commission médicale d’établissement, Jean-Michel Clavert, et le doyen Jean Sibilia qui ont reçu ensemble et longuement Mediapart.

Le CHU ne fait que répondre à ses obligations légales. L’AVC est une priorité de santé publique qui fait l’objet d’un « plan d’action national » depuis 2010. Il fait 130 000 victimes chaque année en France, 15 000 en Alsace. C’est la première cause de handicap chez l’adulte, la deuxième cause de démence et la troisième cause de mortalité (40 000 morts par an). Ces accidents, et surtout leurs séquelles, coûtent chaque année 8,3 milliards d’euros à la Sécurité sociale.

Les hôpitaux universitaires de Strasbourg ont en réalité pris du retard dans l’organisation de cette filière. Depuis 2009, le CHU de Lille a par exemple dédié une de ses six IRM aux seules urgences. « Une IRM dédiée aux AVC est devenue la norme dans la plupart des CHU, expliquent Jean-Pierre Pruvo, chef du service de neuroradiologie lillois, et Didier Leys, chef du service de neurologie. Certes, tout le monde n'avance pas partout à la même vitesse. Mais c'est vrai qu'un retard dans l'organisation d'une filière d'urgence pose problème. » Tous deux sont parfaitement informés et « soucieux » des difficultés de la filière neurovasculaire à Strasbourg.

Christian Marescaux.Christian Marescaux. © (C.C-Q)

Car à Strasbourg, Christian Marescaux décrit une sourde réticence à construire cette filière de prise en charge des AVC : « Dans le système hospitalo-universitaire, les pathologies rares sont plus valorisantes. Certains médecins ne veulent pas se laisser envahir par l’urgence, ils ont des préoccupations plus nobles. » Le directeur général, le président de la CME et le doyen reconnaissent d'ailleurs que « les moyens accordés à la prise en charge des AVC heurtent d’autres services ».

Les réunions se sont pourtant multipliées entre la neurologie, la radiologie et les urgences, comme l’atteste un état des lieux fourni par le service de radiologie. La « filière AVC » passant par le SAMU est aujourd’hui sûre : un protocole prévoit la réalisation d’une IRM dans un délai de « moins de 15 minutes » pour les patients qui ont appelé le 15, et dont la suspicion d’AVC est confirmée par l’unité neurovasculaire. Mais la seconde filière, celle passant par les urgences – où M. K, Alexandra Belhadj et Emilio Gentile se sont présentés –, est bien moins organisée. Au cours d’une réunion en février 2013, « il a été établi que l’accès à l’IRM pouvait s’avérer plus compliqué certains jours de la semaine pour les patients provenant du SAU (service d’accueil des urgences) », indique l’état des lieux du service de radiologie.

Une ligne téléphonique dédiée a donc été mise en place. « Le téléphone ne répond pas toujours », assure un urgentiste qui témoigne de manière anonyme (les chefs de service et de pôle n’ont pas répondu à nos demandes d’interview). Il exprime une exaspération, « partagée par tous mes collègues ». « Il faut se prostituer pour obtenir une IRM, les patients sont pris en otage », dit-il. Plus calmement, il explique : « Les radiologues sont réticents à changer les plannings des IRM pour faire passer des urgences. C’est quasiment impossible lorsqu’ils sont occupés par les plages privées. Il faut négocier, chaque fois c’est une galère. On part perdant, et au bout du compte on ne respecte pas les recommandations. »

Maria et Emilio Gentile, aujourd'hui handicapé à 80 %.Maria et Emilio Gentile, aujourd'hui handicapé à 80 %. © (dr)

« Est-ce qu’il faut être footballeur pour avoir une IRM dans cet hôpital ? » Maria Gentile, la femme d’Emilio, pose à sa manière directe une question cruciale : y a-t-il une discrimination sociale dans l’accès aux IRM ? Les vertiges, l’hémiplégie et les troubles de la parole d’Emilio Gentile, balayeur de rue, n’ont pas été pris au sérieux. Et si Roland Ries, le maire de Strasbourg – par ailleurs président du conseil de surveillance du CHU – se plaignait de fourmillements dans la main, à quels examens aurait-il droit ? Un ancien urgentiste de l’hôpital, qui y a exercé jusqu’au milieu des années 2000, a la réponse : « Afin d'obtenir des IRM pour mes patients, j’ai bataillé, râlé, pris mon téléphone, fait le siège des IRM, rappelé aux radiologues leurs responsabilités. En revanche, ces messieurs accordent à des VIP quelconques tous les examens possibles ! Il y a des passe-droits, une médecine à deux vitesses. »

Mais à quoi donc ces équipements IRM sont-ils occupés ? Le service de radiologie de l’hôpital de Hautepierre a fourni des statistiques précises : en 2013, 47 % des examens ont bénéficié à des patients ambulatoires (non hospitalisés), 11,4 % aux patients privés des radiologues (eux aussi venus de l’extérieur) et 30 % à des patients hospitalisés (les 11,6% restants sont classés «autres»). 21 % des examens IRM sont demandés par des médecins extérieurs à l’hôpital.

Est-il légitime que les deux tiers de l’activité d’un équipement hospitalier, indispensable à la prise en charge urgente de pathologies très graves, soient ainsi dédiés à des patients non urgents et non hospitalisés ? L’Alsace dispose de 25 IRM, certaines installées dans des cliniques privées ou des cabinets de radiologie libéraux. « L’ambulatoire ne peut pas être l’activité principale de ces équipements IRM. Ils doivent être réservés aux patients hospitalisés, aux urgences, aux AVC », convient le directeur général de l’Agence régionale de santé (ARS), Laurent Habert, qui semble découvrir ces chiffres.

Cette part importante de l’ambulatoire et des clientèles privées, Afshin Gangi, le chef du pôle de radiologie, la justifie ainsi : « Les malades ambulants sont un apport financier pour l’hôpital, car leurs examens sont mieux rémunérés. On nous explique toute la journée qu’ils doivent être privilégiés. Ces patients veulent aussi avoir un avis d’expert, c’est une reconnaissance pour notre CHU. » À la différence de Strasbourg, au CHU de Lille, « sur les six IRM pour toutes les filières, la part des patients hospitalisés est de 50 % et la quasi-totalité des patients ambulatoires sont suivis par des médecins de l’hôpital », explique Jean-Pierre Pruvo, le chef du service de neuroradiologie.

Est-il également normal que les équipements IRM soient occupés 11 % du temps par des consultations privées ? « Nous ne sommes pas là pour l’argent », se défend Afshin Gangi, qui n’a pas d’activité privée mais défend son équipe. En effet, les radiologues libéraux sont bien mieux rémunérés (ce sont même les médecins les mieux payés). Il n’empêche que les quatre radiologues du CHU qui ont une consultation privée (deux sont en secteur 1, sans dépassements d’honoraires, les deux autres en secteur 2) peuvent légalement consacrer jusqu’à 20 % de leur temps à cette activité libérale.

Le rationnement des IRM ne concerne pas les seules urgences. Un chef de service, qui a accepté de témoigner, lui aussi de manière anonyme, décrit des « problèmes de collaboration très anciens avec la radiologie, qui existaient déjà du temps de mon prédécesseur : il faut discuter toute demande d’IRM, et il faut souvent insister. On nous oppose deux à trois semaines d’attente pour un examen qui doit nous permettre d’avancer dans le diagnostic d’un patient hospitalisé. Pour nous, c’est trop tard. On nous refuse des IRM post-opératoires, qui sont pourtant prévues dans les référentiels de prise en charge. Cette situation est comme une maladie chronique : on s’y habitue, on ne sait plus ce qu’est la normalité ».

Ce chef de service se voit aussi opposer des délais « de plus de six mois » pour des examens IRM non urgents. Même attente pour les patients de Christian Marescaux. Caroline Hanns, 33 ans, qui souffre d’une grave malformation artério-veineuse au cerveau, à l’origine d’une épilepsie et de plusieurs accidents vasculaires cérébraux qui l’ont laissée handicapée, s’est vu prescrire par un neurologue de l’hôpital en septembre une IRM pour de « forts maux de tête » : elle n’a obtenu un rendez-vous que trois mois plus tard !

Ces délais « surprennent » le doyen et le président de la CME de l’hôpital qui, de leur côté, obtiennent pour leurs patients des IRM sans urgence « dans les quinze jours ». Le directeur de l’ARS trouve même ces délais « ultra-excessifs : le délai moyen en ville pour des IRM sans aucune urgence est au maximum d'un mois ». Le chef de pôle de radiologie Afshin Gangi se dit lui aussi surpris : « Trois mois pour une patiente qui a une malformation artério-veineuse, qui est une pathologie excessivement grave ? C’est impossible. Il y a en moyenne vingt-deux jours d’attente pour une IRM du crâne. Il y a une volonté de déstabiliser un système. »

Alexandra Belhadj et ses parents.Alexandra Belhadj et ses parents. © (C.C-C)

De part et d’autre, les accusations sont graves. Christian Marescaux, le neurologue, décrit « une pénurie organisée d’IRM, la mise en place d’une sorte de marché noir, où le recours à la consultation privée du radiologue est nécessaire pour raccourcir l’attente ». Afshin Gangi, le radiologue, l’accuse en retour de « manipuler des patients, d’entretenir leur haine, de les empêcher de faire leur deuil, tout ça pour gagner des lits ». Christian Marescaux prévient : « Je ne cesserai pas le soutien que j’apporte aux familles. »

Il y a eu une rupture chez Christian Marescaux, qui remonte à sa rencontre en 2011 avec Alexandra Belhadj, un an après sa prise en charge catastrophique. « Je ne pouvais pas laisser passer ça, j’ai décidé de prendre le parti de mes patients », explique le médecin. Alexandra n’a vraiment pas eu de chance : à son retard d’accès à l’IRM – près de 15 heures –, s’ajoute un mauvais diagnostic « psychiatrique », qui court tout le long de son dossier médical. Elle est prise pour une simulatrice. Sa première nuit d’hospitalisation, ses parents sont renvoyés, elle est laissée seule, dans le noir, tétraplégique et en difficulté respiratoire. « Je n’ai pas dormi, il fallait que je pense à respirer », raconte-t-elle. Lorsque l’AVC est enfin repéré sur le cliché d’IRM, 36 heures après la survenue des premiers symptômes, il est trop tard pour lui faire bénéficier du meilleur traitement. Les pronostics des médecins sont très pessimistes. Elle les fera mentir une nouvelle fois : elle retrouve petit à petit une partie de sa motricité. Handicapée aujourd'hui à 79 %, elle a repris le cours de sa vie.

Christian Marescaux raconte avoir « passé un marché » en 2011 avec la direction de l’hôpital : l’accès aux IRM doit s’améliorer et Alexandra doit être indemnisée. Mais l’expertise s’est mal passée. Selon Alexandra, le médecin expert de l’assureur de l’hôpital s’est montré très agressif et l’expertise conclut, fin 2012, qu'« il n’y a pas d’erreur diagnostique ou de faute médicale. Il n’y a pas d’aléa médical ». Depuis, la situation va de mal en pis entre l’unité neurovasculaire et la radiologie. Début 2013, une réorganisation prive de ses responsabilités le chef de service de la neuroradiologie interventionnelle vasculaire, avec lequel Christian Marescaux travaillait étroitement. Cette spécialité de pointe consiste à traiter de manière invasive certaines AVC, en remontant à l’intérieur des artères jusqu’au cerveau pour traiter la zone touchée. Ce type d’intervention, risquée, peut sauver des patients condamnés. Or l’activité de ce service a chuté de moitié en 2013. Et en février, un patient a porté plainte devant la justice, à la suite d'une opération qui l’a laissé handicapé.

L’ambiance est unanimement décrite comme « terrible », « délétère ». Les patients ont perçu ces tensions, et n’ont pas compris la récente réorganisation. Ils ont constitué au printemps dernier l’association Optim’AVC, qui a lancé une pétition (elle est à lire ici) pour le « sauvetage de la filière AVC ». Très active, elle a écrit au maire de Strasbourg, à tous les députés alsaciens, au ministère de la santé, à l’Agence régionale de santé, etc. Elle a aussi contacté les médias, Les Dernières Nouvelles d’Alsace, France 3.

La direction reconnaît que « ces conflits de personnes ont des répercussions négatives. Obliger des gens qui ne s’entendent pas à s’entendre pour le bien de nos patients est un exercice délicat ». N’est-il pas temps de faire appel à l’inspection générale des affaires sociales, dont l’une des missions est de « rechercher les responsabilités en cas de défaut dans les procédures et les organisations » ? « C’est trop tôt », estime Laurent Habert, le directeur général de l’ARS. En attendant, les Strasbourgeois qui ressentent des vertiges, des troubles de la parole, une hémiplégie, une perte de sensibilité, feraient mieux d’éviter les urgences.

BOITE NOIRELa ministre de la santé Marisol Touraine participe, jeudi soir à Strasbourg, à un débat régional sur la stratégie nationale de santé, qui vise à reformer en profondeur le système de soins en développant la prévention, les parcours de soins et les droits des usagers.

Quand j'ai commencé à travailler sur la « filière AVC » de l'hôpital de Strasbourg, j'ai découvert une situation de grande tension entre médecins, qui s'est cristallisée autour d'« événements indésirables graves », c'est-à-dire d'accidents médicaux, qui sont toujours des drames humains. Il en survient dans tous les hôpitaux, certains sont évitables, d'autres non. Ils méritent d'être médiatisés lorsqu'ils procèdent de dysfonctionnements répétés et non corrigés.

L'enquête, qui a duré plusieurs semaines, m'a conduite plusieurs fois à Strasbourg pour rencontrer les différentes parties prenantes. J'ai interrogé des patients, leurs avocats, la direction médicale et administrative, ainsi que 9 médecins et 2 anciens médecins des hôpitaux universitaires de Strasbourg, chefs de service et de pôle, ou simples praticiens hospitaliers. La plupart ont témoigné de manière anonyme, craignant des répercussions négatives sur leur équipe ou leur carrière. Tous ne partagent pas le même avis. Mais un nombre suffisant, travaillant dans différents services de l'hôpital, confirment ces difficultés d'accès aux IRM.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Google Glass : la fin des mots de passe?


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