Le premier flic de France est aussi le ministre de l’immigration, de l’asile et de l’intégration. Mais c’est moins visible. Ce vendredi 31 janvier, place Beauvau, il doit délaisser pour une fois ses habits de représentant des policiers et organiser une conférence de presse pour dresser le bilan de sa politique migratoire. Un tout petit bilan.
Les deux réformes d’envergure en préparation – la création d’un titre de séjour pluriannuel pour les étrangers résidant en France et l’accélération de la procédure d’examen de la demande d’asile – sont sans cesse reportées. 2013 devait être leur année : ces projets de loi, qui ont fait l’objet de rapports d’élus et de concertation avec les acteurs concernés, sont fin prêts. Mais ils n'ont toujours pas été présentés en conseil des ministres. Initialement annoncés pour la fin du premier semestre, puis pour l’automne, puis pour la fin de l’année, ils sont désormais programmés pour le mois d’avril 2014. En tout état de cause, après les élections municipales des 23 et 30 mars.
Une politique en stand-by, donc, comme la réforme pénale défendue par Christiane Taubira, mais à la différence de la garde des Sceaux, le ministre de l'intérieur s'en félicite. Tout juste est-il prêt, en attendant, à afficher sa « fermeté » en déminant la polémique sur les chiffres des régularisations et des expulsions. Sa priorité, il le répète, est d’apporter son soutien aux maires socialistes en difficulté face au Front national. En la matière, estime-t-il, les arguments d’ordre sécuritaire sont les seuls percutants.
Suractif médiatiquement sur les questions de police, Manuel Valls commence à se voir reprocher son manque de résultats y compris sur ce terrain. Communique-t-il sans mener à leur terme les réformes nécessaires ? Ne se sert-il de son ministère que comme tremplin politique à des fins personnelles ? Sur l’accueil et le séjour des étrangers et des immigrés en France, qui relèvent de ses fonctions, il ne cherche même pas à faire semblant. Son agenda est quasiment vide.
Pas un geste, par exemple, pour saluer les dispositions, tout juste votées à l’Assemblée nationale et au Sénat, améliorant les conditions de vie des vieux migrants ; pas de visite dans un bidonville pour dresser le bilan de la circulaire – qu’il a co-signée – du 26 août 2012 visant à anticiper les démantèlements ; pas de communiqué pour célébrer l’intégration réussie de telle ou telle jeune Rom, arrivée en tête du concours des meilleurs apprentis de France. Ces derniers mois, ses prises de parole en matière d’immigration, d’asile et d’intégration sont si rares – une journée à Calais, une soirée à la Cité nationale de l’immigration – qu’elles font par contraste ressortir ses sorties sur le refus des Roms de s’intégrer « pour des raisons culturelles ».
Avant l’été 2013, au ministère de l’intérieur, on se défendait de « vouloir faire disparaître l’immigration et l’asile des radars ». Sept mois plus tard, le doute n’est plus permis. Il y a pourtant plus que jamais urgence. Sur de nombreux fronts : l’hébergement des demandeurs d’asile est au bord de l’explosion, comme l’a martelé François Chérèque lors de la remise de son rapport sur l’évaluation du plan de lutte contre la pauvreté. Les files d’attente en préfecture restent interminables pour renouveler les titres de séjour. Les reconduites à la frontière continuent de séparer violemment des familles. Les expulsions de campements de Roms atteignent des niveaux records au détriment des politiques publiques d’accompagnement partiellement mises en œuvre.
Tout à son ambition d’apparaître inflexible, Manuel Valls estime qu’il n’a que des coups à prendre en la matière. Il ne voit aucun gain politique à s’exposer maintenant, à quelques semaines des élections municipales. Plus encore que Jean-Marc Ayrault, qui juge prudent d'avancer au ralenti sur les questions d'intégration (lire notre analyse), le ministre de l'intérieur veut éviter de donner prise au Front national. Attentif aux sondages, il emmagasine les descriptions d’une société en demande d’autorité. Une récente enquête d’opinion réalisée par l’institut Ipsos-Steria pour Le Monde, France Inter, la Fondation Jean-Jaurès et le Cevipof conforte cette interprétation du réel. Le ministre est persuadé que le pays traverse une « crise identitaire forte », en premier lieu dans les quartiers populaires, où « certains ont l’impression de ne plus faire partie du collectif ».
Dans son discours aux accents présidentiels prononcé en Camargue en juillet 2013, il a déclaré que « la gauche doit assumer la nécessité de l’autorité » et a parlé d’une « République intransigeante ». Alors que le nombre de chômeurs poursuit sa hausse, le ministre ne veut pas donner l’impression d’avantager une population immigrée ou étrangère, acquise à la gauche, abstentionniste ou exclue du vote, considérée par une partie de l’électorat comme concurrente sur le marché du travail.
Manuel Valls considère par ailleurs avoir rempli son contrat dès les premiers mois du quinquennat en signant une poignée de circulaires symboliques, pour permettre le changement de statut des étudiants étrangers, limiter l’enfermement des enfants en rétention et assouplir les critères d’accès à la nationalité. Il a ensuite stoppé net, quitte à ce que d’autres membres du gouvernement marchent sur ses plates-bandes : il a laissé Jean-Marc Ayrault préempter le dossier de l’intégration et Laurent Fabius organiser l’accueil de 500 réfugiés syriens. À propos de l'affaire Leonarda, il n’a pas su convaincre le chef de l’État de s’aligner sur ses positions (ne rien proposer).
Au prétexte que l’opposition est susceptible d’instrumentaliser ces sujets, il juge pour l’instant inopportun d’aller de l’avant, redoutant d’être perçu comme trop laxiste par la droite, et, quoi qu’il fasse, pas assez progressiste par la gauche, en tout cas par celle qui se mobilise en faveur des sans-papiers ou des Roms. Son attentisme, par ailleurs, lui semble être validé par François Hollande en personne. Ce dernier, en réaction à des années de sarkozysme, avait promis d’en finir avec la stigmatisation des non-Français. Pour cela, il a théorisé, dès la campagne présidentielle, les vertus de l’« apaisement » – le mot revient dans ses interventions comme un marqueur, repris par Manuel Valls.
Était-il prévu que l’apaisement se transforme en immobilisme ? Pour la plupart des responsables associatifs, l’inaction est d’autant plus dommageable que dix années de Nicolas Sarkozy ont, selon eux, fait des ravages : ne rien faire reviendrait à acter les politiques du passé. Les régressions législatives exigeaient, estiment-ils, une refonte en profondeur du Code de l’entrée et du séjour des étrangers en France.
Parmi leurs priorités : le rétablissement de garanties de recours lors des reconduites à la frontières, le retour à la durée maximale de rétention antérieure, la suppression des restrictions au regroupement familial, la fin de la suspicion à l’égard des mariages mixtes, l’autorisation de travailler pour les demandeurs d’asile ou encore l’assouplissement des possibilités de régularisation, notamment pour les jeunes majeurs. Autant de combats sur lesquels nombre d’élus socialistes et de membres du PS s’étaient investis quand ils étaient dans l’opposition. Mais qui n’ont pas trouvé de traduction dix-huit mois après l’élection de François Hollande.
RESF poursuit ainsi sa « chronique de l’intolérable » en listant les cas de pères et mères séparés de leurs enfants par des expulsions ou de mineurs isolés laissés à la rue. « Ce qui était inacceptable sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy le reste sous celui de son successeur », souligne le réseau Éducation sans frontière. La Ligue des droits de l’homme (LDH), Romeurope et le European Roma Rights Centre (ERRC) dénoncent la poursuite des évacuations forcées de campements à un rythme plus élevé que précédemment. Fustigeant une « politique de rejet inefficace, coûteuse et inutile », ils ont calculé que 21 537 habitants de ces bidonvilles, le plus souvent issus de la minorité rom, ont été délogés en 2013, soit plus de la totalité d’entre eux (certains ayant été déplacés plusieurs fois, d’autres pas du tout).
Ces organisations ne peuvent voir leurs attentes que déçues. Car elles ne partagent pas les mêmes aspirations que le ministre. Tandis qu’elles centrent leur action sur l’amélioration des droits des étrangers et des immigrés, Manuel Valls se situe dans une autre perspective, celle d’une République « une et indivisible » menacée par ce qu’il perçoit comme des « exigences » de telle ou telle communauté. Le sous-texte de ses interventions est que les immigrés doivent faire la preuve de leur intégration et que leur bonne volonté peut être récompensée s’ils parviennent à trouver leur place dans le cadre républicain. Les efforts sont à leur charge, plutôt qu’à celle de la société d’accueil.
Cette conception va de pair avec une vision « combative » de la laïcité, au sens où celle-ci serait « en danger ». S’il n’évoque que parcimonieusement les apports de l’immigration, il affectionne les coups de semonce sur la laïcité. Il est le premier à être monté au créneau après la décision de la Cour de cassation d’annuler le licenciement de l’employée voilée de la crèche associative Baby-Loup. Au beau milieu de l’été, il n’a pas hésité à envisager d’interdire le port du voile à l’université. Plus récemment à l’Assemblée, il a estimé qu’il fallait savoir « dire non » aux revendications « communautaristes » car « sinon nous allons être submergés par des idées qui mettent en cause ce que nous sommes ».
Son approche plus tolérante à l’égard de la kippa que du voile lui vaut d’être accusé de pratiquer le « deux poids deux mesures ». Ses relations avec les associations musulmanes, qui, pour certaines, lui reprochent de faire de l’« islamophobie », selon son expression, le « cheval de Troie des salafistes », sont chaotiques. Elles le sont moins avec les représentants de la communauté juive.
C’est d’ailleurs le refus de l’antisémitisme qui l’a fait bondir sur le cas Dieudonné. Cas dont il s’est saisi avec ardeur parce qu’il lui a permis de mettre en scène un bras de fer politique et juridique avec une personnalité, érigée en ennemi public numéro un, maintes fois condamnée pour « incitation à la haine raciale ». Interdire la tournée de son spectacle a été une manière, pour lui, de s’afficher en garant de l’ordre public, tout en défendant les « valeurs de la République ». Et tant pis s'il s'est attiré les foudres des tenants de la liberté d’expression.
Comme Nicolas Sarkozy, Manuel Valls a besoin d’opposants : en tant que ministre de l’intérieur, il a acquis la conviction qu’il se devait d’apparaître tranchant. Pas sûr toutefois que cette posture clivante – payante à court terme car il est populaire – convienne pour accéder à d’autres postes, notamment celui de premier ministre qu’il briguait mais que le président de la République lui a – pour l’instant tout du moins – refusé.
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