En ce début d’année, les directeurs de 50 à 60 laboratoires du CNRS viennent de recevoir sur leur boîte mail de nouvelles instructions en matière de recrutement qui les ont surpris. Dans le cas où ils voudraient employer en tant que contractuel (en contrat à durée déterminée) un chercheur de nationalité étrangère, ce message leur indique la marche à suivre : ils sont invités à remplir un formulaire détaillant les états civils de la personne à recruter, mais aussi de son conjoint, mais encore de son père, de sa mère et de ses enfants. Et enfin de ses beaux-parents ! Non sans avoir oublié de décrire ses « voyages hors de France ».
Remplir cette « fiche individuelle de renseignements des non-titulaires étrangers » n’est pas facultatif, mais bel et bien obligatoire pour que la demande soit examinée: c’est ce que précise ce mail émanant du service des ressources humaines d’une des antennes régionales de cet établissement public à caractère scientifique et technologique, sous la tutelle du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Ces « renseignements », ajoute l’expéditeur, concernent « l’ensemble des personnels contractuels non français et nouvellement recrutés », y compris européens.
« Je me permets d’insister sur le fait que vos demandes ne seront pas instruites si ce document, dorénavant obligatoire, venait à manquer à vos dossiers de recrutement », insiste-t-il, soulignant que ce document est à envoyer au service des ressources humaines chargé de le « transmettre » au « fonctionnaire de sécurité de défense » du CNRS, dont la mission, selon le site de l'institution, « consiste à identifier et à évaluer les risques de menaces (divulgation des secrets de défense, utilisation frauduleuse de moyens informatiques, pillage de hautes technologies) et proposer les mesures permettant de les prévenir et s’assurer de leur mise en œuvre ».
La précision des informations exigées dénote une volonté de ne rien laisser au hasard à propos des origines des futurs collaborateurs et de leur famille. À propos du conjoint, des indications sont demandées sur sa nationalité actuelle, sa nationalité à la naissance et son lieu de naissance, en plus de sa profession, de l’adresse et du nom de son employeur et de son adresse de domicile. Le questionnaire pousse l’inquisition jusque dans la famille du conjoint puisqu’il faut décliner les noms, prénoms, dates et lieux de naissance, nationalités, professions et adresses des beaux-parents.
L’affaire fait réagir plusieurs destinataires, responsables de laboratoire, qui alertent la direction générale, qui elle-même s’enquiert auprès du directeur de l’antenne concernée. Celui-ci prend rapidement la mesure de l’illégalité de cette initiative discriminatoire, contrevenant à la fois au droit français et européen, et invoque une « erreur » de ses services. « Nous avons aussitôt rectifié le tir et fait savoir que ce formulaire était nul et non avenu », indique à Mediapart Alain Mangeol, le délégué régional concerné, qui affirme ne pas avoir donné son aval à cette diffusion.
Comment une telle « maladresse » a-t-elle pu advenir ? « Des discussions internes ont lieu en ce moment à propos des nouvelles obligations à remplir en matière de sécurité au CNRS. En l’occurrence, elles ne concernent pas notre délégation régionale, mais des agents ont cru devoir s’en emparer. Ils ont eu la plume rapide et sont allés trop vite. Nous le regrettons », dit-il, sans exclure d’éventuelles sanctions. « La seule règle qui compte pour recruter une personne, étrangère ou non, c’est la qualité de son CV. Il faut avoir les compétences, un point c’est tout », ajoute-t-il.
Vite réglée, cette affaire révèle un climat tendu à propos de la mise en œuvre de nouvelles obligations en matière de « sûreté » concernant les zones géographiques et les sujets classés « sensibles ». Depuis le 1er janvier 2014, en effet, une direction de la sûreté a été créée au CNRS pour compléter les actions déjà existantes en matière de sécurité. Elle est aujourd’hui dirigée par le « fonctionnaire de sécurité de défense », Philippe Gasnot, qui a la haute main sur ces questions au sein de l’institution. Ce tour de vis s’inscrit dans la politique de « protection du potentiel scientifique et technique de la nation », initiée fin 2011 par un décret du premier ministre et complétée depuis par divers textes pour contrer l’espionnage industriel et parer à la « menace terroriste ».
L’une des mesures phares de ce plan est la création de zones à régime restrictif (ZRR) où s’appliquent des règles spécifiques de protection du fait d’un risque identifié de « détournement des informations ». L’accès et la circulation dans ces zones (un étage, un bâtiment…) est rigoureusement encadré et toute personne (chercheur, doctorant, stagiaire) voulant y pénétrer doit remplir un dossier et obtenir l’approbation du fonctionnaire de défense.
Au CNRS, ces nouvelles règles passent mal, notamment parce qu’elles mettent en porte-à-faux les laboratoires vis-à-vis des chercheurs étrangers qui représentent aujourd’hui 34,3 % des 7 860 contractuels. « Certains laboratoires ne peuvent déjà plus recevoir d'étudiants ou de collègues étrangers », assure un chercheur. « La mise en place actuelle des zones à régime restrictif a pour conséquence de freiner ces échanges par des contraintes administratives complexes et coûteuses sur les accès aux unités de recherche. S'il est suivi, ce dispositif ZRR risque d'affaiblir la recherche française au nom de la nécessaire protection du patrimoine scientifique et technique », vient d’ailleurs d’affirmer le conseil scientifique du CNRS, dans une recommandation publiée le 22 janvier dernier.
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