Depuis l’affaire Lewinsky et jusqu’aux bungas bungas de Berlusconi, sans oublier le paroxysme de la dévoration médiatique que fut le « perp walk » de DSK à New York, l’homme public n’en finit pas de chuter dans la sphère privée. On a beau invoquer les frontières légales entre public et privé, elles sont régulièrement emportées par la vague d’un scandale ou la révélation d’une liaison, à l’occasion d’un tweet, d’une confidence ou d’une photo volée…
Ce n'est pas la dépravation des individus que mettent en scène les médias, c'est l’impitoyable démystification de la condition politique. Depuis l’explosion des réseaux sociaux et l’apparition des chaînes d’info en continu, les représentants de l’État sont soumis à une obligation de « téléprésence ». Le corps du souverain n’a jamais été l’objet d’une telle surexposition dans l’histoire. On l’examine. On commente son look. On soupèse sa stature présidentielle. On le scrute des pieds à la tête, des chaussures au casque intégral, dans le cas de Closer. La condition politique s’apparente de plus en plus à une traque. Quel en est le motif ? La curiosité, la nature intrigante du pouvoir, l’intérêt pour les histoires d’alcôve ? Tout cela sans doute.
Mais il y a plus. On assiste à une fin de partie. La perte de souveraineté de l’État provoquée par la mondialisation néolibérale s’accompagne depuis trente ans d’une surexposition médiatique. L’une a compensé l’autre. La condition politique telle que nous l’avons connue depuis deux siècles touche à sa fin. L’homo politicus est encore adossé à l’État mais la souveraineté de l’État fuit de partout. La mondialisation l’a privé de ses pouvoirs et de ses attributs. Les puissants n’apparaissent plus comme des souverains mais comme des sujets de conversation, des personnages de série TV sur lesquels nous projetons nos désirs contradictoires. La présidence est devenue un pur objet de fantasmes. Et paradoxalement, c’est cette démystification radicale qui nous fascine, qui fait spectacle…
L’homme public est la proie des médias. Il vit et meurt dans la combustion médiatique de sa propre image. Qu’il exhibe sa vie privée et s’en serve pour contrôler l’agenda médiatique (Sarkozy) ou qu’il subisse son dévoilement à son corps défendant (Hollande), l’homme public est une proie médiatique. Et la vie politique se réduit de plus en plus à une impitoyable démystification au cours de laquelle l’homme d’État est sans cesse rabaissé, mis à nu, infantilisé.
L’écrivain polonais Witold Gombrowicz, qui a connu dans la Pologne d’avant guerre une semblable décomposition des formes de la vie aristocratique, en a décrit les symptômes dans son œuvre qui abonde en formes agonisantes, dévorées de l’intérieur par l'« Immaturité », la « Jeunesse », l’« Infériorité », bref la grandeur déformée qui s'inverse en pitrerie. Cette œuvre est indispensable si l’on veut comprendre la Ve République finissante, sclérosée, prisonnière de ses origines monarchiques, enfermée dans des rites et des cérémonies d’un autre âge, dans ses palais inconfortables, avec ses huissiers aux costumes d’opérette.
La scène du duel de grimaces dans Ferdydurke, le roman le plus célèbre de Gombrowicz, fait irrésistiblement penser au duel de la quenelle et de la matraque entre Manuel Valls et Dieudonné. Nul doute aussi que Gombrowicz aurait vu dans le rituel de la conférence de presse instauré par de Gaulle, un moment clé de cette dégradation de la fonction présidentielle, véritable lit de Procuste des successeurs du Général. On sait que Procuste attachait ses victimes sur un lit et leur coupait les membres s’ils étaient trop grands ou les étiraient s’ils étaient trop petits. Pompidou s’en sortit plutôt bien, en se glissant dans l’habit gaullien. Valéry Giscard d’Estaing remisa au magasin des accessoires l’estrade et la table qui allaient si bien au Général pour un podium surélevé où il promenait son auguste majesté au niveau des yeux de ses intervieweurs. François Mitterrand et Jacques Chirac, qui ne goûtaient guère l’exercice, s’en dispensèrent sagement.
On croyait l’exercice périmé, quand Nicolas Sarkozy entreprit de le réhabiliter et de s’y mesurer. Mal lui en prit : hésitant entre un cours magistral emprunté à Edgar Morin sur « la politique de civilisation » et le stand up à la façon de Jean-Marie Bigard, il commit l’irréparable « Avec Carla c’est du sérieux » et connut le supplice de Procuste. Six ans plus tard, presque jour pour jour, 600 journalistes (dont un bon tiers venu des quatre coins de l’Europe émoustillés par les rumeurs de scandale) s’étaient donné rendez-vous dans la salle des fêtes de l’Élysée, bien décidés à faire subir à François Hollande le supplice de Procuste.
L’occasion était trop belle : la révélation par Closer d’une liaison du président, qui aggravait son concubinage officiel avec la première dame d’un adultère « hors mariage », une transgression dans la transgression en quelque sorte, un adultère dans l’adultère. Un mélodrame post-moderne qui empruntait ses codes au vaudeville (avec concubine hospitalisée, actrice, et toujours le même président adepte de la synthèse) et au roman photo, à la bluette réaliste sous les toits de Paris et à la série télé « Maffiosa », avec cercles de jeux et bandits corses jouant leur propre rôle…
Comment détourner l’attention des journalistes de la rue du Cirque ? Comment faire oublier le casque intégral, le scooter italien, les croissants et le garde du corps ? Comment s’armer contre le sourire désarmant de Julie Gayet affiché dans tout Paris ? Comment échapper au regard infantilisant dont s’est fait écho le ministre de l’intérieur, qui a qualifié le président, selon Le Canard enchaîné, d’« adolescent attardé » ? Problème gombrowiczien par excellence : comment se comporter ?
François Hollande a apporté la seule réponse possible, une réponse que n’aurait pas reniée Gombrowicz : la surenchère. Pour faire oublier le vaudeville médiatique de sa liaison, le président n’avait pas d’autre choix, il lui fallait commettre une transgression plus grande encore, politique celle-là. Pour écraser dans l’œuf le scandale de son cocufiage privé, il lui fallait réaliser un plus grand cocufiage, un cocufiage public, celui de ses électeurs. L’annonce du pacte de responsabilité avec le Medef joua ce rôle. Une infidélité chassa l’autre : Gattaz effaça Gayet dans l’esprit public et le pacte avec le patron des patrons, le pacs avec la première dame….
Jusque-là, la gauche au gouvernement pouvait compter sur le soutien des syndicats et la mobilisation des « forces de progrès » pour mener à bien ses grandes réformes et arracher à un patronat rétif des concessions. Des congés payés à la retraite à 60 ans, des lois Auroux aux 35 heures, le combat politique s'appuyait sur les luttes sociales dans l’entreprise et lui servait de débouchés. François Hollande a rompu ce lien historique qui reliait entre elles comme un fil conducteur les différentes expériences de la gauche au gouvernement. Pour la première fois dans l’histoire, c’est sur le patronat que ce gouvernement s’appuie. C’est avec lui, sans même consulter les syndicats de salariés, qu’il a passé son « pacte de responsabilité ». C’est donc sur la seule bonne volonté du Medef qu’il compte pour faire reculer le chômage. Pierre Gattaz a aussitôt salué ce pacte, non sans préciser « qu’il était inspiré, je ne le dis pas trop fort, du pacte de confiance que nous lui avons apporté sur un plateau ».
En l’absence d’autres variables d’ajustement, telle la variation des taux de change, le protectionnisme ou la réforme fiscale, la réduction du coût du travail devient le seul et unique levier utilisé pour réduire le différentiel de compétitivité entre économies de la zone euro. Cela suppose de désarmer les salariés et de compter non plus sur leur mobilisation mais sur leur démobilisation. Le serpent du néolibéralisme mord la queue de la social-démocratie.
Ce n’est donc pas un pacte, c’est un « pari », non pas un pacte de responsabilité mais un pari irresponsable qui consiste à attendre tout du patronat transformé en bienfaiteur social. Un pari non pas « pascalien » mais « reaganien », dans lequel le progrès social a cédé la place à l’amélioration de la compétitivité des entreprises. À l’État providence (Welfare state) démantelé par les néolibéraux, François Hollande a trouvé un digne successeur : c’est l’Entreprise providence (Corporate welfare)…
Quel chemin parcouru depuis le discours du Bourget ! Ne faisait-il pas écho à celui de Roosevelt à Madison Square Garden, le 31 octobre 1936 : « Nous savons désormais qu'il est aussi dangereux d'être gouverné par l'argent organisé que par le crime organisé. » Au Bourget, les socialistes ne tarissaient pas d’éloges sur leur candidat. Ils se prenaient à rêver d’un Roosevelt du XXIe siècle, un pragmatique inspiré, l’homme qui allait mettre au pas la finance, briser le mur d’argent, lancer des grands travaux. Emmanuel Todd le voyait faire le trajet de François Mitterrand à l'envers : centriste au début, il finirait « à gauche toute, forcé par la crise qui va lui imposer des mesures radicales pour sortir d'un système libéral complètement vermoulu ». « J'envoie le lien à Hollande, racontait avec humour Laurent Binet dans son livre sur la campagne du candidat socialiste, autant qu'il soit au courant. » Et Antoine Perraud, à bout de patience, écrivait il y a un peu plus d’un an : « François Hollande n'a plus beaucoup de temps avant de sombrer dans l'ornière dissolvante des Herriot et autres Queuille, ou de trouver, au contraire, une action inspirée, de type roosevelto-mendésiste. »
Désormais, c’est chose faite. Hollande s’est défini. « Si une politique progressiste consiste à creuser les déficits alors mes prédécesseurs étaient d’extrême gauche », a-t-il plaisanté. Habile syllogisme qui n’est en fait qu’un sophisme, car la suppression des cotisations patronales relatives aux allocations familiales n’aura pas pour effet de réduire les déficits mais de créer un besoin de financement de 35 milliards d'euros par an. Alors même, selon Bercy, que les comptes sociaux qui accusaient un déficit de 22,8 milliards en 2010 se rapprochaient de l'équilibre en 2014.
La mesure phare du pacte de responsabilité n’est donc même pas « de gauche », au sens où l’entend François Hollande, et elle est carrément de droite si on convient que le rôle d’une majorité de gauche n’est pas de satisfaire les revendications patronales. « Enfin ! » s’est d’ailleurs empressée de tweeter Laurence Parisot, l'ancienne patronne des patrons, aussitôt la mesure annoncée. Un enfin qui résonnait comme un cruel démenti.
À Lenaïg Bredoux de Mediapart qui lui rappelait ses engagements de campagne, celui-ci répondit par un long piétinement rhétorique où perçait le vide, le vide du pouvoir justement. « Qu’est-ce qu’une politique progressiste ? » scanda-t-il à plusieurs reprises comme s’il hésitait au seuil d’une question trop grande pour lui.
Paul Krugman, le prix Nobel d’économie, qui est un démocrate américain modéré, a trouvé la réponse, parlant d’un « scandale » et d’une « reculade » (a cringe), sur des positions idéologiques discréditées depuis longtemps, une défaite en rase campagne qu’il qualifie d’« effondrement intellectuel ». En annonçant que « l'offre crée la demande », a fait observer Paul Krugman, Hollande se rallie « à un sophisme depuis longtemps démystifié, et qui a pour nom la loi de Jean-Baptiste Say. Tout montre au contraire que la France a des ressources productives qui sont au ralenti parce que la demande est insuffisante ». Un risque déflationniste que Christine Lagarde, la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), a qualifié d'« ogre qui doit être combattu » dès le lendemain de la conférence de presse de François Hollande. « On ne peut donc plus attribuer les difficultés économiques persistantes de l'Europe aux mauvaises idées de la droite, a conclu Paul Krugman. Certes, des conservateurs insensibles et malavisés ont appliqué leur politique, mais ils n’auraient pas pu le faire sans la complicité des politiciens mous et confus d'une gauche modérée. »
Comment en est-on arrivé là ?
À deux pas de Bercy, à la cinémathèque, une exposition sur la vie de Pier Paolo Pasolini apporte une explication. Sur un des murs de l’exposition, on peut lire un extrait du fameux « article des lucioles », un modèle de cette critique littéraire de la politique qui fait tant défaut à notre vie publique : l’attention au langage, aux histoires racontées, l’inconscient gestuel, les intrigues, l’imaginaire politique qui infiltre ces discours et surtout la capacité à déceler sous les masques, le vide, oui, « le vide du pouvoir ». Non pas l’absence de volonté du pouvoir exécutif, non pas le soi-disant « manque de cap » que nous assènent les éditorialistes, non pas le défaut de « récit » capable de donner sens et lisibilité à l’action gouvernementale… Non, le vide, le vide en soi. « Comment les hommes du pouvoir en sont-ils arrivés là ? » se demandait Pasolini.
Sa réponse est éclairante pour qui veut analyser le moment pasolinien de la Ve République que nous sommes en train de vivre. « Ils n’ont en rien soupçonné, écrit Pasolini des dignitaires démocrates chrétiens, que le pouvoir qu’ils détenaient et géraient, ne suivait pas simplement une "évolution" normale, mais qu’il était en train de changer radicalement de nature. Le pouvoir réel agit sans eux et ils n’ont entre les mains qu’un appareil inutile, qui ne laisse plus de réel en eux que leurs mornes complets vestons. »
Ainsi des socialistes… Ils ont continué à faire de la politique à l’ancienne, avec fiefs, régions et affidés, comptant seulement sur le retour de balancier que leur offrirait l’alternance, sans même essayer de comprendre ce que signifiait encore la politique à l’ère de l’insouveraineté. Les uns louchent sur le vieux blairisme que les mensonges sur la guerre en Irak ont pourtant démasqué. D’autres sur Gerhard Schröder et son « agenda 2010 », dont la date d’expiration est largement dépassée.
Tous se sont contentés d’imiter François Mitterrand dans une parodie qui n’est même plus une farce mais un masque, un masque pasolinien où transparaît le vide… Et pour meubler le vide politique qu’ils ont contribué à construire, ils multiplient les appellations : conseil stratégique de la dépense publique, observatoire des contreparties, conseil de simplification, autant de sovnarkom néolibéraux… Ils étaient socialistes, les voilà affiliés à la social-démocratie, au social-libéralisme, voire au social-patriotisme…
Ainsi les socialistes se sont leurrés à l’idée que rien n’avait changé. Que, par exemple, ils pourraient compter à jamais sur l’Europe, à laquelle une majorité d’électeurs avait dit non il y a presque dix ans, sans qu’ils ne changent rien politiquement à leur conception de l’Europe, à leur relation à l’Europe, sans se rendre compte que la crise des dettes souveraines creusait au sein de l’Europe un mur non pas entre l’est et l’ouest mais entre le nord et le sud, et que ce mur traversait la France, la coupant en deux.
Ils se sont leurrés à l’idée qu’ils pourraient continuer à compter sur une politique néolibérale à laquelle ils s’étaient abandonnés dans les années 1980 et dont la crise de 2008 a pourtant montré les effets dévastateurs. Ils se sont leurrés en cédant à l’hypermédiatisation, confiant aux médias corrupteurs leur survie dans les sondages, troquant la transformation réelle de la société contre la survie médiatique. Ils ont eu l’illusion de pouvoir compter à jamais sur la police pour maintenir les graves inégalités dans les quartiers. Ils se sont laissés aller à stigmatiser les minorités, à pourchasser les étrangers, pour rivaliser avec les politiques sécuritaires de la droite.
Ils ont pris pour du courage ce qui n’était qu’un lâche abandon à l’air du temps. Ils ont cru pouvoir compter sur une armée nationale pour faire respecter, sous le masque des droits de l’homme, leurs intérêts économiques et stratégiques dans les ex-colonies, escomptant retrouver des couleurs régaliennes au prix d’interventions coûteuses et déstabilisatrices. Ils ont cru pouvoir leurrer l’opinion en déclarant la guerre à la finance, tout en signant un armistice avec le Medef. Ils ont cru pouvoir déplacer la bataille de la réindustrialisation dans les rayons des supermarchés et faire de la carte bleue des consommateurs un substitut au bulletin de vote, transformant leur ministre de l’industrie en VRP tricolore. Ils ont cru pouvoir retrouver une hégémonie culturelle en empruntant à la droite et à l’extrême droite son lexique et son imaginaire, sous le prétexte de ne pas lui laisser le monopole de la Nation…
« Les hommes du pouvoir, concluait Pasolini, ont subi tout cela alors qu’ils croyaient l’administrer et, en quelques mois, ils sont devenus des masques funèbres. C’est vrai, ils continuent à étaler des sourires radieux d’une sincérité incroyable. En réalité, toutes ces choses sont bel et bien des masques. Je suis certain que, si on les enlevait, on ne trouverait même pas un tas d’os ou de cendres : ce serait le rien, le vide. »
BOITE NOIREChristian Salmon, chercheur au CNRS, auteur notamment de Storytelling – La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (2007, La Découverte), collabore de façon à la fois régulière et irrégulière, au fil de l'actualité politique nationale et internationale, avec Mediapart. Ses précédents articles sont ici.
Début mai, il a publié chez Fayard La Cérémonie cannibale, essai consacré à la dévoration du politique. On peut lire également les billets du blog de Christian Salmon sur Mediapart.
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