Une première version de cet article a été publiée en septembre 2012. Nous le republions à l'occasion de notre partenariat avec les Pieds sur Terre et de la diffusion du reportage audio à Toulon que vous pouvez retrouver ici.
« Rassurer la population en montrant que nous ne sommes pas de dangereux nazis comme l'affirment nos adversaires et s'initier à la gestion municipale. » C'est ainsi qu'un dirigeant du Front national résumait, en 1995, l'objectif des maires frontistes fraîchement élus : Jacques Bompard à Orange, Jean-Marie Le Chevallier – ex-directeur de cabinet de Le Pen – à Toulon, Daniel Simonpieri à Marignane, puis, en 1997, les Mégret à Vitrolles (lire notre boîte noire). Dix-sept ans plus tard, la même consigne pourrait être soufflée aux deux députés frontistes ou aux candidats du parti susceptibles de remporter, en 2014, des villes de plus de 30 000 habitants comme Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais).
À quoi ressemblerait une gouvernance Front national ? Se plonger dans les expériences municipales du FN en fournit un bon aperçu. Certes, « en 1995, les compétences des communes étaient extrêmement réduites et les maires disposaient de peu de moyens d’action sur les grands thèmes du FN (immigration, sécurité) », explique à Mediapart Gilles Ivaldi, chercheur au CNRS, spécialiste des populismes européens et du Front national (lire notre boîte noire). Mais « deux modèles de gestion se dégagent », selon lui.
Un premier, « très idéologique », à Vitrolles et Toulon. « À l’époque délégué général en charge de la propagande, Bruno Mégret veut faire de Vitrolles un laboratoire des idées du FN et démontrer que ce parti, qu’on décrit comme purement protestataire, peut gouverner avec son programme (préférence nationale, baisse de la fiscalité, sécurité, discours anti-corruption). » L’autre modèle, celui d’Orange et Marignane, est « beaucoup plus pragmatique et désidéologisé », estime le chercheur, évoquant une logique de « notabilisation locale » : « On gomme les étiquettes et on gère, au moins dans l’apparence, la ville de manière plus modérée, en se rapprochant de la droite provençale traditionnelle. On s’occupe de l’aménagement des centres-villes, des bacs à fleurs, des petits commerces, on donne l’impression d’une “gestion père tranquille”. »
« Le premier modèle a conduit à l’impasse, le second n’a pu se prolonger qu’en quittant les habits de l’extrême droite, souligne-t-il. Mégret et Le Chevallier ont disparu de la vie politique, tandis que Simonpieri est passé au MNR, puis à l’UMP (en 2004) et Bompard au MPF (qu'il a quitté en 2010 pour fonder sa Ligue du Sud). » En dépit de ces différences, on retrouve dans les quatre villes « toutes les caractéristiques de l’extrême droite, notamment sur la question de la pluralité », estime Gilles Ivaldi : « une volonté d’affaiblir les milieux culturels et alternatifs, une gestion clientéliste, un pouvoir touché par les affaires et des condamnations, une politique sociale marquée par la préférence nationale, une gestion financière calamiteuse, un renforcement de la sécurité ».
À l'époque, le FN faisait mine de se féliciter de ses mairies. « La mer baigne toujours dans la rade à Toulon, les avions continuent de se poser à Marignane et le théâtre antique est toujours debout à Orange », ironisait Jean-Yves Le Gallou, secrétaire national aux élus du FN, en 1996. En février 1997, peu avant la victoire de sa femme aux municipales partielles, Bruno Mégret jugeait que la gestion de Toulon, Marignane et Orange était « bonne » et promettait que Vitrolles poursuivrait le « même objectif », même si sa « situation très différente » imposait « des solutions un peu différentes ».
Aujourd'hui, Marine Le Pen « ne revendique pas ces expériences municipales car elle sait que c'est un échec, explique Gilles Ivaldi. Non seulement le FN n’a pas démontré qu’il était hermétique aux affaires et au clientélisme comme l'annonçaient ses slogans de campagne, mais en matière de gestion financière, le bilan est mauvais ».
Mediapart décrypte ces quatre échecs dans une série de trois volets :
1/ La démolition de la culture (dans cet article à partir de la page 2)
2/ Une gestion clientéliste et marquée par les affaires
3/ Une gestion financière calamiteuse et une politique sociale limitée à la préférence nationale
Quatre municipalités frontistes, mais une cible principale : la culture. La raison est simple, « c’est dans ce domaine que les maires avaient le plus de leviers d’action pour faire valoir leur différence », explique Gilles Ivaldi. Axer le débat sur la culture permet aussi au FN de faire diversion sur sa gestion quotidienne des villes.
Cette volonté d'affaiblir les milieux culturels et associatifs se décline sous différentes formes : culture folklorique favorisée aux dépens de la création contemporaine (considérée comme « élitiste et cosmopolite »), subventions coupées à des associations ou bars, attaques contre les grands festivals culturels, contrôles des rayons dans les bibliothèques. Cette censure se fait au nom d’un prétendu « rééquilibrage », justifié ainsi par Jean-Yves Le Gallou : « Notre courant de pensée n'est généralement pas représenté dans les bibliothèques françaises. »
« Le FN donne dans le symbole. L’idée est de dire “avec nous, on revient aux vraies valeurs” », explique Gilles Ivaldi. Les maires frontistes s’appuient sur ce que Bruno Mégret appelle la culture “Rap-tag-Lang”, « un amalgame entre la jeunesse, la contestation de l’ordre établi, la lutte anti-racisme », explique le chercheur. Ils appliquent la stratégie nationale du FN, résumée par Jean-Marie Le Pen en 1996, et thème au cœur de l'université d'été du parti la même année : « gouverner les esprits par la culture ». Une « reconquête » menée par Samuel Maréchal, patron du Front national de la jeunesse (FNJ) et gendre de Le Pen, qui associe « combat politique » et « combat culturel ».
En 2002, le programme présidentiel du FN est explicite sur ce point : il déplore « le glissement du terme “civilisation” au terme “culture” » dénonce un « génocide culturel » et fustige « la culture Lang » accusée de « refuser toute idée de Beau ». Sa politique culturelle est guidée par trois principes des plus classiques – « le beau, le bien, le vrai » – et l’art est envisagé comme une « tension vers le Beau absolu ». Ce sont ces principes que vont appliquer les quatre maires frontistes.
Enracinement dans l'identité provençale
La culture version FN s'articule autour du triptyque « racines, tradition, identité » et d'un enracinement des villes dans leur « identité provençale ». À Toulon, Jean-Marie Le Chevallier célèbre régulièrement « Raimu le Toulonnais » ; à Orange, Jacques Bompard exalte le poète provençal Frédéric Mistral. À Vitrolles, Bruno Mégret parle carrément de « rupture énergique » et commence son mandat en plantant un drapeau tricolore sur le rocher qui domine la ville.
Il rebaptise la commune « Vitrolles-en-Provence » ainsi que de nombreuses rues. L’avenue Jean-Marie-Tjibaou (leader indépendantiste kanake) devient l’avenue Jean-Pierre-Stirbois (secrétaire général du FN décédé en 1988), la place Nelson-Mandela se transforme en place de Provence, l'avenue François-Mitterrand en avenue de Marseille, le square Dulcie-September (militante sud-africaine anti-apartheid assassinée) en square Marguerite-de-Provence et l'avenue Salvador-Allende devient l'avenue Mère-Térésa. L'opposition socialiste dénonce un « laboratoire » frontiste dont les habitants sont devenus les « cobayes »
À Toulon, la sculpture-fontaine contemporaine de l’artiste René Guiffrey est rasée par le FN – sans en informer l’artiste –, pour y planter... un olivier, « symbole de la civilisation provençale ».
Censure de livres
C’est à Orange, ville de Jacques Bompard depuis 1995, que le Front national a expérimenté en premier sa purification culturelle. Le maire s'entoure d'André-Yves Beck, directeur de la communication et cofondateur du mouvement fasciste Nouvelle Résistance, qui donne le ton dès le début du mandat : « Fini les spectacles pour sous-branchés. On va trouver ce qui intéresse l'Orangeois moyen. Moi, je ne suis pas comme ces cultureux de gauche qui font venir leurs copains. »
Première offensive, les livres. En juillet 1996, un rapport commandé par le ministre de la culture met en évidence le grand ménage réalisé à la bibliothèque par la mairie. Sont ainsi rayés des listes d'acquisitions : des livres taxés de « cosmopolitisme », ceux écrits par des auteurs de gauche, ou traitant de thèmes comme la Seconde Guerre mondiale, le rap et le racisme. Exemples : L’Homme qui ne mourut jamais, qui raconte la vie du prophète Élie ; Le Griot africain, poète et musicien, l’album de Catherine Dolto On s’est adopté, qui raconte l’adoption d’un enfant de couleur, ou encore Olivia à Paris, l’histoire d’une poule qui se dévergonde, va à Montmartre voir un spectacle de french cancan et revient avec une ribambelle de poussins.
Mais le maire ne s'arrête pas là. Les 35 ouvrages acquis au rayon « nouveautés » à la rentrée 1996 sont exclusivement édités par les Éditions nationales, et pratiquement tous écrits par des responsables du Front national, de Jean-Yves Le Gallou à Bruno Mégret (la liste ici).
Dans les autres municipalités frontistes, les maires, sans manifester le même zèle que Bompard, marchent dans ses pas. À Vitrolles, les bibliothécaires qui refusent de suivre la politique éditoriale de la mairie sont écartés. À Marignane, les abonnements à Libération, L'Événement du Jeudi et au quotidien local communiste, La Marseillaise, sont remplacés par les journaux d'extrême droite Présent, National Hebdo et Rivarol. Des ouvrages sont refusés pour raisons « économiques », tandis que 75 autres, tous rédigés par des membres du FN ou auteurs d’extrême droite, font leur apparition dans les rayons en janvier 1997 (la liste ici).
Même chose à Toulon. L’adjoint à la culture impose notamment un ouvrage d'Alexis Carrel, l'Homme, cet inconnu (le prix Nobel de médecine, vichyste, y théorise l'eugénisme et recommande l'élimination de certains délinquants et malades mentaux).
Jean-Marie Le Chevallier met aussi la main sur la traditionnelle Fête du livre de Toulon, rebaptisée « fête de la liberté du livre » et exige des stands de littérature d'extrême droite. « En l'organisant nous-mêmes, nous nous libérons de la dictature de Saint-Germain-des-Prés, qui fait la loi dans le monde de l'édition comme le faisaient Jean-Paul Sartre et les communistes dans les années 60 », justifie-t-il. Il invite « la Varoise BB » (Brigitte Bardot) et dénonce l’hommage à l'écrivain Marek Halter, français d'origine polonaise et juif, prévu par les organisateurs de la Fête du livre. Trop « internationaliste et mondialiste », juge-t-il (les détails ici).
Suppressions des subventions aux lieux alternatifs
Plusieurs dizaines d'associations culturelles sont liquidées par les municipalités frontistes. À Vitrolles, le Sous-Marin, un café-musiques, est la cible numéro un de la mairie, qui lui supprime sa subvention équivalant à 20 % de son budget. Le motif ? Produire du rap, « une musique de dégénérés, développant les mauvais instincts de la jeunesse », selon les Mégret. La mairie décide de récupérer les locaux du lieu, devenu le symbole de la résistance au FN, en murant l'entrée. Quitte à être condamnée en référé quatre jours plus tard pour « effraction et voies de fait ». Le lieu est soutenu dans toute la France. Voir ces reportages des archives de TF1 et France 3 :
Le cas du Sous-Marin n’est pas isolé : Régine Juin, directrice du cinéma Art et essai Les Lumières, géré par la mairie, est licenciée pour avoir refusé de déprogrammer « L'amour est à réinventer, dix histoires d'amour au temps du sida ». L’association Moulin à jazz voit sa subvention amputée de 70 % et résistera grâce aux aides du conseil général des Bouches-du-Rhône. À Marignane, le maire privilégie l'importante communauté pied-noir et programme un son et lumière retraçant la conquête française de l'Algérie.
Attaques contre les grands festivals
À Orange, Bompard s'attaque aux Chorégies et au centre culturel Mosaïques, organisateur des « Nuits du théâtre antique », en leur coupant les subventions et en menaçant de faire payer une lourde indemnité pour occupation du théâtre municipal. « Il faut se débarrasser de cette structure malséante, j'allais dire malodorante », explique-t-il au sujet des Mosaïques, lors d’un conseil municipal. Il envisage aussi d’organiser les Chorégies « à sa manière » pour les « rendre aux Orangeois », loin des « branchés parisiens ». Le festival, qui sera finalement subventionné par l’État, est menacé année après année.
À Toulon, c’est le TNDI (Théâtre national de la danse et de l'image) de Châteauvallon qui sera dans le viseur de la mairie. Et notamment son directeur, Gérard Paquet, qui refuse de bénéficier de subventions d’une municipalité FN pour ne pas « servir d'alibi culturel au FN ». Il décrète le site « lieu de résistance culturelle ». Le début d’un long bras de fer avec le maire. En juin 1996, Le Chevallier qualifie l’invitation du groupe de rap NTM de « faute culturelle ». Le très pasquaïen préfet du Var, Jean-Charles Marchiani, lui prête main forte. En tant que « représentant de l'État, chrétien et homme », il subordonne la subvention de l'État à l'annulation du concert de NTM, au nom de la « morale républicaine ». NTM est déprogrammé. En 1997, le maire finit par obtenir le licenciement de Paquet, avec le soutien de Marchiani.
Cette hostilité au monde de la culture, on la retrouve encore aujourd’hui au Front national. Pendant la campagne présidentielle, les attaques contre les « bobos » ont fusé (exemples ici et là). Selon Gilles Ivaldi, « Marine Le Pen a conservé cette idée qu’il existe une culture populaire, du vrai, du beau, qui n'est pas cette culture du boboisme parisien ». Son programme 2012 en matière de culture est d’ailleurs un copié-collé de celui de son père en 2007, le paragraphe sur Internet en plus. Elle estime que la culture française est « menacée par la globalisation mondialiste » et qu’elle doit « se mettre suffisamment à l’écoute des goûts et des attentes de notre peuple ». Elle prône l’application de son principe de « priorité nationale » et lie les subventions à l’audience des « structures subventionnées » qui « devront prouver qu’elles touchent un public important ».
Si Marine Le Pen et Steeve Briois conquièrent la mairie d’Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais) en 2014, l’Escapade, le centre d’animation culturel de la ville, sera sans doute leur première cible. Première maison de la jeunesse et de la culture du département (MJC), la salle est un lieu éclectique qui brasse toutes les catégories sociales et diffuse de nombreux spectacles évoquant le vivre-ensemble en s’adressant autant aux Maghrébins qu’aux fils de mineurs (lire nos reportages en 2009 et en 2012).
Lors des municipales partielles de 2009, le tandem frontiste l’avait dit et redit : s’il prend le pouvoir, ces structures seront aidées « à condition qu’elles fassent l’effort d’élargir leurs offres culturelles afin que tous les habitants s’y retrouvent dans un souci de pluralisme culturel ».
BOITE NOIREÉlus sous l'étiquette FN, les maires de Toulon, Orange, Marignane, Vitrolles ont quitté le Front national quelques années plus tard pour rejoindre le MNR, le MPF ou le RPR.
Les exemples spécifiques de Dreux (majorité RPR-FN en 1983) et Nice (Jacques Peyrat quitte le FN un an avant de conquérir la mairie de Nice) n'ont pas été intégrés.
Gilles Ivaldi est chercheur au CNRS, spécialiste des partis d’extrême droite et des populismes en Europe occidentale. Il a travaillé sur les gestions municipales du Front national dans le Sud-Est (à lire ici) et sur le FN de Marine Le Pen. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur le sujet (voir sa fiche).
Retrouvez notre dossier d'archives sous l'onglet “Prolonger”.
Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.
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