Dès que le nom d’Ecomouv est évoqué, le nombre de politiques, de responsables administratifs qui ne se souviennent de rien a quelque chose de stupéfiant. À ce niveau-là, cela relève d’une épidémie d’amnésie générale. Aux premiers jours de la polémique sur la taxe poids lourds fin octobre et alors que les conditions liées au contrat de partenariat public-privé avaient commencé à être dévoilées, Jean-Louis Borloo et Nathalie Kosciusko-Morizet, qui ont tous les deux été ministre de l’écologie et ont supervisé à ce titre le contrat, avaient déclaré ne pas se remémorer ce dossier et n’être en rien concernés par l’affaire.
L’administration semble aujourd’hui saisie des mêmes trous de mémoire. C’est en tout cas l’impression qui a prévalu tout au long de la pénible audition de Michel Hersemul, chef du département d'expertise des partenariats public-privé et de conduite de projets délégués au sein de la Direction générale des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM), le 14 janvier, devant la commission d’enquête sénatoriale sur le contrat Ecomouv.
Dans son discours liminaire, Michel Hersemul s’était surtout employé à justifier la décision de l’administration de recourir au partenariat public-privé pour la mise en place de l’écotaxe. Le sujet était nouveau et technique, l’État n’avait aucune expérience dans ce domaine, a-t-il expliqué. Selon lui, tout cela justifiait donc, comme le précise la loi, de recourir à ce dispositif prévu dans les cas de dossiers complexes. Seul le privé pouvait aider l’État à démêler les solutions techniques et garantir une exécution rapide de la mise en place de la taxe à un coût maîtrisé.
« Mais cela justifiait-il de mettre dans un même contrat la réalisation technique et le recouvrement de la taxe ? » demanda le rapporteur de la commission, la sénatrice Virginie Klès. « Certes, c’est une première en France de concéder la perception d’une taxe au secteur privé », admit le haut fonctionnaire. « Mais le Conseil d’État avait rendu un avis favorable », s’empressa-t-il d’ajouter, sans s’expliquer plus longuement. Qui est donc le responsable politique qui a pris cette décision de réinstaurer des fermiers généraux en France ? Mystère.
Après les déclarations de principe, Michel Hersemul passa son temps à botter en touche. Les membres de la haute administration n’aiment guère apparaître publiquement et avoir à répondre aux questions de parlementaires, comme la commission Cahuzac l’a si bien mis en lumière. Devoir rendre compte et s’expliquer n’est pas dans leur habitude. Mais cette fois-ci, il y avait plus : une curieuse impression d’omerta planait dans la salle.
Il est vrai que les propos de Nathalie Kosciusko-Morizet, mettant nommément en cause sur France Inter les hauts fonctionnaires qui avaient supervisé l’élaboration et la signature du contrat dès le début de la polémique sur l’écotaxe, sonnaient comme une invitation pressante à la retenue dans la haute fonction publique (la vidéo est ici). Mais qu’y a-t-il donc de si délicat dans ce contrat pour inciter tant de monde à se taire ?
Aux questions les plus simples de la commission – une étude préalable avait-elle été faite ? Comment avaient été conduits les choix techniques ? Comment s’était passée la consultation ? Comment avait été élaboré le montage juridique et financier ? – Michel Hersemul opposa à chaque fois le silence. Il ne savait pas : « Je ne suis arrivé qu’en 2011, le contrat était déjà signé », expliqua-t-il à plusieurs reprises en guise d’excuses. « Cela ne relève pas de ma compétence mais de celle de la mission de tarification », avança-t-il par la suite. « J’ignore tout des modalités du contrat », ajouta-t-il à un autre moment.
Cette façon d’esquiver finit par énerver. « Vous ne répondez à aucune question. Je trouve cela très surprenant », releva Virginie Klès. « Vous saviez que vous étiez convoqué par la commission d’enquête. Vous n’avez pas regardé le dossier avant ? Vous êtes quand même responsable des PPP au ministère des transports et vous ne savez rien ! » Difficile de croire en effet que Michel Hersemul ne soit pas au courant du contrat Ecomouv, alors que le ministère des transports et la direction des infrastructures sont sur les nerfs depuis des mois, en raison de ce contrat.
Le haut fonctionnaire laissa passer l’orage sans broncher. Et reprit le même refrain : non, il ne savait rien, mais rien de rien. Profitant de l’ignorance des sénateurs qui semblent découvrir le dossier au fur et à mesure des auditions, il put soutenir sans frémir qu’il ne connaissait même pas les études qui avaient conduit à préférer le partenariat public-privé. Tout cela est pourtant public.
Sur son site, la mission d’appui des partenariats public-privé (MAPPP), qui est chargée d’examiner tous les contrats pour le compte du ministère des finances, publie tous ses avis. Son avis sur la taxe poids lourds, rendu en avril 2009, y figure aussi. Un détail que semble également ignorer la présidente de la commission, Marie-Hélène des Esgaulx, bien qu'elle ait une grande connaissance du monde des partenariats public-privé : après avoir été nominée en 2008 par un discret mais très influent club des PPP, elle a été nommée en février 2012 par le premier ministre François Fillon au comité de développement des PPP, censé venir en appui de la MAPPP.
L’avis est signé de l’inspecteur des finances, Noël de Saint-Pulgent, alors président de la MAPPP, aujourd’hui chef de la mission de contrôle économique et financier des transports. Interrogé, lui aussi dit ne plus avoir aucun souvenir de ce dossier, comme il se doit. L’étude était supposée peser les avantages et les inconvénients à la fois des choix techniques et des modalités juridiques de l’opération. À chaque étape, la comparaison est faite entre un contrat mené par l’État et un contrat réalisé sous forme de partenariat public-privé.
Les hypothèses faites pour l’estimation de l’opération menée par le public ne lui sont guère favorables : le coût du financement est, par exemple, évalué sur la base des emprunts à 4,85 %, alors qu'à l'époque, les taux se sont effondrés depuis plus de six mois et se situent autour de 3,2 % – étonnante erreur pour un inspecteur des finances. En revanche, le coût d’emprunt pour le privé est estimé à 6,28 %. Dans les faits, le consortium Ecomouv a emprunté à un taux moyen de 7,01 %.
En dépit de ces données peu favorables pour une écotaxe entièrement menée par l’État, il ressort des calculs menés par la MAPPP que si l’État réalise lui-même la mise en place de l’écotaxe, il ferait au moins une économie de 250 millions d’euros. Cela n’empêche pas la MAPPP de conclure que le « schéma de contrat de partenariat est préférable au schéma de contrat de marché public », ajoutant comme argument définitif que le PPP « permettrait de percevoir plus rapidement l’éco-redevance ». Un jugement totalement neutre et équilibré comme il se doit, comme à l’habitude. Selon les rapports d’activités de la mission, en 2011, celle-ci a rendu 43 avis favorables à des contrats de partenariat sur les 43 dossiers qui lui étaient soumis ; en 2012, elle a donné 26 avis favorables sur les 26 dossiers présentés. C’est ce que l’on appelle un contrôle sévère.
Manifestement, Michel Hersemul partage l’analyse de la MAPPP. Ses rares indications furent pour défendre les bienfaits du contrat de partenariat signé avec Ecomouv. Pourquoi la rémunération annuelle – 230 millions d’euros hors taxe – versée au consortium était-elle si élevée par rapport aux autres contrats en PPP ? Une rémunération tout à fait normale. « Dans ces contrats, les risques sont élevés, la rémunération est donc importante », justifia-t-il. Dans les faits, l’essentiel des risques, liés à la perception de la taxe, est assumé par les sociétés de télépéage, qui auront à gérer 80 % des abonnements poids lourds. Ce sont elles qui sont responsables du paiement de la taxe, à charge pour elles de retrouver les mauvais payeurs éventuels. Elles se partagent à six une rémunération de 40 à 50 millions d’euros par an. Mais cela, le responsable du ministère des transports ne l’expliqua pas.
« Comment expliquer un dédit de 800 millions d’euros, si l’État remet en cause le contrat ? », enchaîna un sénateur. Une clause absolument justifiée à en croire Michel Hersemul : « Ces contrats ne sont pas pris à la légère. Des engagements sont pris par l’État. Les conditions de résiliation correspondent au manque à gagner des partenaires. » On s’est laissé dire qu’il y avait des avocats pour défendre les intérêts de l’État lors de la rédaction du contrat...
« La société Ecomouv est-elle bien armée financièrement pour faire face au projet, avec seulement 30 millions de fonds propres ? », osa la présidente. Avoir un ratio de 5 % de capitaux propres et 95 % de dettes – le cahier des charges prévoyait un ratio de 15/85 – ne paraît pas inquiéter l’administration… Sans sourciller, Michel Hersemul défendit cette situation en avançant des arguments en complète contradiction avec ce qu’il avait déclaré auparavant : « Ce niveau d’endettement ne pose pas de problèmes. Ce contrat est sans risque. Le loyer est garanti. Il n’existe pas de risque associé aux recettes. Il y a la garantie de l’État. Il n’y a donc pas besoin de fonds propres importants », dit-il.
La pantalonnade s’arrêta là. À ce stade, l’impression prédomine que personne n’a envie de faire vraiment la lumière sur ce contrat. Lancée au moment de la polémique sur l’écotaxe, cette commission d’enquête semble avoir été instituée pour amuser la galerie, en attendant que la colère passe et que tout soit validé.
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