L’indifférence des Français, attestée par les sondages, aux escapades « sentimentales » des princes qui les gouvernent est le pendant de leur tolérance, illustrée par leurs votes, à l’égard de la corruption de la classe politique. Qu’elle soit individuelle ou institutionnelle, active ou passive, qu’elle relève du népotisme ou du clientélisme. C’est la marque d’un profond et récurrent déficit démocratique.
Ici n’est pas le lieu d’en tracer les origines, à supposer même qu’on en ait la compétence : monarchisme d’Ancien Régime en dépit d’une histoire révolutionnaire qui se pousse volontiers du col ; schizophrénie ou hypocrisie catholique chez la « fille aînée de l’Église » ; « latinité » qui arrime la France aux pays du sud de l’Europe ; individualisme congénital et manque d’esprit civique qui contredisent, par les comportements individuels et collectifs, le slogan inscrit dans la pierre au fronton des monuments « républicains » ?
Dans la revendication par les hommes (et femmes) publics d’un droit à la « protection de la vie privée », il y a d’abord une manipulation assez grossière : « leur » droit serait la garantie de celui légitimement revendiqué par les citoyens ordinaires. Alors que tout, dans sa composition sociale, sa formation, son train et son style de vie, sa « professionnalisation », sa longévité au pouvoir occupé souvent à vie (même par alternance), éloigne irrésistiblement la caste politicienne du vulgum pecus. Sans oublier que sous le régime de la Ve République, une « exception française » qui fait tache au cœur de l’Europe démocratique, parler de « présidence normale » est un oxymore. Ce, sans même souligner, comme cela ne cesse d’être fait légitimement par ailleurs, que la caste en question s’abandonne avec délice à la société du spectacle lorsqu’elle y voit le moyen de faire prospérer sa cause.
Ensuite, et c’est plus grave, parce que la conception de la « vie privée » s’est révélée particulièrement extensive dans la pratique de la classe politique et, malheureusement, dans le traitement d’une presse française respectueuse des puissants qui vient à nouveau de se donner en (triste) spectacle lors de la grand-messe présidentielle mise en scène le 14 janvier à l’Élysée. Vie privée, les dépenses de fonctionnement extravagantes des sénateurs, leur « caisse noire », l’embauche d’épouses ou de rejetons comme collaborateurs rétribués sur fonds publics par des parlementaires ou de « grands » élus locaux ? Vie privée, le détournement des ressources de l’État à usage personnel ou à des fins politiques, et pas seulement en période de campagne électorale ? Vie privée, dans un État « en faillite », la persistance d’un train de vie exorbitant par rapport au sort ordinaire de la population par un personnel politique, national ou local, qui prospère véritablement « hors sol » ?
Ce qui a pu être mis au jour de ces dérives (au cours de la brève existence de Mediapart, notamment) n’est que la partie émergée de l’iceberg. C’est en tout cas la perception qu’en ont ceux qui classent la France parmi les plus corrompus des grands pays développés. Qui affirmerait que c’est à tort ?
Deux exemples, tirés de notre histoire récente, devraient inciter à considérer avec circonspection (le mot est faible) cette revendication d’un droit à la « protection de la vie privée » dû à la classe politique. Celui de François Mitterrand bien sûr, figure tutélaire d’une gauche volontiers moralisatrice, qui pour protéger sa double vie privée, l’existence d’une maîtresse et d’une fille adultérine généreusement entretenues sur fonds publics pendant deux septennats, n’a pas hésité à mettre en œuvre des procédés de basse police afin d’attenter à la vie privée de citoyens ordinaires et de journalistes. En matière de cynisme, on touche ici à la perfection. Et ceci encore, du même personnage : « vie privée », le mensonge d’État maintenu pendant quatorze ans, communiqués médicaux à l’appui, sur l’état de santé d’un détenteur du « feu nucléaire », selon la formule consacrée ?
Et celui de Jacques Chirac qui, au fil d’une existence passée tout entière au crochet de la République, a usé et abusé de l’argent du contribuable, français ou parisien selon l’époque, afin de protéger une « vie privée »passablement agitée. Certes, au regard de l’histoire et du sort du pays, ces peccadilles, assez coûteuses tout de même, étaient moins néfastes que l’immobilisme brejnévien qui a caractérisé l’exercice du pouvoir « suprême » par l’hôte aujourd’hui diminué de la famille Hariri. Les Français, à en croire les sondages, ont la nostalgie du « Chi ». On a les dirigeants que l’on mérite.
Quant au dernier épisode de cette chronique, qui concerne l’actuel détenteur de la même charge, on ne peut qu’approuver ce qui a été écrit excellemment dans ces colonnes (lire ici). Mais qui, comme pour les cas précédents, laisse sans réponse la question de l’impact éventuel de la « vie privée » sur l’action publique, si subalterne soit-elle, comme la nomination d’une actrice de cinéma au jury de la villa Médicis (décision annulée par la ministre de la culture aussitôt qu'elle a été révélée par le Canard enchaîné !).
Faut-il espérer que change un état des mœurs politiques qui indiffère à ce point l’opinion dite publique ? Il y faudrait un changement de paradigme, un vrai (pas comme le « libéralisme » de Hollande) : que la caste politique, réformes institutionnelles à l’appui, renonce à la carrière à durée indéterminée ; que l’État modeste se substitue à la monarchie républicaine, à ses ors et à ses fastes ; que se réconcilient la morale publique et la morale privée (la femme de César doit être insoupçonnable et César aussi, pendant qu’on y est). Et surtout, peut-être, que soit enfin rompu le cordon ombilical entre le monde politique et celui des médias. À lire la dernière promotion de la Légion d’honneur, où des journalistes, comme chaque fois, se donnent l’indignité de recevoir (et donc de réclamer) le hochet à ruban rouge distribué par le gouvernement (pour quels services ?), on se dit que ce n’est pas gagné.
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