Le Conseil d’État a validé in extremis, jeudi 9 janvier 2013 à 18 h 40, l'arrêté préfectoral d'interdiction du spectacle Le Mur de Dieudonné M'bala M'bala au Zénith de Nantes, qui devait se tenir le même jour à 20 h 30. Avant de confirmer, vendredi soir, l’interdiction de son spectacle à Tours. Une victoire juridique et politique pour le ministre de l’intérieur Manuel Valls, qui s’est réjoui, vendredi matin sur France Inter, que la plus haute juridiction administrative ait « confirmé la thèse du gouvernement, selon laquelle des propos qui peuvent constituer une atteinte à la dignité de la personne humaine, portent atteinte à l’ordre public ».
En une après-midi, dans le cadre d'une procédure d'urgence tranchée par un juge unique, voilà acté un virage important du Conseil d'État. « Le juge n'a pas fait prévaloir la liberté d'expression sur l'interdit et c'est une décision qui est lourde de périls », a réagi à l'AFP Pierre Tartakowsky, président de la Ligue des droits de l'Homme. Depuis un arrêt dit « Benjamin » datant de 1933, le Conseil d'État s’était en effet plutôt attaché à protéger la liberté de réunion et d’expression. Même si Frédéric Rolin, professeur en droit public à Évry, rappelle que « la jurisprudence postérieure, et pas seulement celle des années 1930, contient un nombre considérable de décisions du Conseil d'État qui valident des mesures d'interdiction touchant des publications, des spectacles, des réunions ».
En février 1930, le maire de Nevers avait décidé d'interdire une conférence littéraire d’un écrivain d'extrême droite, M. Benjamin, en raison de contre-manifestations. Le Conseil d'État avait annulé cette interdiction, estimant que le maire devait assurer le bon déroulement de la réunion publique : « L’éventualité de troubles, alléguée par le maire de Nevers, ne présente pas un degré de gravité tel qu’il n’ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l’ordre en édictant les mesures de police qu’il lui appartenait de prendre. »
C’est en se basant sur cette jurisprudence que le tribunal administratif de Nantes, saisi en référé-liberté (une procédure d’urgence) par les avocats de Dieudonné, a annulé, le 9 avril à 14 h 30, l’arrêté du préfet de Loire-Atlantique interdisant son spectacle. Le juge nantais a estimé qu’« il n’est pas justifié que le préfet ne disposait pas des moyens nécessaires au maintien de l’ordre public ». Et a ajouté que le spectacle « ne peut être regardé comme ayant pour objet essentiel de porter atteinte à la dignité humaine », contrairement à ce qu’avançait le préfet.
Une demi-heure après cette décision contraire à sa circulaire, Manuel Valls annonçait qu’il faisait appel devant le Conseil d’État, qui a audiencé l’affaire l’après-midi même, en un temps record alors qu'il disposait de 48 heures. « Quand Valls a demandé lundi aux préfets de prendre des arrêtés interdisant les spectacles de Dieudonné, la plus haute juridiction administrative savait qu’elle serait saisie de la question, explique dans Libération Diane Roman, professeure de droit à l’université François Rabelais, à Tours. Il était logique qu’elle s’y prépare. » Alors que l’ancien ministre de l’intérieur socialiste Pierre Joxe avait récemment ironisé sur la qualité des conseillers juridiques de Manuel Valls, l’affaire semblait au contraire assez bien préparée.
Le Monde rappelle ainsi que Thomas Andrieu, le directeur de cabinet adjoint de Manuel Valls, qui « pilote le dossier », est lui-même issu du Conseil d’État. Cette rapidité « soulève cependant des questions en terme de respect du contradictoire et de l’égalité des armes », commente un spécialiste en droit public, qui préfère rester anonyme. « Ce spectacle tourne depuis des mois, remarque de son côté Marie-Laure Basilien-Gainche, professeure de droit public à l’Université Lyon 3. Pourquoi se réveiller maintenant et pas plus tôt ? C’est une question importante touchant à la liberté d’expression et à l’ordre public, cette précipitation pose un vrai problème. »
Contrairement au juge des référés de Nantes, Bernard Stirn, le président de la section du contentieux du Conseil d'État, a estimé qu’il y avait bel et bien de sérieux risques de troubles à l'ordre public « qu'il serait très difficile aux forces de police de maîtriser ». Une motivation discutable selon Serge Slama, maître de conférences en droit public à l'Université Évry-Val d'Essonne, qui remarque que « côté cars de CRS » la France « sait habituellement faire ». Le Conseil d’État ajoute que « le spectacle ‘Le Mur’, tel qu'il est conçu, contient des propos de caractère antisémite, qui incitent à la haine raciale, et font, en méconnaissance de la dignité de la personne humaine, l'apologie des discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la Seconde Guerre mondiale ». Et rappelle que Dieudonné a fait « l'objet de neuf condamnations pénales, dont sept sont définitives, pour des propos de même nature ».
Mais c’est surtout le deuxième motif de l’ordonnance qui émeut. Comme la circulaire de Manuel Valls, le Conseil d'État élargit la notion d’ordre public en y incluant « l'atteinte à la dignité humaine », pour justifier l’interdiction du spectacle. « Au regard du spectacle prévu, tel qu’il a été annoncé et programmé, les allégations selon lesquelles les propos pénalement répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale relevés lors des séances tenues à Paris ne seraient pas repris à Nantes ne suffisent pas pour écarter le risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine », indique l’ordonnance.
Ce motif avait déjà fait polémique lorsqu’il avait été utilisé en 1995 pour interdire un spectacle de lancer de nains à Morsang-sur-Orge (Essonne). « De façon traditionnelle, la définition de l’ordre public est matérielle : sécurité publique, tranquillité publique et salubrité, indique notre juriste anonyme. La décision de 1995 y ajoute une considération immatérielle, la dignité humaine, qui reste assez difficile à appréhender. La dignité humaine peut être appliquée en tant que droit individuel, par exemple lorsque des détenus attaquent l’État à propos de leurs conditions de détention, mais elle l’est très rarement en tant que composante de l’ordre public. »
Le seul exemple connu est celui de l’interdiction en 2007 des « soupes aux cochons » organisées par des mouvements d'extrême droite pour exclure les sans-abri de confession musulmane. Et encore le Conseil d’État avait-il prudemment justifié leur interdiction non par une atteinte à la dignité humaine, mais par « les risques de réactions à ce qui est conçu comme une démonstration susceptible de porter atteinte à la dignité des personnes privées du secours ».
Le Conseil d’État va plus loin dans son ordonnance du 9 janvier 2013, puisqu’il met également dans la balance « la cohésion nationale » (une notion qui n'est pas reprise dans l'ordonnance du 10 janvier). Et ajoute qu’il « appartient en outre à l’autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises ». « Évoquer la dignité de la personne humaine et la cohésion nationale pour empêcher l’exercice des libertés, c’est vraiment un terrain très glissant et un affaiblissement de l’État de droit », s’inquiète Serge Slama.
« Le Conseil d'État admet que si un ministre de l'Intérieur estime que ce que vous allez dire va porter atteinte à la dignité de la personne humaine, il peut vous interdire de le dire, réagit l'avocat Me Eolas sur le site du Nouvel Observateur. Nous sommes maintenant dans un régime préventif de la liberté d'expression. » Un scénario à la Minority report, s’inquiète sur Slate, Evelyne Sire-Marin, vice-présidente du tribunal de grande instance de Paris et membre de la Ligue des droits de l'Homme. « Il s'agit donc bien ici d'une possibilité de trouble à l'ordre public, d'une virtualité qui se déduit des précédentes condamnations judiciaires de Dieudonné : délinquant un jour, délinquant toujours, dit le Conseil d'État, dans une conception terriblement mécanique de la récidive », écrit la magistrate.
Bien que créée lors de l’affaire Dreyfus pour s’opposer à l’antisémitisme, la LDH s’est toujours opposée, au nom de la liberté d’expression, aux interdictions a priori. « On ouvre la boîte de Pandore, regrette Agnès Tricoire, avocate de la LDH. Il n’y a aucune raison de limiter l’atteinte à la dignité de la personne humaine à l’antisémitisme, on pourra aussi l’utiliser contre le sexisme, le racisme, l’homophobie, etc. » L’avocate rappelait récemment dans Libération que la LDH avait notamment défendu le théâtre du Rond-Point contre les catholiques intégristes, qui demandaient l’annulation de la pièce Golgota Picnic, de Rodrigo Garcia. « Si Dieudonné est interdit de spectacle, que va-t-on répondre à ces gens-là ? Ils vont dénoncer le deux poids, deux mesures. »
Même analyse du côté de l'ancien ministre socialiste Jack Lang, par ailleurs professeur de droit. Tout en soulignant sa « révulsion contre la haine raciale du sinistre Dieudonné », il a fait valoir, vendredi, que « la décision du Conseil d'Etat mal fondée juridiquement, port(ait) en germe de graves risques pour la liberté d'expression ».
Sans surprise, l’ordonnance du 9 janvier 2013 a fait école : saisi par un spectateur et par les avocats de Dieudonné, le juge des référés a confirmé vendredi 10 janvier l'arrêté d'interdiction du spectacle prévu le soir même à Tours, en reprenant le risque de « graves atteintes » à la « dignité de la personne humaine ». Fort logiquement, le juge des référés du Conseil d’État, Jacques Arrighi de Casanova, a validé la décision dans la soirée.
D'autres recours sont à prévoir au fil des arrêtés d'interdiction des maires et des des préfets. Le tribunal administratif d'Orléans doit rendre samedi matin sa décision sur le recours de Dieudonné contre un arrêté pris par le maire d'Orléans qui interdit le spectacle le soir-même au Zénith de la ville. Le préfet de police de Paris a interdit, vendredi, trois prochains spectacles annoncés pour ce week-end sur la page Facebook du polémiste. « À chaque fois que nous aurons une décision d'interdiction en première instance, nous irons au Conseil d'État », a prévenu l’un des avocats de Dieudonné, Me Sanjay Mirabeau. « Il est fort probable qu’on finira par aboutir à des ordonnances de rejet des recours de Dieudonné par les tribunaux administratifs comme manifestement irrecevables », remarque Serge Slama.
Reste à savoir si ces décisions du Conseil d’État, tranchées en une après-midi par un juge unique dans une procédure d’urgence, feront vraiment jurisprudence au-delà du cas Dieudonné. Selon Le Monde, le juge des référés Bernard Stirn a rappelé jeudi 9 janvier à l’issue de l’audience, qu'« en aucun cas la décision du juge des référés ne tranchait de grandes questions de droit ».
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