Clermont-Ferrand, de notre envoyée spéciale
10 heures, ce mercredi 19 juin. Dans le Puy-de-Dôme, à Clermont-Ferrand, berceau des Michelin, 200 personnes traversent la ville et manifestent contre « l'austérité » à l'appel de la CGT, de la FSU et du syndicat étudiant l'UNEF. En tête du cortège, des « Bib », salariés du numéro deux mondial des pneumatiques, sous le choc des 700 suppressions d’emplois annoncées chez les collègues du nord, à Joué-les-Tours en Indre et Loire. À l'arrière, quelques jeunes et beaucoup de retraités venus dire leur hostilité à une nouvelle réforme des retraites à la veille de l'ouverture de la grande conférence sociale, ce jeudi 20 juin où le sujet sera âprement débattu.
C'est ici, dans cette manifestation – où « la honte d'être si peu nombreux sur des questions sociales majeures » gagne les rangs clairsemés –, que Roger, « un rouge de l'éternel », cégétiste, communiste, nous fixe rendez-vous. Il se présente le front dégoulinant de sueur, non pas à cause des quelques kilomètres qu'il vient de parcourir sous la chaleur mais à cause de son âge, 63 ans en avril dernier. « Mon corps est en train de me dire stop. Je marche cinq minutes et je finis essoufflé », explique-t-il en s'excusant. Avant de reprendre sa respiration pour entonner en chœur le refrain qui tourne en boucle : « Hollande, si tu continues, la classe ouvrière te bottera le cul. Pour les jeunes, du boulot. Pour les vieux, du repos. »
Du repos. Voilà le rêve de Roger. Ce devrait être à la portée de ce retraité aux cheveux tout gris. « Cassé » par 43 ans de pénibilité au travail, il a démarré la vie active à 14 ans et quitté l'usine en 2010, « poussé à la roue » par sa direction, quelques mois avant le mouvement social contre la réforme Woerth. Mais sa maigre pension – 900 euros nets, auxquels s'ajoutent 300 euros de retraite complémentaire tous les trois mois –, due à une carrière hachée, ponctuée par huit licenciements souvent liés à son engagement syndical à la CGT, l'en empêche. « S'il n'y avait pas eu toutes ces réformes et si l'administration continuait à prendre en compte les dix meilleures années au lieu des vingt-cinq, je gagnerai 1 500 euros net », soupire cet ancien chaudronnier-soudeur.
Depuis trois ans, il cumule retraite et petits boulots, enchaînant entre vingt et trente heures de travail par mois pour joindre les deux bouts. C'est d'autant plus nécessaire que sa femme, aide-puéricultrice, âgée de 59 ans, vient de passer au RSA après une longue période de chômage et qu'elle va « toucher du vent » lorsqu'elle atteindra l'âge de la retraite car elle n'a cotisé que vingt ans, ayant consacré le reste du temps à l'éducation de ses trois enfants.
L'employeur de Roger, un propriétaire de logements étudiants, recherchait un solide gaillard pour entretenir son parc locatif. Pour « ses extras », Roger est rémunéré entre 300 et 400 euros, payés en CESU, chèque emplois-services universels « de façon à payer les cotisations sociales ».
Plomberie, serrurerie, carrelage, peinture, isolation, tonte de pelouses… Cet ex-salarié d'ACC Ingéniérie et maintenance, une entreprise spécialiste dans la rénovation de wagons, au carnet de commandes bien rempli mais aux finances exsangues, qui a pour principal client la RATP, s'est découvert « malgré lui » le talent de la polyvalence, cette qualité prisée par les patrons d'aujourd'hui et contre laquelle il a tant bataillé en tant qu'élu du personnel. « Je n'ai pas eu le choix. Quand j'ai vu que je gagnais moins de mille euros et qu'il fallait que je sorte 700 euros par mois de frais fixes, je me suis dit : “Faut que tu cherches du boulot” », raconte-t-il en marge de la manifestation devant un café.
Roger fait partie de ces « cumulards », ces retraités, de plus en plus nombreux, qui cumulent emploi et pension, au cœur d'une étude publiée récemment par l'lNSEE. Le pourcentage de ces sexagénaires actifs, qui occupent dans les trois quarts des cas un emploi à temps partiel, a doublé entre 2006 et 2012 pour atteindre 7 % l'année dernière. C'est un mouvement à mettre en relation avec l’assouplissement des conditions de cumul d’une pension et d’un salaire intervenu en 2009 mais de plus en plus lié à un motif économique.
Si 43 % des personnes concernées invoquent des raisons non financières, l'envie d'éviter une rupture trop brutale avec la vie active ou encore l'allongement de l'espérance de vie, phénomène davantage répandu parmi les cadres et les diplômés du supérieur, la moitié des retraités invoque le fait que leur pension « ne suffit pas pour vivre aujourd’hui ». Ce développement du cumul emploi-retraite ne va pas s’arrêter : 19 % des personnes de 50 à 59 ans interrogées envisagent de travailler pendant leur retraite.
Dans l'entourage de Roger, tout le monde pense qu'il est « accro » au travail comme à la moto, sa passion depuis l'adolescence, incapable de vaquer à une retraite après des années de labeur à se lever à l'aube. Quand il explique que c'est pour payer les caddies de courses, le gaz, l'électricité, l'essence et les impôts même s'il en a été exempté cette année en partie grâce aux quelques 500 euros de cotisations annuelles à la CGT et au PC qu'il déduit de ses revenus, on le regarde « presque avec gêne ».
« C'est un sujet tabou de dire: “Je suis à la retraite mais je continue de bosser.” Je connais plein de copains, retraités pauvres, qui font pareil, qui sous contrat salarié, qui au black, mais qui n'osent pas le dire. Moi je l'assume. Je connais même des cadres qui font croire qu'ils travaillent pour s'occuper alors que c'est pour payer leurs crédits », avoue-t-il.
Laurent Diaz le constate régulièrement dans ses permanences. Secrétaire de la CGT Auvergne-Construction, il mène la traque contre les employeurs qui abusent des travailleurs européens low cost, payés selon le SMIC portugais ou roumain (lire ici notre enquête), mais il a pris l'habitude de se retrouver nez à nez dans ses descentes sur les chantiers de BTP avec des ouvriers 100 % auvergnats. Des tempes grisonnantes qui devraient couler une retraite au vert avec leurs petits-enfants et qui confient honteusement reprendre goût à la truelle « pour s'en sortir ».
Dernièrement, il a rencontré deux sexagénaires « employés par une agence d'intérim pour quelques heures au milieu de Guinéens et de Hongrois payés moins de 500 euros sur un chantier public-privé ». À la Maison du Peuple, l'antre des syndicats où il tient bureau, Laurent Diaz voit aussi défiler « de plus en plus de petites retraites, des hommes essentiellement, qui voudraient reprendre le travail par tous les moyens pour payer leurs factures ». Ce qui confirme sa crainte d'« un tsunami de pauvreté comme en Allemagne face à l'impact négatif de réformes, qui visent toutes à retarder l'âge de la retraite et à baisser le niveau des pensions ».
« La réalité est là. Après les “working poor” (les travailleurs pauvres), les “pensioners poor”(les retraités pauvres). J'en vois même fouiller les poubelles le soir quand je rentre chez moi », soupire Pierre. Cet ancien « guichetier des PTT », en banlieue parisienne puis au cœur de la France rurale, sans enfants ni crédit à charge, qui n'arrive toujours pas à parler en euros, a pris sa retraite en décembre 2010. Bien qu'il gagne un peu plus de «8 000 francs par mois» (soit un peu moins de 1 300 euros), qu'il circule à vélo et qu'il lui reste « un bon tiers de sa pension à la fin du mois », il a lui aussi repris le chemin du travail.
Il entretient les espaces verts chez des particuliers, pour la plupart des retraités, moyennant finances, jusqu'à 300 euros mensuels, ou troc (fromage, vin, saucisson). Il aurait dû continuer à cotiser car il lui manquait quatorze trimestres mais il ne supportait plus le virage pris par la Poste, « la privatisation à outrance, l'avènement du précariat, des salariés jetables, le management qui conduit au suicide ». Alors, il a fait jouer ses droits. Aujourd'hui, il compte ses sous en se disant qu'il n'est pas « le plus mal loti », qu'il y a « plus fauché » que lui, ceux qui sont condamnés aux 700 euros du minimum vieillesse, simplifié en une prestation unique : l'allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA).
Ce n'est pas le cas d'Elisabeth qui ne veut surtout pas être photographiée des fois qu'on la reconnaisse. Payée « sous le manteau », elle échappe aux statistiques, veut rester « invisible » car elle a « honte » de devoir à 64 ans faire la plonge dans le restaurant de son quartier et la queue aux Restos du cœur pour avoir des colis alimentaires.
Elle a élevé deux enfants et a travaillé à mi-temps « par-ci, par-là », elle touche moins de 800 euros par mois. Avec son mini-job, elle atteint 1000 euros « difficilement ». Elle rogne sur tout « sauf sur le chauffage » sinon elle tombe « malade ». La maladie. C'est la grande angoisse de Roger, qui depuis quelques semaines envisage de « tout arrêter » : « Pour ne pas passer directement de la caisse à outils à la caisse en bois au cimetière. »
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