Alors qu’un « débat national sur la justice du XXIe siècle » très médiatisé se déroule aujourd’hui et demain à l’Unesco, un léger vent de panique commence à gagner discrètement les hautes sphères de la magistrature. La raison : Christiane Taubira n’a, à ce jour, toujours pas fait connaître officiellement le candidat proposé par son ministère pour devenir procureur de la République financier. Or le temps presse. Au point, selon plusieurs sources informées, qu’il sera d’ores et déjà impossible de pourvoir dans les temps le poste de ce « super procureur » dont l’invention a été annoncée après l’affaire Cahuzac, ainsi que ceux de ses adjoints, ce qui risque d’avoir des conséquences fâcheuses.
Selon la loi adoptée le 5 novembre dernier, le procureur financier et les cinq premiers membres de son équipe doivent en effet impérativement être nommés le 1er février. Or ces nominations ne peuvent être entérinées et devenir effectives qu’au terme d’un processus long et assez complexe.
Dans un premier temps, le ministère de la justice (via la direction des services judiciaires) doit établir la liste des six magistrats qu’il a retenus, après un appel à candidatures lancé auprès des 8 000 magistrats en poste, et dont le déroulement s’est révélé assez rocambolesque. Annoncé le 27 novembre, cet appel à candidatures était initialement censé se terminer le 11 décembre, avant d’être prolongé en catastrophe jusqu’au 20 décembre.
L'affaire est toujours en stand-by depuis cette date. Quand cette liste de six noms (une « transparence ») sera enfin établie par la chancellerie, elle devra être transmise au Conseil supérieur de la magistrature (CSM), ainsi qu’à l’ensemble des magistrats pour information. À ce stade, le CSM devrait siéger pendant deux jours pour examiner ces six candidatures et rendre un avis. Pour mémoire, la ministre de la justice s’est engagée à ne jamais nommer de procureur contre l’avis du CSM.
Un brin énervés, les membres du CSM ne savent toujours pas quand ils devront siéger pour étudier cette « transparence ». D’autant qu’une fois rendu, leur avis sera encore susceptible de recours : « les magistrats non retenus, et qui souhaiteraient formuler des observations, ont normalement un délai d’environ une semaine pour écrire au CSM et défendre ainsi une dernière fois leur candidature », explique un membre du sérail.
Ce n’est qu’une fois ce long processus achevé que le procureur financier sera enfin nommé par décret du président de la République.
Complexe, le choix de ce futur procureur financier par le pouvoir exécutif, et avec le feu vert de l’Élysée, a déjà connu un premier raté : une magistrate compétente mais étiquetée à droite, Catherine Pignon, avait été secrètement choisie par le ministère de la justice alors même que l’appel à candidatures était en cours, comme l’a révélé Mediapart le 9 décembre. Une polémique avait aussitôt éclaté, notamment auprès du Syndicat de la magistrature (SM, gauche), sur les critères ayant présidé à ce choix discrétionnaire.
Selon des sources informées – et comme pouvait l’indiquer l’allongement in extremis de l’appel d’offres, annoncé trois jours après nos informations, le 12 décembre –, l’exécutif aurait en fait renoncé au choix initial de Catherine Pignon, et celle-ci resterait donc à son poste de procureure générale près la cour d'appel d’Angers.
Plusieurs « poids lourds » de la justice qui ont été sondés ces dernières semaines ont déjà refusé poliment le poste de procureur financier. « Je ne me voyais pas accepter avec le maintien du verrou de Bercy pour la fraude fiscale, sans avoir de compétence nationale, et en devant négocier les dossiers avec le procureur de Paris ou le procureur général », confie ainsi un haut magistrat à Mediapart.
Effectivement, le procureur financier ne pourra se saisir lui-même des infractions de fraude fiscale. Le « verrou de Bercy » ayant été maintenu, c'est la Commission des infractions fiscales, saisie par le ministre du budget, qui seule peut demander au parquet d'engager des poursuites.
Outre son mode de désignation (très politique), sa compétence (mal définie), le manque de moyens dont disposera le futur procureur financier est, lui aussi, souvent invoqué par ses contempteurs, notamment à l'Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire).
Selon la loi adoptée, « ce procureur aura une compétence nationale qu’il exercera concurremment à celle des autres parquets en matière de corruption d’agents publics étrangers et plus généralement d’atteintes à la probité (corruption, trafic d’influence, prise illégale d’intérêts, pantouflage, favoritisme, détournements de fonds publics) ou obtention illicite de suffrages en matière électorale, lorsque ces procédures apparaîtront d’une grande complexité ». « Il sera en outre compétent en matière d’escroqueries à la TVA de grande complexité ou de fraude fiscale complexe ou commise en bande organisée. Il disposera enfin d’une compétence exclusive en matière de délits boursiers. »
De fait, le procureur financier « dépendra hiérarchiquement du procureur général de Paris ». Placé à côté de l’actuel procureur de la République de Paris, François Molins, avec le même grade hiérarchique, il risque de dépouiller celui-ci de la plupart de ses dossiers sensibles... à condition que le procureur de Paris le veuille bien. La répartition des dossiers étant la grande inconnue de cette dyarchie à venir, une usine à gaz qui risque de susciter rivalités et jalousies.
Une chose est sûre : le procureur financier aura « une compétence exclusive en matière de délits boursiers ». Une liste de 25 dossiers de ce type a déjà été discrètement établie ces derniers jours par la haute hiérarchie judiciaire. Or ces dossiers-là risquent de rester en jachère à partir du 1er février, faute de procureur financier.
Quant aux infractions boursières commises à partir du 1er février, elles risquent de ne pas pouvoir être poursuivies pour cette même raison, s’inquiètent plusieurs magistrats. Certains prophétisent déjà la désignation d'un « procureur financier par intérim », que d'autres jugent au contraire impossible à mettre en place. Autant dire qu'une certaine confusion règne.
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