Au sein d’une justice déjà bien mal dotée, elle fait figure de parent pauvre. La justice sociale, appellation théorique qui regroupe une nébuleuse de structures éparses et hétérogènes (209 conseils des prud’hommes, 115 tribunaux des affaires de sécurité sociale, 102 commissions départementales d’aide sociale, 21 tribunaux du contentieux de l’incapacité, et la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées), souffre dans l’indifférence générale d’un grave manque de moyens.
C’est le constat documenté que dresse un jeune avocat nommé Pierre Joxe, qui a prêté serment en 2010, à l’âge de 75 ans, après avoir été notamment député, ministre, président de la Cour des comptes et membre du Conseil constitutionnel (sa notice biographique est ici).
S'étant spécialisé récemment dans la défense des mineurs, Pierre Joxe a découvert des détresses cachées. « Celles de femmes, de mères de mineurs à la dérive, connaissant elles-mêmes de grandes difficultés comme "chefs" de "familles monoparentales" », écrit-il en introduction de son dernier livre, Soif de justice. Au secours des juridictions sociales (Éditions Fayard, en librairie le 3 janvier).
« En m’occupant d’enfants et d’adolescents en difficulté, rarement criminels, souvent beaucoup moins délinquants que le président Chirac, condamné le 15 décembre 2011 à deux ans de prison avec sursis pour "détournement de fonds publics" et "abus de confiance", j’ai rencontré beaucoup d’injustice sociale », expose l’auteur.
On voyage donc, avec Pierre Joxe, dans cette France du labeur et du malheur dont on parle si peu. Au tribunal des affaires de sécurité sociale de Melun (Seine-et-Marne), on voit un ouvrier qui a perdu ses deux jambes dans une machine dangereuse et, son affaire enfin venue à l'audience, à qui on laisse à peine la parole. Un autre, le souffle court, a subi des inhalations d’amiante à son poste de travail. Quelque 700 000 accidents du travail se produisent chaque année en France. 40 000 entraînent une incapacité permanente, et 500 sont mortels, rappelle Joxe.
On visite aussi le conseil des prud’hommes de Paris et celui de Bobigny (Seine-Saint-Denis), qui manquent cruellement l’un et l’autre de greffiers, d’ordinateurs et de codes du travail, et ne peuvent statuer que dans des délais « invraisemblables », parfois deux ans en première instance. Employés harcelés, vendeurs exténués, femmes de ménage virées sous de mauvais prétextes, les petits et les sans-grade, maltraités et jetés sur le carreau, sont légion. On croise aussi des « intermittents permanents » de France Télévisions. Et un cadre sup qui, à Nanterre, réclame 2 millions d’euros à son employeur. Les prud’hommes traitent 200 000 affaires par an.
À la cour nationale de l’incapacité, à Amiens (Somme), on voit une jeune mère de famille, venue du Massif central, obligée de patienter longuement avec un enfant handicapé gémissant dans les bras. Un remboursement de chaussures orthopédiques est en jeu.
On découvre également les commissions départementales de l’aide sociale, de curieuses juridictions dont le fonctionnement et l’impartialité sont très critiqués. Et encore les tribunaux administratifs, où l’on traite aussi des questions allant du revenu de solidarité active (RSA) au droit au logement opposable (DALO) en passant par l’aide personnalisée au logement (APL).
Après avoir revisité l’histoire de France et étudié l’exemple de plusieurs pays européens, Pierre Joxe en vient au but. Il appelle de ses vœux « la création d’un pouvoir judiciaire autonome, à l’image de ce qui existe déjà chez nos plus proches voisins ».
Ensuite, « dans ce cadre nouveau, la création d’un ordre de juridictions sociales », qui regrouperait les différentes structures existantes, « à côté de nos traditionnelles juridictions judiciaires façonnées au cours des siècles, et de nos jeunes juridictions administratives ».
Cela suppose d’abord de rendre la justice indépendante en modifiant la Constitution, puis d’augmenter son budget régulièrement sur vingt ou trente ans, pour arriver enfin au niveau de nos voisins européens, qui consacrent une part plus importante de leur budget à la justice, explique l'auteur.
« Les années passent, les idées progressent. Le droit social apparaissant partout à travers le monde comme le développement nécessaire de l’État de droit, il est temps que la France renoue avec une vieille tradition des droits de l’homme un peu oubliée ces dernières années », conclut Pierre Joxe.
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