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2014, année «sarkotique»

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Si « les fables sont l'histoire des temps grossiers », comme l’écrivait Voltaire, il arrive que la grossièreté des temps soit telle qu’ils ne s’accommodent même plus de fables ni de quelconques récits. Ils n’inspirent plus que des pulsions régressives. Le retour annoncé de Nicolas Sarkozy appartient à cette dernière catégorie.

Loin de ce trop fameux « storytelling », devenu lui-même un leurre à force d’être rabâché par la cour enrouée des perroquets médiatiques, le « retour » de Nicolas Sarkozy n’inaugure en rien une nouvelle saison du sarkozysme, comme on l’a dit, il est même étrangement dépourvu de toute narrativité. Il lui manque pour cela trois éléments constitutifs d’un récit :

  • 1. Une intrigue
  • 2. Une certaine tension narrative
  • 3. La crédibilité du narrateur

La chronique du retour annoncé de Nicolas Sarkozy n’offre aucune de ces trois caractéristiques. L’intrigue est éventée, le lecteur est averti, le narrateur est décrédibilisé.

1. L’intrigue politique est indissociable d’un secret, d’une part obscure ou inconnue d’une séquence d’événements que le récit se propose de révéler. Or le retour de NS n’est un secret pour personne. Sa volonté de prendre sa revanche ne fait aucun doute depuis le 6 mai. Seule la justice (et Mediapart) peut lui barrer le chemin. Il appartient à ce type d’homme politique pour qui être candidat est une fin en soi. Il n’a pas même cessé de l'être après sa victoire en 2007. Pourquoi ne le serait-il plus après sa défaite de 2012 ? C’est le candidat permanent. Il ne sait faire que cela : campagne. Il n’a donc pas le choix. C’est le scénario beckettien : « En attendant Sarko et non pas Godot. » Avec Lucky Hortefeux et Pozzo Morano.

C’est une opération de blanchiment classique, mais qui peut s’avérer délicate. Il faut qu’il recrée dans les médias une attente autour de son retour. Pour cela, il ne peut déserter complètement la scène politique. Alors, ses proches vont occuper le terrain pour ne pas laisser un pouce d’espace à ceux qui, à droite, voudraient bien tourner la page. Dès octobre 2012,  le magazine Marianne se demandait déjà si le fait d’« instiller dès aujourd'hui dans l'opinion l'idée d'un retour possible ne risquait pas de lasser ? » J’avais répondu : « On peut compter sur vous pour faire durer le suspense… » Car le grossier secret du « système sarkotique », c’est la complicité des médias qui coproduisent avec lui la vie politique depuis dix ans.

2. Dans un récit, ce qu’on appelle la tension narrative est produite par un effet de retardement créé par le suspense, la surprise voire un coup de théâtre de nature à ménager l’intérêt du lecteur et le maintenir en alerte. Le retour de NS ne constitue en rien un rebondissement, une surprise. La répétition ad nauseam d’un scénario dont l’issue est connue d’avance réduit tout effet de suspense. Nicolas Sarkozy a beaucoup trop joué de la feuilletonnisation de la vie politique pour que l’on croie à une saison 2.

2007, cérémonie d'investiture à l'Élysée : c'était déjà Sarkozy-Saison 22007, cérémonie d'investiture à l'Élysée : c'était déjà Sarkozy-Saison 2 © (dr)

Ce n’est pas une, mais sept saisons que nous avons suivies sous son quinquennat, chacune incluant une succession d’épisodes, avec ses personnages familiers, ses intrigues, ses coups de théâtre. De la campagne électorale de 2007 (saison 1) à son installation à l’Élysée avec famille recomposée, suivie d’un divorce et d’un remariage (saison 2). De l’adoubement par la reine d'Angleterre au château de Windsor et des diverses tentatives de présidentialisation (saison 3) au « capitaine courage » dans la tempête de la crise de 2008 (saison 4). De la campagne d’Obama à sa victoire, qui relègue le roman des Sarkozy au rang d’un feuilleton désuet et provincial, de « Mon mari » (saison 5) à l’expédition de Libye, qui permit de faire oublier l’échec de la diplomatie française lors des révolutions arabes en Égypte et en Tunisie (saison 6)…

La saison 7 narre la chute de son rival, DSK, la campagne de 2012, avec l’obscur épisode Merah, les révélations de Mediapart sur le financement libyen de sa campagne, et l’extrémisation finale du discours sur les Roms, les immigrés, les fraudeurs. La saga des Sarkozy, comme la série Les Sopranos, est arrivée à son terme… C’est le cas d’école d’une fin de série qu’on a prolongée au-delà du raisonnable : scénaristes à court d’inspiration, surenchère de marketing pour compenser le désintérêt du public et courbe d’audience en chute… Il ne s’agit pas de prolonger l’aventure par une saison de plus.

3. NS appartient à cette catégorie de narrateur que les théoriciens du récit appellent un « narrateur peu fiable » (unreliable narrator) et qu’ils définissent par plusieurs traits de caractères : l'instabilité psychologique, la tentative délibérée de tromper le lecteur ou le public, des préjugés réitérés concernant la race, la classe ou le sexe des personnages, de graves défauts de personnalité comme le mensonge pathologique ou le narcissisme, les contradictions des actions et des jugements, la versatilité… En cinq ans, Sarkozy a fait un usage boulimique des habitus présidentiels. Il s'est inspiré tour à tour de Giscard, de Mitterrand, de Pompidou…, mais aussi de Berlusconi, de Blair, de Bush. Quand il n'allait pas chercher ses modèles chez Reagan ou Thatcher. De changements de style en tournants politiques, Nicolas Sarkozy n'a cessé de redessiner l'image fuyante de la fonction présidentielle.

Le résultat est un portrait tremblé, surchargé d'images en surimpression : un bougisme brouillon. Chacun se souvient du candidat Sarkozy juché sur un cheval camarguais en tenue de gardian, du yacht des Bolloré, de la sortie à Eurodisney avec Carla Bruni, des pyramides d’Égypte, de sa démarche claudicante sur tapis rouge, pressé d’aller d’une image à l’autre, d’un plan à l’autre… S’il devait revenir, la versatilité de son comportement referait surface aux yeux des Français.

La crédibilité de la parole de NS est le siège d'une contradiction insurmontable. Il ne peut se réengager en politique qu’en trahissant son engagement précédent de quitter la politique. S’il veut rester fidèle à ses engagements, il ne peut donc se réengager. Son retour éventuel en politique est enfermé dans un paradoxe logique. S’il revient, sa parole perd tout crédit. S’il veut conserver son crédit, il doit renoncer à se représenter, mais ce crédit alors ne lui sert plus à rien. Il faut donc que son retour ne soit pas son choix, qu’il s’effectue sous le signe du non-vouloir et de la fatalité. « La question n’est pas de savoir si je veux ou ne veux pas revenir. Je ne peux pas ne pas revenir. Je n’ai pas le choix. C’est une fatalité »,dit-il désormais.

Mai 2012, Nicolas Sarkozy et son épouse quittent le palais de l'Élysée.Mai 2012, Nicolas Sarkozy et son épouse quittent le palais de l'Élysée. © Reuters

Quelques mois auparavant, il avait déjà confié à Bruno Le Maire son intention de revenir en 2017 : « Vu l'état désastreux dans lequel la France risque de se trouver dans cinq ans, je n'aurai pas le choix… La question n'est pas de savoir si je vais revenir, mais si j'ai le choix, moralement, vis-à-vis de la France, de ne pas revenir. Je ne peux pas me défausser moralement vis-à-vis des Français », avait-il insisté, magnanime.

Cette chronique d’un retour annoncé ne repose donc pas sur le suspense d’une décision différée, c’est un modèle de captation des attentions, qui n’est pas celui du récit mais de l’addiction. L’hypothèse du retour n’est en rien un choix entre deux possibilités. Elle est au contraire une fatalité, qu’il s’agit d’abord d’énoncer (contre toute évidence), puis de crédibiliser avant d’en faire une certitude qui finit par s’imposer à la manière d’une « prophétie autoréalisatrice ».

Bartleby, le héros de la nouvelle éponyme de Melville, déclarait en toutes occasions qu’il préférerait « ne pas ». Sarkozy a inversé la formule en affirmant qu’il « ne peut pas ne pas (revenir) ». L’un et l’autre affirment la prééminence d’un non-choix. Mais si l’irrésolution de Bartleby conservait encore les traits d’une liberté, fût-elle conditionnelle (je préfèrerais), la détermination de Sarkozy s’effectue sous le signe de l’inéluctable (je ne peux pas ne pas). « C’est ton destin ! » minaude-t-il, à l’instar des Inconnus dans leur célèbre sketch.

L’étrange disposition de Bartleby, cette préférence pour le « not to », cette volonté du non-vouloir, ouvrait au vertige d’un paradoxe intraitable. Dans le cas de Sarkozy, c’est juste une technique de marketing. Le b.a.-ba du lancement d’une marque ou d’un produit, c’est d’installer le mythe de son inexorabilité… Un produit vient au monde sous le signe de l’inéluctable. Ainsi Sarkozy.

2013 fut l’année du teasing, des signes, distillés à l’occasion d’un voyage à l’étranger, d’un concert de son épouse Carla Bruni, ou d’une confidence recueillie par un tiers dans les bureaux de la rue de Miromesnil : des cartes postales adressées par Ulysse Sarkozy sur le chemin de son retour à l’Ithaque de la candidature.

2014, année sarkotique, sera l’année de l’accoutumance au retour et de l’addiction. C’est le lancement de la nouvelle marque Sarkozy sur les ruines du monde ancien, annoncé par « recommandé avec accusé de réception », selon l’oracle Hortefeux. Nul suspense ici. Nulle surprise. Mais une prise et une addiction. Le temps n’est plus d’enrôler les attentions dans une épopée de la conquête, un « récit national brut », indexé sur les échecs de l’homme normal. Il s’agit d’acclimater l’audience à l’idée d'un retour. On ne raconte pas une histoire. On crée un climat, une atmosphère propice au retour de l’Ex.

Sarkozy sait qu’il joue gros dans ce come back. Une deuxième défaite vaudrait relégation. Un billet pour l’oubli. Il lui faut d'abord habituer l’opinion à son retour. Désamorcer toute réaction de rejet. C’est à une accoutumance progressive qu’il veut soumettre l’opinion, neutralisant les réactions de rejet nourries par un quinquennat catastrophique et sur lequel pèse le soupçon des affaires Karachi et du financement de la campagne de 2007 par la Libye de Kadhafi. C’est comparable à ce qu’on appelle « mithridatisation », et qui consiste à accoutumer l’organisme à une substance toxique en lui en faisant ingérer des doses croissantes afin d’acquérir une insensibilité vis-à-vis de celle-ci.

Ce retour n’est pas le recours si souvent évoqué de l’homme providentiel. C’est une rechute, mais de quel mal ? La figure du retrait sur l’Aventin ne sied pas à Sarkozy. Ceux qui l’approchent dans ses bureaux de la rue de Miromesnil le décrivent comme un ours en cage, un homme possédé par une seule idée : revenir. Un « homme appétit ». Ceux qui lui conseillaient de disparaître un temps de l’actualité pour renaître à l’attention publique en homme neuf ont été désavoués. L’homme est impatient, compulsif ; son inconstance confine à l’incontinence. C’est un homme en replay permanent, doté d’un moi axé sur le court terme, sans passé ni avenir, le prototype du joueur. Le sujet d’une addiction.

Le bon docteur Hollande voulait guérir la France de l’addiction au sarkozysme. Dans sa sacoche, il n’avait que des placebos, de la poudre de perlimpinpin. Alors, le mal a redoublé. En Italie, ce mal s’est appelé Berlusconi, et il a connu deux répliques (après 1994, 2001, puis 2008) du fait de l’impuissance de la gauche italienne à offrir une alternative au néolibéralisme. En France, le mal pourrait connaître la même évolution. Qui peut dire aujourd’hui qu’un Sarkozy réélu en 2017 ne le serait pas une troisième fois en 2022 ? L’affaire est d’importance.

Sarkozy et Hollande à Johannesburg avant les obsèques de Mandela.Sarkozy et Hollande à Johannesburg avant les obsèques de Mandela. © Reuters

Les éditorialistes trépignent  d’impatience, des Unes sur le match retour Hollande/Sarkozy sont déjà prêtes. Ce retour annoncé de Nicolas Sarkozy sur une scène médiatique qu’il n’a en réalité jamais quittée, nourrit ce que Freud appelait une « compulsion de répétition ». Les photos du duo présidentiel à Soweto pour les obsèques de Nelson Mandela ont fourni l’illustration qu’il fallait à cette compulsion. Le voyage conjoint des deux présidents en Afrique du Sud, que la presse a salué comme une preuve de civilité démocratique, est en fait une erreur magistrale de la part de Hollande. Car si les États-Unis ont l’habitude de ce genre de civilité, jamais un président ne s’est représenté à une élection contre son successeur.

L’appétence des médias pour le non-récit d’un retour annoncé, cette histoire sans intrigue ni timing et dont l’issue est connue d’avance, ne s’explique pas autrement. On en fait souvent le reproche aux chaînes d’information : à force de répétition, elles suscitent une sorte d’ennui, voire de stupeur. Elles s’en excusent en disant que les spectateurs ne sont pas les mêmes tout au long de la journée. Mais on sait bien ce que ce modèle doit à l’addiction. Ce n’est plus la curiosité qui est le moteur de l’intérêt, c’est la sidération. Les chaînes du « tout info » transforment le flux d’informations en un une sorte de shoot informationnel, c’est le secret de leur attractivité. Ainsi le système politico-médiatique occulte-t-il les enjeux collectifs liés à la mutation technologique en cours, par la mise en scène régressive d’un éternel duel au sommet. C'est la complicité catastrophique d’un système présidentialiste, qui organise la vie publique autour de la compétition d’ambitions individuelles, et d’une infotaitment en temps réel, qui écrase le temps de la délibération collective.

La défaite de Nicolas Sarkozy a coïncidé avec la fin de trente années d’hégémonie néolibérale, comme celle de Giscard d’Estaing marqua la fin des Trente Glorieuses. La sorcellerie néolibérale, qui a pu faire croire que des marchés financiers dérégulés et la spéculation financière pouvaient créer une croissance vertueuse, se heurte désormais aux plus grands défis, non seulement écologiques mais anthropologiques, de la planète. C’est cela « notre destin » collectif. Depuis 2008, la crise financière, économique, sociale constitue la fin d’un monde ancien, dont Nicolas Sarkozy est la butte-témoin… La troisième révolution industrielle n’a pas encore trouvé sa nouvelle classe politique.

C'est sur ce vide, sur ce décalage historique que la firme Sarkozy prospère. Le sarkozysme marque l’épuisement d’une manière de faire de la politique que tous les responsables politiques, à gauche comme à droite, n’ont pas encore enregistrée. C’est de ce sarkozysme qu’il faut d’urgence se désintoxiquer.

BOITE NOIREChristian Salmon, chercheur au CNRS, auteur notamment de Storytelling – La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (2007, La Découverte), collabore de façon à la fois régulière et irrégulière, au fil de l'actualité politique nationale et internationale, avec Mediapart. Ses précédents articles sont ici.

Début mai, il a publié chez Fayard La Cérémonie cannibale, essai consacré à la dévoration du politique. On peut lire également les billets du blog de Christian Salmon sur Mediapart.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Les Etats Unis, plus grande menace sur la paix dans le monde?


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