On attendait des « ripoux ». On a vu débarquer des flics paumés, encore sonnés d’avoir été mis en examen en octobre 2012 pour « vol en bande organisée, extorsion en bande organisée, acquisition, détention, et transport non autorisé de stupéfiants ». Expédiés deux mois et demi en détention préventive, ils ont été finalement autorisés, fin 2012, à reprendre le travail, en uniforme et hors du département des Bouches-du-Rhône. « On te dit que tu es le plus grand des voyous et après on te rend ton arme, on te fait confiance pour assurer la sécurité des personnes », s’étonne l'un d'eux.
Ces 17 et 18 décembre 2013, six policiers de l’ex-brigade anticriminalité de la Division Nord sont convoqués devant le conseil de discipline. D’abord les gardiens de la paix, puis les gradés. Un septième policier, affecté dans le Sud-Ouest, le sera prochainement à Toulouse ou à Bordeaux. Fait inédit, pendant deux jours, Mediapart a pu assister à l’ensemble de ces conseils de discipline, à l’exception des délibérations. Ces conseils sont fermés à la presse mais nous avons pu exceptionnellement y assister à l'invitation des policiers et de leurs représentants syndicaux (lire notre Boîte noire au bas de l'article).
Devant les grilles et les longs murs de pierre du secrétariat général de l’administration de la police (Sgap) de Marseille, les caméras sont bien moins nombreuses que le 5 octobre 2012, lorsque le procureur de la République de Marseille avait dénoncé la « gangrène ». Dans la foulée, dix-sept policiers avaient été mis en examen et le ministre de l’intérieur avait dissous ce service de 70 personnes, une mesure exceptionnelle à la hauteur du scandale. Depuis, l’affaire s’est dégonflée. Il n'est plus question de policiers qui « se payaient sur la bête », mais de « faits de récupération », hors procédure, de sacoches de dealeurs, de cigarettes de contrebande et de barrettes de shit, ensuite détruites ou remises à des informateurs, selon les policiers incriminés. Le rapport de synthèse de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) du 16 septembre 2013 dresse surtout le portrait de policiers « baqueux » en roue libre, mal préparés face aux trafics massifs de cannabis rencontrés dans les cités.
La justice n'est pas encore passée par là. Ouverte en février 2012, l’information judiciaire sur les pratiques de l’ex-brigade anticriminalité de la Division Nord de Marseille est toujours en cours. En « léthargie », assurent les avocats des policiers, qui n’ont pas été entendus depuis leur libération en décembre 2012. Le dossier pourrait d’ailleurs changer de mains, la juge Patricia Krummenacker, chargée de l’instruction, devant à sa demande rejoindre la JIRS (juridiction interrégionale spécialisée) de Marseille à partir de janvier 2014.
Mais le ministère de l’intérieur n'a pas voulu attendre d'éventuels renvois devant le tribunal ou les assises pour poursuivre le grand ménage entamé dès octobre 2012 avec la dissolution de la Bac Nord. « Je suis dégoûté que tout soit décidé à l’avance », glisse en entrant l'un des policiers incriminés, persuadé que sur ce dossier très médiatisé, le ministère a déjà tranché. Bien souvent, les conseils de discipline se jouent dans les coulisses, lors de négociations préalables entre l'administration et les syndicats policiers. « C’est une pièce de théâtre, explique un syndicaliste policier. On s’arrange pour que ça se déroule bien. »
Pas cette fois. Les deux syndicats Alliance et Unité SGP-FO ont boycotté la commission administrative paritaire, faute d'avoir obtenu le report du conseil après le jugement. Dans la grande salle du conseil, seuls les représentants de l’administration sont donc présents. C’est le sous-préfet Jean-René Vacher qui préside, aux côtés de Christian Sainte, le directeur interrégional de la police judiciaire, de Marjorie Ghizoli, la directrice zonale adjointe de la police aux frontières sud-est, ainsi que les numéros un ou numéros deux de la sécurité publique des Bouches-du-Rhône, du Var, des Hautes-Alpes, des Alpes-de-Haute-Provence, et des Alpes-maritimes.
Jusque tard dans la nuit, les policiers de l’ex-Bac Nord sont passés l’un après l’autre, évitant de se croiser dans les couloirs à cause de leur contrôle judiciaire. Ils ont résumé leur carrière en quelques minutes, déballé un coin de vie. Ils ont dit, à mots plus ou moins couverts, leur colère contre l’enquête de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), qui les a envoyés en détention sur des retranscriptions orientées des sonorisations réalisées à l'été 2012 dans les six voitures de service.
Le « Grand Seb », brigadier de 36 ans, est par exemple persuadé d’avoir été incarcéré à cause d’une retranscription tronquée par l’IGPN. « On s’est fait un bon truc, là, on s’est fait presque 5 000 euros, 5 000 euros à deux, c’est bien quand même », a retranscrit l’IGPN, en omettant de préciser que le fonctionnaire parlait de son salaire et de celui de sa femme, également policière. « Je suis parti en prison sur cette phrase, assure le brigadier devant le conseil de discipline. Et quand je suis sorti de prison, j’ai vu que c’était marqué (dans le premier PV de retranscription) : "Les policiers roulent en parlant de leur salaires respectifs", donc ils avaient la réponse sous les yeux et ils n’ont rien dit à la juge ! »
Les interrogations fusent : pourquoi l’IGPN ne s’est-elle pas intéressée à leurs « indics », enquêtant uniquement sur la thèse de l’enrichissement personnel ? Pourquoi des témoins, comme le gérant du Quick chez qui les policiers étaient accusés de manger à l'œil, ou l’habitante chez qui ils auraient mené une perquisition illégale, n’ont-ils pas été interrogés ? Pourquoi les résultats des tests de dépistage de drogue, auxquels les policiers disent avoir été soumis pendant leur garde à vue, n’ont-ils pas été versés au dossier disciplinaire ? De même que les procès-verbaux des perquisitions, qui n'ont rien donné chez deux des trois policiers concernés ?
« L’IGPN préfère laisser planer le doute, ils n’ont pas été jusqu’au bout, regrette Régis, policier de 36 ans. Une enquête, c’est fait pour lever le doute, fermer les portes. » L’infamant à leurs yeux, c’est ce terme de « ripoux » qui les marque depuis un an et demi, alors que l’enquête n’a, jusqu’ici, trouvé aucune trace d’enrichissement personnel. « Je veux bien qu’on s’attaque au fonctionnaire, mais pas à l’homme », prévient un gardien de la paix de 48 ans.
Dans la grande salle, surgit le drame humain derrière l’affaire judiciaire et médiatique. Un conseil de discipline, c'est une mise à nu complète. Tout ressort : l’expérience traumatisante de la prison en quartier d'isolement où ils sont entrés « en qualité de policier », l’opprobre, la coupure avec les enfants, le couple en miettes, la dépression, les parents malades, les dettes creusées par six mois sans salaire et les frais de justice, la peur de la précarité, les petites misères du quotidien, etc. « Je suis fatigué », s’interrompt soudain l’un des policiers, qui se met à pleurer en silence. Tous ont craqué à un moment ou un autre. « Quand même, c’est dur », glissera en sortant un des plus âgés, pourtant aguerri.
Puis le jeu des questions-réponses commence. Les mêmes questions reviennent en boucle dans les bouches des responsables policiers, de l'administration, donnant parfois l’impression d’un dialogue de sourds. À défaut d'éléments matériels, les conversations dans les voitures sont prises pour argent comptant. « Le plus dur c’est de faire comprendre que les conneries qu’on disait dans les voitures, ben... c’étaient des conneries », soupirera l'un des policiers en attendant le verdict.
Sur une retranscription, Sébastien dit le Grand Seb raconte comment un autre policier, aujourd’hui retraité, aurait profité d’une intervention sur un convoi ferroviaire transportant des euros pour récupérer des pièces de deux euros. « Pendant trois mois, écoute, il nous a payé tout ce qu’on voulait », se vante-t-il dans la voiture. Devant le conseil, le brigadier assure qu’il ne fait que reprendre une des bonnes histoires de son collègue retraité, qui serait « de notoriété publique un mythomane ».
La retranscription débute au milieu de la conversation ; la date et le lieu de l’intervention sont inconnus ; le principal protagoniste, le policier retraité, n’a pas été interrogé, non plus que les autres services présents ce jour-là comme la sûreté générale de la SNCF. Peu importe, voilà le Grand Seb accusé de « recel ». « Mais pourquoi vous n’allez pas auditionner les fonctionnaires présents (au moment du présumé vol, ndlr) ? Si vous voulez avérer le recel, avérez le vol ! », s’étrangle le policier.
Les discussions tournent à l’exégèse du jargon policier. L’un des fonctionnaires a utilisé le mot « mexicaine » à propos d’une « intervention merdeuse » dans l’appartement d’une nourrice présumée, dont les policiers s’étaient fait éjecter par « les gérants du coin ». Le terme leur vaut d’être accusés de « perquisition illégale ». Mais chacun a sa définition de la « mexicaine ». « Dans le jargon policier, une mexicaine c’est une perquisition illégale, sauvage », pointe Christian Sainte, le directeur interrégional de la police judiciaire. « Pour moi, c’est "on a mal travaillé", répond Régis. C’est ce que j’explique au chauffeur, la situation est merdique. » Avant d’exploser : « C’est quoi qu’on me reproche, les mots que j’ai dits ou les faits ? »
« Moi je raccrochais ça à l’armée mexicaine : 25 chefs pour deux sous-fifres, donc un travail pas carré. Depuis j’ai appris le vrai terme », affirme Stéphane, un gardien de la paix rentré à la Bac jour en septembre 2011, quelques mois avant que l’enquête préliminaire ne soit ouverte. Quant au dernier, le brigadier Sébastien, il assure tout ignorer de l’expression. « Au bout de 17 ans de police, vous ne savez pas ce que c’est ? », s’étonne Marie-Joseph Mazel, la directrice départementale adjointe de la sécurité publique du Var.
Les propositions de sanction tombent au fil des heures : trois révocations, deux exclusions temporaires et une rétrogradation. Parmi les trois révocations, Bruno, brigadier-chef de 52 ans, qui avait donné à plusieurs reprises du cannabis à son voisin de HLM, en espérant lui soutirer des tuyaux sur la délinquance dans son quartier. À voir les mines défaites de certains des représentants de l'administration, la révocation de ce flic à l'ancienne, qui n'hésitait pas à courser le malfrat en dehors de ses heures de service, semble avoir provoqué quelques grincements de dents au sein même du conseil de discipline.
Révocation également pour Patrick, un gardien de la paix de 48 ans : il a reconnu avoir volé 540 euros dans une sacoche abandonnée par un dealeur, sans pouvoir expliquer son geste. Il avait également conservé quatre barrettes de résine de cannabis sous son casier. Pour faire la morale à son fumeur de fils, a-t-il expliqué.
Le troisième est Régis, un gardien de la paix de 36 ans, chez qui les enquêteurs de l’IGPN ont découvert une vingtaine de barrettes dans une sacoche, trouvée dans un immeuble lors d’une course-poursuite. Les barrettes étaient selon lui destinées à son informateur, qui avait déjà donné plusieurs « affaires » et qu’il avait tenté de faire enregistrer à l’été 2012, à L’Évêché, l’hôtel de police de Marseille. Selon le policier, son informateur y avait été reçu à deux reprises par le commissaire Anthony de Freitas, ex-adjoint au chef de la Sûreté départementale. Mais la police des polices n’a manifestement pas cherché à vérifier. Et le conseil de discipline s’en est tenu là, estimant que les explications du fonctionnaire n’étaient « pas convaincantes ». Pour lever le doute, Me José Allégrini, avocat du policier, a demandé à la juge d’instruction que l’« indic » de son client soit entendu sous X, dans le cadre de la procédure judiciaire.
Stéphane, un autre gardien de la paix de 34 ans, qui a reconnu avoir donné deux pochons d’herbe à son indicateur et était lui aussi impliqué dans la « mexicaine » controversée, a écopé de vingt-quatre mois de suspension, dont douze avec sursis. « Je savais à quel moment j’avais franchi la ligne jaune, en récupérant l’herbe sans faire de compte-rendu », a-t-il admis devant le conseil de discipline. Son ancien chef à la Bac nuit, un gradé de 51 ans, est venu témoigner devant le conseil de discipline de ses « excellentes moralité et mentalité ». « Il a fait une erreur qu’il n’aurait peut-être pas faite s’il était resté dans mon groupe », a-t-il lancé, pointant en creux les manquements de la hiérarchie.
Jean, le brigadier-chef de 42 ans dans le casier duquel avaient été découverts 4 grammes de cannabis, des bijoux de pacotille – conservés « par négligence » selon lui – et une sacoche vide – « pour les plans stups » –, a lui été suspendu 24 mois dont quinze avec sursis.
Dans le dernier cas, celui du brigadier Sébastien, présenté en novembre 2011 par l’IGPN comme l’un des « leaders des pratiques crapuleuses » et notamment accusé de receler des motos volées, le conseil de discipline a demandé une simple rétrogradation, de brigadier-chef à gardien de la paix. Pour « manquement à la loyauté », « mensonges », « contradictions », et « tentative de fraude fiscale ». Son dossier s’est effondré : les faits dénoncés « n’ont pu recevoir une matérialisation vérifiable », a reconnu l'IGPN dans sa synthèse du 13 septembre 2013.
Les milliers d’euros « à blanchir », que le Grand Seb évoquait à longueur de journée dans les sonorisations, provenaient en fait d’un dessous-de-table de 20 000 euros reçu au noir lors de la vente de sa maison de famille dans l’Hérault. Ce qui lui a depuis valu un redressement fiscal… Le brigadier était également soupçonné d’avoir indirectement causé la mort d'un informateur de la Bac Nord, Lyes Gouasmia, retrouvé carbonisé dans le coffre d’une voiture près de Vitrolles en septembre 2008. « Apparemment, je me vantais aux collègues dans les couloirs de l’avoir balancé, or la réunion en question je n’y ai jamais été, j’étais en repos, a rétorqué Sébastien en conseil de discipline. Gouasmia je ne l’ai jamais contrôlé, et les Oliviers (la cité où il habitait, ndlr) je n’y vais jamais. » La sanction demeure sévère pour ce policier, qui devait rejoindre le Sdig (ex-RG) en octobre 2012 au moment où l'affaire a éclaté.
Il est difficile de comprendre l’échelle des sanctions. Début juillet 2013, à l’issue d’un premier conseil de discipline, elles n’avaient pas dépassé les trois mois ferme de suspension pour des faits parfois très proches. L’un des policiers, qui avait remis deux barrettes de résine à un informateur, avait simplement écopé de 15 jours de suspension, dont 8 jours ferme. Un chef de groupe qui avait autorisé un de ses hommes à garder les pochons d'herbe pour son indicateur, a été suspendu deux mois ferme (contre douze mois ferme pour son subordonné Stéphane).
« Le critère c’est savoir si le fonctionnaire peut oui ou non reprendre le travail », indique un membre du conseil de discipline, qui assure que « les ordres ne viennent pas de Paris ». « C’est ubuesque, estime Me José Allégrini. On a révoqué des gens pour avoir tenu les cadences infernales imposées par leur hiérarchie. S'ils avaient respecté scrupuleusement les procédures pour chaque barrette, ils n'auraient jamais eu le temps de réaliser les deux interpellations par jour exigées. »
Le 21 décembre 2013, le ministre de l’intérieur Manuel Valls a laissé peu de doute sur sa volonté de faire des exemples. « Je n'accepterai pas la moindre dérive » dans la police, « ce qui se passe à Marseille est inacceptable », a-t-il déclaré, selon l'AFP, lors de la cérémonie de vœux de l'Association nationale d'action sociales (Anas) des personnels de police. « J'irai jusqu'au bout », a-t-il promis, sans plus de précisions.
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À lire dans le prochain article : pression du chiffre, culture du guerrier, hiérarchie lointaine, gestion hiératique des indics, on découvre des policiers se prenant pour des super-héros et travaillant sans filet de sécurité, dans des quartiers ravagés par les trafics.
BOITE NOIRELes conseils de discipline ne sont pas ouverts à la presse. Mais les policiers mis en cause peuvent amener les défenseurs qu'ils souhaitent, comme j'avais déjà pu l'expérimenter en 2012. J'ai donc assisté au conseil, assise aux côtés des six fonctionnaires mis en cause et de deux syndicalistes locaux d'Alliance Police, également désignés comme défenseurs. Je n'ai pas pris la parole, ni enregistré les débats, contrairement à ce qu'affirment des « sources policières » citées dans une dépêche de l'AFP, qui n'a pas pris soin de nous appeler pour vérifier cette fausse information.
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