C’est ce que l’on appelle un projet maudit. Annoncé depuis dix ans, successivement programmé dans différents quartiers de la capitale au gré des élections, le chantier du futur Palais de justice de Paris, à peine lancé, est à l’arrêt depuis la fin du mois de juillet. Pis, personne n’est capable de dire précisément quand les travaux vont reprendre. Un incroyable imbroglio, dans lequel s’entremêlent questions financières, politiques et administratives, issues du contrat de partenariat public-privé (PPP) signé par le gouvernement Fillon en février 2012, peu avant l’élection présidentielle.
Concrètement, ce sont les banques qui bloquent actuellement le chantier : elles arguent, comme l’a expliqué Le Figaro, de différents recours déposés au tribunal administratif contre ce projet pour suspendre leur financement. Après avoir emporté le marché, le groupe Bouygues, partenaire de plusieurs banques (Banco Bilbao Vizcaya Argentaria, Bayerische Landesbank, HSBC France, Norddeutsche Landesbank Girozentrale, Société générale, Sumitomo Mitsui Banking et Bank of Tokyo-Mitsubishi) au sein de la société de projet Arélia, a contracté d’énormes emprunts pour réaliser le futur Palais de justice de Paris. N’arrivant pas à faire débloquer les fonds, il a stoppé le chantier, qui avait à peine démarré.
Les fauteurs de trouble, dans cette affaire, sont les avocats parisiens. Aux yeux de ce lobby puissant (le barreau de Paris compte 20 000 membres), le projet est à la fois inutile, mal pensé et trop coûteux. La construction d’une « maison du barreau » aux Batignolles risquant, en outre, de grever les comptes de l’ordre des avocats de Paris. Président de l’association « La justice dans la cité », créée par ses confrères dès 2005, dans le but avoué ne pas quitter le vieux Palais de justice et l’île de la Cité, l’avocat Cyril Bourayne bataille sans désemparer, avec le soutien discret d’une bonne partie de la profession.
Me Bourayne oppose toute une série d'arguments pratiques (éloignement, agencement, coûts…) et différents arguments de droit sur la légalité du contrat (on peut consulter les recours ici) pour s'opposer à la création du tribunal dans la ZAC Clichy-Batignolles – un projet annoncé en avril 2009 par Nicolas Sarkozy dans un discours sur le Grand Paris, et finalement attribué à Bouygues en février 2012.
Un premier recours a été rejeté par le tribunal administratif de Paris en mai 2013, et un autre le 19 décembre. À chaque fois, le tribunal administratif a estimé que l’association « La justice dans la cité » n’avait « pas d’intérêt suffisamment direct à agir », et était donc irrecevable. Mais une nouvelle audience est encore prévue le 14 janvier prochain, devant la cour administrative d’appel de Paris, ce qui retarde du même coup le déblocage des fonds par les banques.
« On ne s’exprime pas là-dessus, c’est au client de le faire », répond un porte-parole de Bouygues Construction à Mediapart. « Effectivement, il y a encore des recours en instance, mais nous ne sommes pas maîtres du processus de financement, et nous ne commentons pas cette affaire. C’est le client qui a choisi le PPP, pas nous », ajoute Bouygues. Une façon de dire que le bâtisseur entend s’en tenir à son métier.
Les banques, elles, demandent au groupe Bouygues des assurances sur un certain montant de remboursement de loyers prévu par le PPP. Or c’est le principe et les modalités de ce PPP qui sont précisément attaqués devant le tribunal administratif par l’association « La justice dans la cité », qui regroupe des avocats parisiens opposés au futur tribunal.
Au sein de l’établissement public qui pilote le projet, on veut pourtant se montrer raisonnablement optimiste sur le redémarrage des travaux. « Le contrat que nous avons signé avec Arélia suppose une livraison du chantier en novembre 2016 », rappelle tout d'abord Jean-Pierre Weiss, le directeur général de l’Établissement public du Palais de justice de Paris (EPPJP), sollicité par Mediapart.
« Si Arélia attend que tous les recours soient purgés, la situation sera très problématique, car cela peut durer jusqu’au printemps ou à l’été, selon les procédures qui pourraient encore être engagées. Je rappelle que la police judiciaire, elle, ira de toutes façons aux Batignolles. L’autre scénario, si l’on veut aller plus vite, dépend de Bouygues. Ils nous demandent de réitérer les engagements pris par l’État ? On le fait sans problème. C’est aux actionnaires d’Arélia de bouger. Ils peuvent le faire après la décision qui sera rendue par la cour administrative d'appel au mois de janvier. »
Le patron de l’EPPJP table, comme en première instance, sur un nouveau rejet du recours administratif. « Le risque d’un nouveau recours (devant le Conseil d'État, cette fois – ndlr) est très faible, mais personne ne veut le prendre », conclut-il. Dans le meilleur des cas, selon Jean-Pierre Weiss, le chantier pourrait reprendre au mois de février, pour une livraison « au printemps 2017, et avec quelques semaines de retard seulement ».
Le ministère de la justice se montre, pour sa part, très prudent. « Il n’est pas possible pour l’État de prendre d’autres engagements que ceux pris dans le contrat initial. Ils peuvent être réitérés pour réaffirmer la volonté de l’État de voir ce contrat exécuté, mais pas au-delà », répond la chancellerie à Mediapart. « Un règlement rapide permettrait de ne pas avoir d’impact sur le projet et sur la date de mise en service, qui est toujours prévue en 2017. » Pour plus de précisions, le ministre renvoie vers Bouygues.
On sait les PPP très coûteux sur le long terme pour l'État et les collectivités, qui s'endettent pour réaliser de grands travaux. Malgré les critiques de la Cour des comptes et les réserves du Sénat, le projet de PPP du futur tribunal de grande instance de Paris a été signé le 15 février 2012, peu de temps avant l'élection présidentielle, entre l’État et la société de projet Arélia.
Dans son discours, ce jour-là, le ministre de la justice Michel Mercier avait déclaré ceci : « L’investissement est important, puisqu’il se chiffre à 575 millions d’euros. Dans le contexte budgétaire difficile que nous connaissons, les résultats qui ont été obtenus en matière de maîtrise et d’optimisation des coûts méritent d’être salués : le coût de l'investissement avait été en effet évalué à 650 millions d'euros, il a donc pu être abaissé de plus de 10 % grâce à la rigueur des équipes et à la saine concurrence que se sont livrés les deux groupements en lice. Au regard de cet effort budgétaire, le ministère de la justice économisera près d'un milliard d'euros de loyers sur la période du contrat (27 ans). Il pourra donc, à travers les redevances annuelles qu'il acquittera à partir de la livraison du bâtiment, financer au bon niveau les dépenses d'exploitation et de maintenance qui lui permettront de disposer bien après l'achèvement du contrat, dans trente ans, d'un bâtiment parfaitement entretenu et en état de servir encore très longtemps. »
À peine arrivée aux affaires, Christiane Taubira découvre les clauses du contrat, qu'elle trouve ruineux, et réfléchit à faire annuler le PPP. Le coût du projet pour les caisses de l’État n’est pas de 575 millions, comme le prétendait Michel Mercier, mais au moins de 2,4 milliards, soit quatre fois plus, si l'on tient compte des loyers à verser (lire notre article ici).
« Les contrats signés prévoient le règlement d’un loyer monstrueux d’environ 90 millions d’euros annuels à partir de 2017, et cela pendant 27 ans. On arriverait alors à un coût total de l’opération tout à fait exorbitant pour l’État, de l’ordre de 2,4 milliards d’euros », confiait un conseiller de la ministre à Mediapart en juillet 2012. « Raison pour laquelle nous souhaitons une rupture contractuelle du PPP pour motifs d’intérêt général. »
Mais l’un des obstacles à une rupture des contrats, et non des moindres, réside dans l’existence de clauses d’indemnisation. Parallèlement au PPP, un « accord autonome » de 19 pages a en effet été signé le 15 février 2012 entre l’État d’une part, le consortium de banques et le groupe Bouygues ayant obtenu le marché d’autre part.
Cet « accord autonome » prévoit une indemnisation conséquente du consortium en cas d’annulation du contrat. Le montant de l’indemnité elle-même est un secret bien gardé.
Christiane Taubira avait exprimé elle-même avec force son opposition à ce PPP devant les députés. « Au terme de ce contrat de 27 ans, en 2043, l’État aura payé 2 milliards 700 millions d’euros », déclarait la ministre de la justice à l’Assemblée, le 31 octobre 2012. « Comme démonstration de bonne gestion, je crois qu’on peut faire mieux. »
Préférant soit une reprise du projet en maîtrise d'ouvrage publique, soit une renégociation du contrat qui « n’a pas été prévue » par ses prédécesseurs, Christiane Taubira ajoutait : « Il serait facile pour moi de conserver les choses en l’état. Les travaux seraient livrés en 2016, j’aurais le plaisir d’inaugurer en 2017, et je laisserais à mes successeurs la lourde ardoise, ce serait facile mais irresponsable. »
Matignon a arbitré, en janvier 2013 : le contrat de partenariat avec Bouygues est finalement maintenu, mais avec une « renégociation substantielle ». En fait, la marge de discussion semble assez limitée. Selon des sources concordantes, la solution retenue consiste à négocier, s'agissant des loyers dus par l’État, à un passage rapide à des taux bancaires fixes au lieu de taux bancaires variables. Au bout du compte, ce sont les clauses d’annulation et de dédit de l'accord « autonome », estimées entre 200 et 400 millions d’euros, qui ont dissuadé l’État d’annuler le PPP.
Outre l'État et le secteur du BTP, le projet du nouveau tribunal dans le nord de Paris bénéficie du soutien actif du maire de la capitale, Bertrand Delanoë, soucieux de réaménager ce quartier périphérique, faute d'avoir pu le faire en accueillant les Jeux olympiques de 2012. De fait, la mairie de Paris et les élus de la majorité poussent ce chantier, qui s’inscrit dans un vaste plan d'aménagement du quartier Clichy-Batignolles. Même le coût final du PPP pour les finances publiques est discuté par les défenseurs du projet.
Dans une lettre à Jean-Marc Ayrault datée du 19 novembre 2012, la députée (PS) Annick Lepetit (dont la circonscription est à cheval sur les XVIIe et XVIIIe arrondissements, et où se trouve la ZAC) insiste sur l’importance du projet, et estime que « l’État a obtenu des contreparties relativement avantageuses ». « Ce dispositif permet notamment de reporter les paiements à la livraison du bâtiment. Par ailleurs, l’État récupérera, à l’horizon 2043, le bâtiment dans un excellent état. Enfin, les risques de dérapage du coût sont totalement à la charge de l’entreprise Bouygues », écrit la députée.
Le projet du futur tribunal se veut audacieux. Il s'agit d'une tour futuriste de 160 mètres de hauteur, conçue par le célèbre architecte Renzo Piano. Elle occuperait 61 000 m2(on peut voir le film de présentation ici).
Selon son concepteur, il s’agit d’une « tour mince, légère, transparente », « une ville verticale de 9 000 personnes, qui superpose les fonctions comme un millefeuille ».
Dans le socle du bâtiment seraient aménagées 90 salles d’audience. Dans les étages, des bureaux et des salles de réunion. La faible épaisseur de la tour, 35 mètres pour une hauteur de 160 mètres, permettrait à chacun de bénéficier de la lumière naturelle. « Ce sera aussi un bâtiment qui respire, comme une ville avec ses places, échappant à la tour monumentale de bureaux classique, massive, hermétique », vantait l’architecte lors de la présentation du projet.
Avec trois ensembles superposés (d’une dizaine d’étages chacun) au-dessus du socle, la tour dégagerait quatre grandes terrasses, avec un hectare planté d'arbres, et un grand parvis au sol. Soit un projet un brin mégalo, peut-être digne du siège d’une multinationale, mais pas d’un tribunal, selon ses contempteurs.
Les avocats parisiens, eux, critiquent surtout l'implantation de leur future Maison du barreau, entre le périphérique et les Maréchaux, et à proximité d'une déchetterie, tout en pestant contre le manque de places de parking.
Notoirement à l’étroit dans des locaux qui sont en partie classés et globalement peu fonctionnels, le tribunal de grande instance occupe actuellement 41 000 m2 sur les 85 000 que compte le vieux Palais de justice de l’île de la Cité. Faute de place suffisante, le ministère de la justice loue également plusieurs autres sites à Paris (dont le fameux pôle financier de la rue des Italiens), pour un coût annuel de 20 millions d’euros.
À l'avenir, seules la Cour d'appel et la Cour de cassation resteraient dans le vieux Palais. Aujourd'hui, et malgré de récents travaux, son accès reste malaisé pour les personnes à mobilité réduite, alors qu'il accueille 13 000 personnes par jour.
Dans le passé, plusieurs projets de déménagement du tribunal de grande instance de Paris ont déjà été annoncés, dans les quartiers Tolbiac, puis Masséna-Rives de Seine, et enfin à l’Hôtel-Dieu. De l'avis général, celui des Batignolles a très peu de chances d'être retoqué par une justice administrative généralement frileuse dans ce type de dossiers.
(Lire également sous l'onglet Prolonger.)
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