Avocat de Mediapart depuis l’origine, Me Jean-Pierre Mignard est aussi docteur en droit et maître de conférences à Sciences-Po. À nos côtés dans toutes les batailles qu’a dû mener Mediapart dans sa courte histoire depuis 2008, il réagit à l’attaque fiscale dont nous faisons aujourd’hui l’objet, tout comme il était intervenu dans nos colonnes au plus fort de l’affaire Cahuzac (lire ici son entretien de l’époque en défense de nos informations).
Cet entretien survient au lendemain d’une première victoire qui demande à être confirmée en actes : dans un communiqué commun, issu de leur rencontre avec une délégation du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil), les trois ministres concernés se sont prononcés en faveur de la « neutralité fiscale » entre toutes les presses, quel que soit leur support (télécharger ici le communiqué). Aurélie Filippetti, ministre de la culture et de la communication, Bernard Cazeneuve, ministre délégué chargé du budget, et Fleur Pellerin, ministre déléguée chargée des PME, de l’innovation et de l'économie numérique, affirment dans ce communiqué qu’ils « travaillent à une initiative forte pour le début de l'année 2014, destinée à garantir dans la durée la neutralité fiscale entre les presses écrite et numérique. Les trois ministres inviteront les représentants de la presse concernés, en janvier prochain, en présence des parlementaires français et européens intéressés par ces questions, afin de préciser les échéances politiques et législatives de cette forte mobilisation. »
En attendant la concrétisation de cet engagement, l’avocat de Mediapart invite à maintenir la mobilisation afin d’obtenir le respect du droit, c’est-à-dire de l’égalité entre presse numérique et presse imprimée. Et afin, aussi, d’obtenir l’arrêt et l’annulation des procédures fiscales discriminatoires lancées contre plusieurs journaux en ligne, dont Mediapart.
Mediapart. – En tant qu’avocat de Mediapart, vous vous êtes battu à nos côtés, depuis 2008, pour l’égalité de droit entre presse numérique et presse imprimée. Comment réagissez-vous face à sa violente remise en cause aujourd’hui, alors même que la nouvelle majorité politique, présidentielle et parlementaire, s’était engagée à la faire respecter ?
Jean-Pierre Mignard. – La vérification en cours serait banale s’il ne s’agissait de la presse en ligne. Elle prend en effet un aspect inhabituel, du fait de l’empressement, en fin d’année, alors que presque tous les protagonistes sont indisponibiles et en raison de ce qu’elle apparaît totalement omettre des années de discussion avec les pouvoirs publics.
En effet nous avons, avec Mediapart et le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (SPIIL), travaillé ensemble à un statut de la presse en ligne qui était ignoré par le droit français. C’était même en tant que presse qu’elle était niée. C’est d’ailleurs pourquoi le taux de TVA appliqué était celui des « services en ligne » soit 19,6 % alors qu’il n’est que de 2,1 % pour la presse imprimée. On a observé le même retard à l’allumage pour la presse en ligne et la reconnaissance de son statut de support d’information que pour l’Internet, qui n’a eu sa propre loi qu’en 2004 en France, bien après les États-Unis d’Amérique.
Nous avons rencontré et travaillé avec le conseiller culture du président Nicolas Sarkozy ainsi qu’avec Jacques Toubon qui avait reçu la mission de réflexion sur l’alignement des taux de TVA dans le domaine des médias et de la culture. Cela s’est passé en bonne intelligence. Jacques Toubon nous a soutenus devant le Parlement. À l’issue des États généraux de la presse, la presse en ligne est adoubée comme presse à part entière. Seule subsiste la question de la TVA puisque une directive de 2006 dite « TVA 2006 » ne fait aucune distinction dans les services en ligne entre la presse en ligne et les autres services fournis par voie électronique.
Mais cette directive européenne, qu’on nous oppose, exclut-elle formellement la presse en ligne d’un statut de TVA spécial, celui dévolu à la presse au nom de la liberté et du pluralisme de l’information ?
Absolument pas. Elle ignore la presse en ligne. Elle ne l’évoque pas, c’est tout à fait différent. Elle ne conçoit pas que l’information puisse passer par les services électroniques. En fait, c’est une pure directive de concurrence et d’harmonisation fiscale qui n’envisage pas de système dérogatoire pour l’information. Mais elle ne l’interdit pas non plus. Elle ne prohibe pas les exceptions. Les exceptions sont à rajouter explicitement. Et c’est aux États de s’y atteler.
Dès lors comment les pouvoirs publics peuvent-ils admettre que la nouvelle presse numérique se batte à armes inégales, comme si elle avait des fers et du béton aux pieds, avec cette TVA à 19,6 % alors que toute la presse imprimée, sans exception, n’est taxée qu’à 2,1 % ?
Il faudrait sonder les reins et les cœurs des pouvoirs publics. Apparemment, le ministre du budget ne s’en satisfait pas puisqu’il vient de prendre un engagement public pour la « neutralité fiscale » entre toutes les presses. Mais ce qui reste incompréhensible, c’est qu’il ne fut pas informé de l’état du dossier bien en amont. Il y a des ministres de la culture et du numérique, des conseillers, qui doivent connaître l’importance et les enjeux juridiques du dossier, Mesdames Pellerin et Filippetti notamment. Pourquoi n’avoir pas alerté bien en amont le ministre du budget ? L’administration fiscale qui avait, de fait, accordé un moratoire a ainsi changé subrepticement de position. Mauvaise manière faite au ministre du budget et coup de pied de l’âne à la presse en ligne.
Pourtant, les deux principales ministres concernées, Mmes Pellerin et Filippetti, font comme si la loi était contre nous, même si elles la jugent aberrante…
C’est un raisonnement court. La loi ne dit rien sur le statut de la presse en ligne. C’est un raisonnement purement déductif qui les amène à être, selon moi, bien rapides dans leur appréciation. La directive européenne n’interdit pas l’exception pour la presse en ligne comme elle n’a pas interdit un taux spécial pour le livre numérique à 5,5 %. Frédéric Mitterrand avait judicieusement mené cette négociation avec Bruxelles. Il faut faire de la politique, c’est tout, reliée à un raisonnement juridique à la fois français et communautaire. Bref, sortir des sentiers battus.
Nous avons pourtant été d’une transparence totale, comme toute la presse en ligne.
C’est d’ailleurs ce qui est désarmant. Mediapart comme les autres organes de la presse ligne n’ont jamais cessé de soulever publiquement cette question de la TVA, l’ont régulièrement répété lors des rencontres avec les pouvoirs publics et l’ont encore redit aux services fiscaux. Ceux qui vous accusent d’être des fraudeurs sont ignorants, malveillants, ou les deux à la fois.
Ils prétendent que la loi est contre nous. Est-ce formellement vrai ?
Non, la loi n’est pas contre vous. Et le droit est avec vous. Là encore certains confondent loi et droit. La loi n’est qu’une des composantes du droit. La constitution de la République française hisse la liberté d’expression au sommet des droits, dans l’esprit de la Déclaration de 1789, des préambules de 1946 et 1958.
Le juge constitutionnel a posé l’équivalence du droit à l’information comme déclinaison de la liberté d’expression dans une société démocratique. Ce droit en est le substrat. La Charte européenne des droits fondamentaux issue du Traité de Lisbonne protège explicitement le droit à l’information et le pluralisme des médias.
La Cour européenne des droits de l’homme sur le fondement de l’article 10 a fait de l’information le « watchdog », le chien de garde de la démocratie. La Cour de cassation, toutes chambres réunies, assujettit au même modèle de liberté et à son régime légal d’exception décliné et adapté depuis la loi de 1881 toute la presse, sans discriminer et quel que soit le support.
Quelles conclusions en tirez-vous sur le plan fiscal ?
Le taux réduit de TVA pour la presse aujourd’hui à 2,1 % répond à cette particularité de la presse qui est un véritable impératif démocratique. Il n’existe aucune raison en droit pour discriminer la presse en ligne. Bien au contraire, le droit exige une harmonisation immédiate du régime fiscal de la presse, sans faire intervenir une quelconque spécificité des supports.
Dès lors, comment justifier, de la part d’un pouvoir politique qui se réclame de l’Europe, de ses principes et de ses directives, une telle concurrence non libre et faussée entre presse en ligne et presse imprimée ?
Le gouvernement français doit prendre son bâton de pèlerin et convaincre du bien-fondé de ce raisonnement. Nous sommes ici en pur droit communautaire. Les juges nous rejoindront sur ce combat. Il s’agit de sortir la presse en ligne du marais des services en ligne pour la faire rejoindre la presse tout court, ce qu’elle est, un organe d’information qui ouvre à une mission de nature constitutionnelle (la Constitution française) et conventionnelle (les traites européens de l’UE et du Conseil de l’Europe). Précision, et cette indication est de taille : en Allemagne, la CDU/CSU et le SPD se sont mis d’accord dans leur programme de coalition gouvernementale sur ce point pour faire bouger la directive et harmoniser enfin le statut fiscal de la presse en Europe. Immense progrès démocratique à venir !
Pouvons-nous prendre au sérieux le récent communiqué des trois ministres concernés – culture et communication, économie numérique, budget – affirmant que « le gouvernement est mobilisé pour la neutralité fiscale entre les supports d’information » ? Ne sont-ce pas que des mots sans réalité concrète ? Et ce d’autant plus que le ministre du budget se dit solidaire de son administration qui vient de lancer cette attaque injustifiée contre la presse en ligne ?
Je pense que le ministre du budget a été laissé dans l’ignorance de cette longue marche de la presse en ligne en France et en Europe et que la physique bureaucratique a pris le dessus. C’est toujours ce qui se passe lorsque la vigilance politique marque le pas…
Ne sommes-nous pas en pleine hypocrisie et incohérence ? Alors que venait d’être mise en route l’agression fiscale contre la presse en ligne, le ministre du budget défendait au Parlement un amendement effaçant 4 millions d’euros d’emprunt de L’Humanité, au nom de la liberté et du pluralisme de la presse comme principes constitutionnels ! Sans parler, au même moment, de la publication des chiffres d’aides publiques à la presse imprimée pour des montants de plusieurs centaines de millions d’euros, dont les plus gros bénéficiaires sont les principaux groupes de presse installés…
C’est exact. Pourquoi la presse en ligne qui n’est pas la plus coûteuse et, à l’instar de Mediapart, se passe souvent d’aides publiques, fait-elle l’objet du courroux fiscal ? Elle crée des emplois – vous employez près de 50 personnes, vous en faites travailler plus de 70 dont de nombreux journalistes – et elle est un modèle économique pour toute la presse, qui d’ailleurs l’a compris et, au vu de votre réussite, vous rejoint de plus en plus. Pourquoi ? Parce que la presse avec ce modèle numérique et payant va gagner en indépendance ? C’est possible…
Mais ce contrôle fiscal est bien une atteinte directe à la liberté de la presse ! Il rappelle les méthodes les plus anciennes et les plus perverses pour l’entraver : celles qui frappent à la caisse, à la manière du cautionnement en vigueur au XIXe siècle jusqu’à la loi républicaine de 1881. Or il se passe sous un pouvoir de gauche qui ne cesse de proclamer son attachement à la liberté et au pluralisme de l’information. Comment l’expliquez-vous ?
Le droit est aujourd’hui plus fort que les sujétions politiques. Le droit constitutionnel, le droit européen submergent souvent, subliment parfois, les choix politiques nationaux. Les juges sont plus forts que les administrations étatiques et le seront de plus dès lors que nous nous insérons dans un système politique régional soumis au droit. Le débat que nous avons eu sur le droit et la loi avec les ministres en est un signe. Les élus et dirigeants parleront le plus souvent de loi. Les citoyens et les entreprises évoqueront le plus souvent le droit. Donc gauche ou droite… Je ne règle pas ou plus depuis longtemps le curseur de ma profession d’avocat à ces notions-là. La règle démocratique, voilà notre seule référence.
Face à cette attaque en règle contre la presse sous un pouvoir de gauche, que dit, non seulement l’avocat, mais le militant socialiste que vous êtes, autorité reconnue par le PS sur les questions de droit et de justice et, qui plus est, proche ami du président de la République lui-même ?
Je n’ai jamais pensé ou cru qu’un pouvoir de gauche soit à l’abri de ce type d’erreurs, voire de fautes. On peut lui demander d’être plus vigilant en matière de libertés et de droit lorsque l’on quitte l’espace marchand, c’est tout. S’il ne le fait pas, il manque à sa raison d’exister.
Dès lors ne faut-il pas y voir une vengeance à froid de ceux que la nouvelle presse en ligne, et Mediapart au premier chef, dérange par son indépendance économique et son dynamisme éditorial ? Vous qui avez vécu l’affaire Cahuzac à nos côtés, ne pensez-vous pas qu’au cœur de l’État, on veut nous faire payer notre audace ? Et que ce « on » est aussi bien à gauche qu’à droite ?
Si c’est le cas, c’est un hommage qui vous est rendu, et ceux-là perdront, le compte à rebours a déjà commencé.
Il arrive, dans l’histoire des libertés, que la loi soit en retard sur le droit. Ce fut, par exemple, le cas lors de la grande bataille autour du droit à l’avortement, réprimé par la loi, mais défendu par la société. Ne sommes-nous pas dans une situation semblable pour la liberté de la presse, avec des journaux en ligne pionniers mais victimes de dispositions archaïques ?
Je le pense, voilà pourquoi je suis convaincu que la presse en ligne et toute la presse gagneront et, avec elles, tous les lecteurs, citoyens, qui sont créanciers du droit à l’information, la plus complète, la moins chère, la plus accessible.
À Mediapart, nous avons le sentiment profond d’avoir été trompés et promenés par les pouvoirs publics qui, avec cette attaque fiscale, rompent le moratoire de fait qui permettait à la presse en ligne de s’installer et de se développer à égalité d’armes avec la presse imprimée. Nous n’avons plus confiance. Dès lors, avons-nous d’autre moyen de lutte que de mobiliser nos lecteurs, le public et, au-delà, la société ? Faudra-t-il aller jusqu’à envisager une manifestation de rue pour la liberté de la presse ?
Tous les droits constitutionnels vous sont permis. C’est au président de la République, premier magistrat du pays, gardien de la constitution de porter avec vous ce combat. C’est une belle et noble bataille. Il la doit aux citoyens, il la doit à la démocratie et à la presse, il vous la doit. La presse sera sauvée, il en sera grandi. Mais il faut agir et vite, et dire d’ores et déjà que les procédures fiscales lancées contre la presse en ligne n’ont pas lieu d’être et que la France s’en expliquera à Bruxelles. Elle ne sera pas seule.
BOITE NOIREMe Jean-Pierre Mignard est l’avocat de Mediapart depuis sa création et le cabinet Lysias, qu’il a fondé, notre conseil depuis l’origine. Ce choix s’explique par le fait que Me Mignard est, de longue date – depuis la fin des années 1970 précisément – l’avocat de l’un des cofondateurs de Mediapart, son directeur Edwy Plenel. Me Mignard et ses associés nous ont assistés dans toutes les batailles judiciaires que Mediapart a dû mener. Les engagements personnels de Jean-Pierre Mignard sont de notoriété publique, ceux d’un socialiste aussi libre qu’inclassable. Conformément à nos principes d’indépendance, ils n’ont aucune incidence sur nos relations professionnelles et, cela va sans dire, sur le contenu éditorial de Mediapart.
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