La prise est de taille, mais elle n'est pas près de cesser de gigoter. En parvenant à convaincre le syndicaliste Édouard Martin de mener sa liste aux européennes dans le Grand Est, le parti socialiste a réussi un joli coup de casting, généralement déterminant dans un scrutin traditionnellement protestataire où seuls les plus politisés se rendent aux urnes.
Avec le leader (CFDT) des ouvriers d'Arcelor-Mittal, le PS a réussi à attirer l'un de ses pires contempteurs, qui avait symbolisé le renoncement de la gauche au pouvoir dès la fin de son premier semestre d'exercice. C'était en décembre 2012 : Arnaud Montebourg venait de perdre son arbitrage face à Jean-Marc Ayrault, les hauts-fourneaux de Florange ne seraient pas nationalisés. À la télé, le premier ministre sera qualifié de « traître » par celui qui, désormais, va tenter de sauver la mise électorale à un exécutif et un parti aux abois, à qui tout le monde promet une déroute dans les urnes :
Il y a presque un an jour pour jour, lors de ses vœux à la nation que Mediapart lui avait proposé de faire (voir ici), Édouard Martin disait ainsi : « Ne vous taisez pas ! Combattez, luttez ! Ne laissez pas faire cette classe dominante qui essaie de nous mettre à terre. »
Mardi soir, sur France 2, il a expliqué : « Je ne renie rien et je n'enlève rien à ce que nous avons dit et fait (…) Le combat n'est pas terminé, il prend d'autres formes, dans d'autres lieux… » Cette apparition télévisée intervenait juste après la réponse définitive de Martin aux hiérarques du PS, lors d'un déjeuner dans un restaurant parisien (lire ici). Ces mêmes dirigeants socialistes qui se sont contentés de compter les points durant l'épisode Florange, début de la descente aux enfers d'un pouvoir incapable de surmonter une haute administration rétive à tout changement politique, inapte à la prise de risque politique.
Dans un entretien au Monde, mercredi, Édouard Martin présente d'ores et déjà un axe de campagne déroutant, ne cédant pas pour l'heure à la langue de bois. Et ne retirant rien de ces critiques passées. Il assume ne « rien renier de ce que j'ai fait ou dit » sur Jean-Marc Ayrault, sur Harlem Désir (« je m'étais aperçu qu'il n'avait même pas lu l'accord signé entre son gouvernement et Mittal. C'est assez dramatique quand on y pense. Il l'a reconnu »), sur Manuel Valls (« Il ne faut pas qu'il oublie d'où il vient, que lui non plus n'est pas né français »), et sur le pouvoir socialiste en général (« Il y a au gouvernement des gens trop proches du monde de la finance et du Medef »).
Le rôle de François Hollande dans sa décision ? Martin assure ne pas lui avoir parlé depuis sa dernière venue à Florange, le 26 septembre dernier. Celui-ci a pourtant été à la manœuvre pour réussir ce "coup" politique, imposant aux discussions de courants du PS préalables à l'annonce des investitures européennes la présence de Pierre Pribetich, un proche de François Rebsamen. Objectif : faciliter la promotion d'Édouard Martin, qui fuite alors dans la presse, sans que l'intéressé ne confirme.
La fuite permet de mettre la pression. Un peu sur Martin... et beaucoup sur Trautmann. L'eurodéputée est une figure de la délégation socialiste française au parlement européen. Elle laisse finalement sa place de tête de liste. Loin des promesses de parité : le PS ne présentera donc que deux femmes sur sept en première de liste – Isabelle Thomas dans le Grand Ouest et une PRG dans le Sud-Ouest.
Entre-temps, Édouard Martin a été sollicité par Pierre Larrouturou, fondateur de Nouvelle Donne. Il fut aussi très proche de rejoindre Europe Écologie-Les Verts (EELV). « Nous lui avions proposé une deuxième place de combat sur notre liste, explique Sandrine Bélier, eurodéputée EELV sortante, qui mènera la liste écologiste dans l'Est. Pragmatiquement, il a plus de chance d'être élu en tête de liste avec les socialistes. » En contact régulier au Parlement européen avec le leader CFDT, Bélier regrette la décision de Martin : « Dans le contexte et vu ce qu'il avait porté, il avait toute sa place avec nous... Nous convergions sur l'idée que l'Europe est l'échelon pertinent pour changer les choses, et pour porter la transition écologique comme moteur de la réindustrialisation lourde de l'Europe. »
Mais la première place sur la liste PS semble avoir convaincu Édouard Martin de s'engager aux côtés des socialistes (« Je ne suis pas juste un nom sur une liste pour faire joli. Je conduis la liste », dit-il au Monde). Elle le place toutefois en première ligne pour prendre des coups, face à deux ténors à droite, l'UMP Nadine Morano (« Il a surjoué la comédie et s'est vendu au parti socialiste », dit-elle) et le FN Florian Philippot (« Il a fait comme les autres, il est allé à la soupe », accuse-t-il).
Ces derniers développent la thématique du traître à sa cause. Une thématique également mise en avant par le Front de gauche, en tout cas le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon. Ainsi l'un de ses dirigeants, Gabriel Amard, lance-t-il à l'adresse d'Édouard Martin : « Il mange dans la main de ses bourreaux. »
Beaucoup, dont certains de ses camarades de lutte, le soupçonnent d'avoir capitalisé sur le combat syndical collectif des métallos à son seul profit. La critique s'entend. Mais elle a ses limites. Car Martin est d'abord un militant. Ces dernières années, dans les réunions avec Mittal ou les politiques, il a souvent été le plus combatif et le plus pertinent. Ce qui lui confère, malgré les critiques pas injustifiées de surexposition médiatique, une vraie légitimité auprès des autres métallos mais aussi des élus locaux lorrains, en grande partie socialistes, qui sont loin d'avoir sa carrure.
Beau gosse du syndicalisme, Édouard Martin passe bien à l'image et il le sait. En 2008, lors de la fermeture de l'aciérie de Gandrange, une autre usine lorraine abandonnée par Mittal dix ans après son rachat, c'est déjà lui qui traite avec les médias. Il est pourtant salarié des hauts-fourneaux de Florange, l'ancienne usine Solac, qui fut longtemps la fierté de ce coin de Lorraine façonné par les maîtres de forge.
Sous le quinquennat Sarkozy, Martin est un de ceux qui critiquent le plus férocement le "bougisme" souvent désordonné du chef de l'État en matière industrielle. Quand celui-ci se rend à Gandrange, le 4 novembre 2009, promettant de sauver l'usine ou de trouver un repreneur (promesse qui sera vite oubliée), Édouard Martin dénonce un « traquenard minable » (lire ici). Quelques mois plus tard son syndicat dépose une stèle « des promesses oubliées de Nicolas Sarkozy ».
En 2012, pendant des mois, c'est Florange qui est menacée à son tour, et Martin campe avec une poignée de camarades devant les bureaux de l'usine, jour et nuit, dans le froid, comme les autres. « L'acier lorrain vivra », lit-on sur les calicots et les casques. Fin mars 2012, il marche avec une poignée de collègues pendant dix jours de Florange à Paris pour alerter les pouvoirs publics (photo ci-dessus). À l'arrivée, un concert géant les attend. S'y rendent alors Anne Hidalgo, actuelle candidate à la mairie de Paris, Manuel Valls, alors "dircom" de la campagne de François Hollande, ou encore Jean-Luc Mélenchon (lire ici). La voix cassée par la fatigue, Édouard Martin s'en prend une nouvelle fois à Mittal, « ce milliardaire qui peut tous nous dégager parce qu'il veut encore plus d'argent ».
Pendant la campagne présidentielle, il est l'interlocuteur privilégié des socialistes qui deviendront ministres quelques mois plus tard. C'est avec lui que Hollande organise ses visites sur le site, notamment celle où il promet de faire voter une loi obligeant les multinationales à céder des sites rentables à un repreneur. En avril, entre les deux tours, sous les flashs, Martin fait signer à Ayrault (photo) un engagement de sauver la métallurgie lorraine (lire notre reportage). Vite tombé depuis aux oubliettes, même si des mesures de reconversion ont été annoncées pour l'acier lorrain lors de la visite de François Hollande, le 26 septembre dernier. C'est d'ailleurs une fois acquise l'assurance que ses camarades licenciés seront bel et bien reclassés que le syndicaliste a accepté la proposition du PS.
Durant la crise de Florange, les réactions sanguines de Martin ont irrité les hautes sphères de la CFDT, qui avaient validé la solution proposée par Jean-Marc Ayrault. Mais en réalité, s'il peut agacer, Martin a toujours eu les coudées franches. Repéré dès la fin des années 1980 par Jean-Louis Malys, ancien dirigeant métallo du syndicat en Lorraine aujourd'hui chargé des retraites à la confédération, il s'est bien gardé de jamais critiquer les plus hautes instances. Pas comme le cégétiste de Continental Xavier Mathieu, qui avait éreinté son secrétaire général, Bernard Thibault, accusé d'être une « racaille bonne qu'à calmer la base ».
Le credo réformiste de la maison, Édouard Martin le partage sans états d'âme. Militant CFDT depuis 1986, il siège depuis des années au comité européen d'ArcelorMittal. Sitôt sa décision annoncée, il a d'ailleurs remis tous ses mandats CFDT. La fédération CFDT de la métallurgie a salué un « choix personnel que nous respectons (...) : il constitue une autre forme (...) d’engagement au service de la société ».
La politique a toujours animé Édouard Martin, qui explique au Monde avoir « toujours voté socialiste ». En 2007, il soutient Ségolène Royal. S'affiche ensuite dans les meetings de Désirs d'avenir, le club de celle qui échoua à battre Nicolas Sarkozy.
En 2012, les métallos de Florange, avant de devenir celui de Hollande, sont le poil à gratter social de Nicolas Sarkozy pendant la présidentielle. Nicolas Sarkozy accuse alors Édouard Martin de faire de la politique. L'intéressé répond à Mediapart : « Si se battre pour défendre une usine, pour défendre des milliers d'emplois, c'est faire de la politique, alors oui, j'en fais. Mais ça s'appelle tout simplement de la politique industrielle, pas partisane. On fait ce que les différents gouvernements n'ont pas fait depuis trente ans. (…) Oui, c'est de la politique, mais de la politique noble. »
« Je pense qu’il ferait un député formidable. Nous avons besoin de représentants de la classe ouvrière », dit de lui en décembre 2012 Aurélie Filippetti, fille d'ouvriers comme lui, dans Paris-Match. La ministre de la culture, élue de Moselle, connaît Martin depuis des années. À ce moment-là, lui garde encore ses distances : « Je ne fais pas partie de leur monde, je ne suis pas opportuniste. » Un an plus tard, il a changé d'avis.
En franchissant le pas, Édouard Martin rejoint finalement la cohorte des cédétistes qui ont rallié le PS et les équipes ministérielles ou ont accepté des fonctions officielles du nouveau gouvernement depuis 2012. L'ancien secrétaire général François Chérèque, devenu inspecteur général des affaires sociales, qui dirige le think tank Terra Nova et s'apprête à prendre la tête de l'agence du service civique ; sa devancière, Nicole Notat, missionnée par la ministre Fleur Pellerin pour rédiger un rapport ; Laurence Laigo, ancienne responsable des relations extérieures de la confédération, entrée au cabinet de Najat Vallaud-Belkacem pour suivre les questions européennes ; ou encore Jacky Bontems, ancien numéro deux de la maison – connu pour avoir été l'homme des purges internes ayant suivi la réforme des retraites de 2003 –, embauché par le commissariat général à la stratégie et la prospective.
Mais contrairement à ceux-là, Édouard Martin a beaucoup plus souvent critiqué l'ami socialiste qu'il n'en a dit du bien. Si bien que l'on peut s'interroger : est-ce réellement Édouard Martin qui tombe dans le piège du PS, ou l'inverse ? À force de ne jamais promouvoir d'ouvriers dans ses rangs (ou si peu, en tout cas si rarement en première ligne), le parti socialiste est-il prêt à assumer une parole qui sorte du cadre de la langue de bois pro-gouvernementale, pro-libérale et/ou pro-européenne ?
À une vieille connaissance qui lui a demandé ce mercredi s'il ne craignait pas d'être « mangé tout cru », Édouard Martin a répondu : « Je ne suis pas comestible. » On saura dans les mois qui viennent comment se passe la digestion.
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