L’affaire est désormais entendue. Jean-Marc Ayrault, en laissant publier sur le site de Matignon un rapport sur l’intégration (ils sont au nombre de cinq en réalité à lire en intégralité ici), aurait commis une faute politique. Une de trop qui pourrait, rêvent déjà certains, lui coûter son poste de premier ministre. Depuis la une du Figaro vendredi sur le « rapport choc » qui propose, selon le résumé qu’en fait le quotidien, d’en finir avec l’interdiction du voile à l’école (rapport publié depuis un mois sur le site de Matignon), la polémique n’a cessé d’enfler.
Le matin même, le président de l’UMP Jean-François Copé interpellait « solennellement » François Hollande pour dénoncer un rapport qui viserait à rien moins que « déconstruire la République ». Toute la droite a embrayé sur les thèmes toujours porteurs du « communautarisme » et de la « faiblesse » de la gauche sur les questions d’immigration, le Front national trouvant tout le week-end un espace inespéré pour clamer son indignation face à cette « guerre déclarée aux Français ».
Devant l’embrasement médiatique, l’exécutif a opéré un repli stratégique. Dès le vendredi soir, le premier ministre minimisait la portée du texte : « un rapport comme j’en reçois des dizaines » et qui « ne correspond en rien » à la position du gouvernement. Rien n'y a fait, les proches de François Hollande, déjà échaudés par les annonces d'une grande réforme fiscale, ont sauté sur l'occasion pour affaiblir davantage Jean-Marc Ayrault. Manuel Valls le jugeant « inacceptable » quand Laurent Fabius déclarait, cinglant : « Il ne faut pas prendre toutes les mouches qui volent pour des idées. »
Dans ce concert de critiques et de postures outragées, on en aurait presque oublié le contenu de ce rapport. Celui qui a fait le plus polémique, intitulé « Vers une politique française de l’égalité » et issu du groupe de travail « mobilités sociales », est consacré à l’éducation et au marché du travail. Il mérite mieux que les débats aussi fébriles que creux de ces derniers jours. « Il est clair dans cette polémique que peu de personnes ont lu notre rapport, et qu'il est devenu un objet de projection fantasmatique », constate l’un des co-auteurs, Fabrice Dhume, un des sociologues en pointe sur les questions de discrimination, notamment dans le cadre scolaire.
« Cette hystérisation du débat joue comme un empêchement à penser et à discuter », regrette-t-il, soulignant que la focalisation sur la question du voile à l’école est un écran de fumée. « Tout cela est d'une certaine manière la démonstration de ce qu’on dit dans le rapport. Là où cela surprend, c’est que c’est d’une violence insondable. »
La prise de distance publique du premier ministre, qui avait initialement salué « un travail remarquable » mais n’avait assuré aucune publicité à ces travaux lors de leur publication il y a un mois, ne surprend pas Fabrice Dhume. « La règle du jeu était une réelle liberté de travail donnée aux groupes, sans tutelle de la part des ministères. Personnellement, c’était une condition importante pour accepter cette mission. Il est bien évident, et cela était clair dès le départ, que dans ces conditions nos travaux n’engagent pas directement le gouvernement », précise-t-il.
Le rapport frappe dès les premières lignes. Les auteurs, le sociologue Fabrice Dhume et le consultant en ressources humaines Khalid Hamdani, ancien du HCI et de la Halde, fustigent les termes mêmes de leur lettre de mission. Pour eux, le terme d’« intégration » « augure mal d’une vraie refondation politique » sur ces questions. « Cette notion politique adresse, malgré ses dénégations, un message très explicite d’assimilation : on conditionne l’accès à la citoyenneté à une adaptation préalable des populations (…) vues comme toujours étrangères et sans cesse à intégrer. En pratique, l’injonction d’intégration n’a pas de fin et les personnes et les groupes qui en sont la cible font chaque jour l’expérience d’une précarité de leur condition politique : ils ne sont jamais vraiment considérés comme légitimement et normalement français. »
Jugeant la question posée par l’exécutif inadéquate, les auteurs se proposent d’emblée de plutôt travailler « sur les frontières de la société française, sur ces mécanismes à la fois concrets et symboliques qui empêchent et contraignent les mobilités, la confiance, les identifications positives à une société “inclusive” », notent-ils quasiment en préambule. « On ne peut pas donner des réponses sans avoir préalablement établi quel était le problème. C’était notre méthode de travail, nous nous sommes d'abord astreints à essayer de nous mettre d'accord sur l'analyse du problème et des enjeux. Les propositions découlent de ces analyses », nous explique Fabrice Dhume.
Leur rapport propose donc de revoir en profondeur les cadres conceptuels qui président généralement au débat sur l’immigration. Pour eux, développer un sentiment d’appartenance, un « Nous inclusif », ne peut se réduire à une identité nationale étroitement conçue. « En France, la réponse à cette question du sentiment d'appartenance a principalement été la tentative de promouvoir une culture nationale. L'école, tout particulièrement, en a été un vecteur stratégique.(…) Le défi est bien d'inventer et de réaliser une identification collective à une communauté qui s'accepte et se reconnaît comme étant plurielle. » La question de la nation doit être « reformulée sur une base “inclusive” comme une “grande nation” », affirment-ils.
Le concept de laïcité lui-même, « précieux pour fonder une politique publique », est aujourd'hui trop souvent « instrumentalisé et “falsifié” », écrivent ainsi les rapporteurs en référence à l’ouvrage de Jean Baubérot, La Laïcité falsifiée (La Découverte, 2012). Et de citer ces « laïcités positives » « restrictives » « récemment brandies pour s'opposer aux pratiques qui ''nous'' gênent ou justifier la prééminence de certaines religions sur d'autres ».
Selon eux, le sens de la laïcité est de protéger a priori la liberté de croyance et d’autoriser la manifestation publique comme privée de son appartenance religieuse dans la mesure où cela ne trouble pas l’ordre public. C'est une conception sans aucun doute minoritaire chez la plupart des chantres actuels de la laïcité d’autant qu’elle conduit naturellement à considérer comme discriminatoire l’interdiction du port du voile tant pour la salariée d’une crèche que pour une jeune fille scolarisée.
« Je lis aujourd’hui que cette question du voile à l’école fait consensus, mais ce consensus s'est fait sur l'exclusion de certaines jeunes femmes, et surtout il se fait sur une conception biaisée de la laïcité », assure Fabrice Dhume. « Nous proposons effectivement de supprimer cette loi (la loi de 2004 interdisant le voile à l’école) parce que cela s’inscrit dans un cheminement où il nous apparaît important de décrisper le rapport que nous avons à la laïcité et à l'islam. »
Plutôt que d’apporter des réponses à la manière « d’intégrer » des populations constamment « altérisées », minorisées voire ethnicisées, les rapporteurs préfèrent poser ce qui, à leurs yeux, constitue « la question clé sur laquelle concentrer l’action publique : de quelle manière chacun est-il traité par la communauté, par ses institutions, par ses membres ? ».
Pour Fabrice Dhume, qui mène depuis des années sur le terrain des recherches sur les mécanismes de discrimination, notamment à l’école et dans l’accès aux stages, ce parti pris n’a rien de théorique. Depuis longtemps déjà, la recherche a montré comment, souvent à l’insu des agents eux-mêmes, se perpétuent dans les institutions les phénomènes discriminatoires. Le rapport qu’il a dirigé pour la Halde sur “Orientation scolaire et discrimination” a fait date (lire notre article sur le sujet). Il y relevait combien l’« origine » des élèves influençait la manière dont l’école les orientait, parfois et même souvent « pour leur bien ».
À Grenoble, le sociologue a mené une recherche pionnière dans plusieurs établissements scolaires pour étudier comment le facteur « origine » jouait aussi, souvent insidieusement, dans la manière d’évaluer les élèves, de les inciter à poursuivre dans la voie générale ou au contraire de les diriger vers des filières courtes (voir notre reportage). Comment comprendre également que le multilinguisme ait longtemps été perçu à l’école plus comme un handicap que comme une richesse ?
Si ce rapport a ces derniers jours suscité une si virulente polémique – au point de recouvrir totalement le message –, c’est aussi qu’il ne cesse d’appuyer là où ça fait mal, comme lorsqu’il rappelle « la ségrégation socio-ethnique » en vigueur à l’école. « On sait aujourd’hui que l’image ethnique des établissements, du fait de la concentration de populations vues comme étrangères, joue un rôle important dans les décisions de contournement de la carte scolaire », écrivent-ils en référence notamment aux récents travaux d’Agnès Van Zanten sur les marchés scolaires (voir l’entretien qu'elle accordait à Mediapart).
La grande difficulté consiste, selon eux, en ce que ces discriminations sont pas ou peu reconnues par l’institution qui, par conséquent, ne s’est pas donné les moyens pour les « réguler et/ou sanctionner ». Pour garantir une égalité réelle de traitement des élèves au sein de l’école ou des jeunes dans l’accès à l’emploi, les rapporteurs préconisent aussi d’en finir avec des logiques de « public cible » ou « de territoire » qui se contentent de penser en termes de « compensation » là où il faut « agir sur les mécanismes qui privent les personnes, les groupes et les territoires des ressources qui leur sont nécessaires et des droits qui leur sont dus ».
Sur la méthode, les auteurs défendent une politique « délibérément pragmatique », en rupture avec « une approche idéologique aveugle à la réalité sociale des rapports ethniques et raciaux ». Tout simplement parce que le paravent républicain, officiellement indifférent à l’origine, masque de plus en plus mal les violentes inégalités de traitement selon l’origine encore récemment soulignées par l’enquête PISA.
Pour conclure, le rapport propose quelques « leviers d’action » comme la suppression des conditions de nationalité pour accéder à un emploi public ou privé (telle celle récemment introduite pour limiter l’accès des étudiants étrangers à l’enseignement privé sous contrat), ou la mise en place d’un organisme spécifiquement chargé des problématiques d’égalité et de discrimination, la disparition de la Halde ayant eu des effets négatifs sur la visibilité de ces thématiques. Dans le domaine scolaire, les rapporteurs pointent par exemple « qu’un des problèmes réside dans le statut dévalorisé des langues des migrants » à l’école et jugent nécessaire leur développement. L’apprentissage de l’arabe à l’école, aujourd’hui pratiquement en voie de disparition alors qu’il a en France des millions de locuteurs, pose évidemment question (lire notre article).
Iconoclaste, radical, ce rapport émanant d’acteurs engagés sur le terrain, est une contribution importante au débat sur les politiques d'intégration, les inégalités et les discriminations à l’œuvre dans la société française. Au-delà des calculs électoralistes, et sans préjuger des conclusions qu’il pourra en tirer, Matignon n’a donc certainement pas à s’excuser de l’avoir sollicité.
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