Condamné par le tribunal correctionnel de Marseille à quatre ans de prison ferme et 75 000 euros d’amende, Jean-Claude Mas, le principal responsable de la fraude des prothèses PIP, est ressorti du palais de justice en toute liberté. Si le tribunal a reconnu l’escroquerie, il n’a pas placé le fondateur de la société varoise Poly Implants Prothèses sous mandat de dépôt. Et ne l’a pas non plus soumis à une obligation d’indemniser les victimes. Quatre autres dirigeants de PIP ont eu des peines de prison allant de trois ans (dont deux avec sursis) à 18 mois avec sursis. La défense de Mas a immédiatement fait appel sur l’ensemble du jugement, de sorte que la condamnation risque de n’avoir aucune conséquence pratique avant des années.
La présidente d’une association de victimes, Alexandra Blachère, salue une « victoire symbolique ». Mais pour les 7 113 parties civiles, la situation est loin d’être éclaircie : « On ne sait pas qui va indemniser les victimes, explique Me Christine Ravaz, avocate de certaines plaignantes. Il n’y a pas d’exécution provisoire, Mas se déclare insolvable, sa société a été mise en liquidation judiciaire, il fait appel sur tout. L’affaire repart à zéro, sans doute pour des années. »
Parallèlement au procès de Marseille, le scandale PIP fait l’objet de plusieurs autres procédures : une instruction pour homicide et blessures involontaires, menée par la juge Annaïck Le Goff ; et une pour plusieurs délits financiers, menée par le juge Pierre Philippon. Mais la première semble loin d’aboutir et la deuxième est étroitement contrôlée par les magistrats. Au total, l’affaire PIP est au cœur d’un imbroglio judiciaire, dont il n’est pas sûr qu’il profite aux femmes porteuses de prothèses frelatées.
Ainsi, le jugement de Marseille contredit une décision du tribunal de commerce de Toulon qui constituait le premier espoir concret pour les victimes : le 14 novembre, les juges de Toulon condamnaient l’organisme certificateur de PIP, la société allemande TÜV Rheinland, à indemniser les porteuses de prothèses frauduleuses. Selon la réglementation, les prothèses mammaires doivent posséder un certificat de conformité européenne qui est accordé par un organisme choisi par le fabricant – en l’occurrence TÜV.
Le tribunal de Toulon a estimé que TÜV avait failli à ses obligations en effectuant des contrôles insuffisants et en ne détectant pas l’utilisation par PIP d’un gel non conforme. En conséquence, la société allemande devait verser, à titre de provision, une somme de 3 000 euros à chaque plaignante.
Mais pour le tribunal de Marseille, TÜV a été escroquée par PIP et n’a pas pu découvrir la fraude. Les juges marseillais ont suivi les arguments de la défense de TÜV, qui rejette toute la responsabilité sur la société varoise. Certes, les employés de PIP dissimulaient les produits non conformes et manipulaient la comptabilité pour ne pas faire apparaître les factures correspondantes. Mais il aurait suffi à TÜV de mettre en regard les commandes de produits de la marque Nusil – les seuls autorisés – et les livraisons de prothèses pour voir que le compte n’y était pas. Cette vérification simple n’a jamais été effectuée par l’organisme certificateur.
Le tribunal de Marseille a également ignoré le fait que pour pouvoir contrôler les prothèses, TÜV aurait dû être habilitée par l’Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, devenue l’Ansm). La société allemande signait les certificats, mais faisait réaliser les audits de contrôle par sa filiale française, laquelle n’avait d’habilitation que pour… l’électroménager. En faisant de TÜV une victime, le tribunal de Marseille glisse pudiquement sur ce problème d’habilitation. Il épargne du même coup l’agence sanitaire française, qui s’est abritée derrière le certificateur allemand sans le contrôler suffisamment, et qui n’a pas tenu compte des nombreuses alertes qu’elle a reçues.
Le plus choquant est que deux juridictions aient rendu, en moins d’un mois, des décisions strictement opposées sur les mêmes faits : coupable à Toulon, TÜV devient une victime à Marseille. Assez logiquement, Me Olivier Gutkès, l’avocat de TÜV, s’est dit satisfait de la décision marseillaise, estimant que « PIP a volontairement trompé TÜV de manière planifiée et systématique », et que le jugement de Toulon « peut être réformé en appel ».
Sans attendre l’appel, TÜV s’oppose déjà à la décision des juges de Toulon, qui était exécutoire. La procédure de Toulon faisait suite à une plainte d’environ 1 700 porteuses de prothèses PIP, en majorité sud-américaines, ainsi que de six distributeurs étrangers qui vendaient les implants au Brésil, en Colombie, au Mexique, en Bulgarie, etc. Ces distributeurs ont été mis en grande difficulté et pour certains en faillite par le scandale PIP. Le jugement du tribunal de commerce imposait à TÜV de verser 3 000 euros à chacune des porteuses de prothèses et à chacun des six distributeurs, et cela sans attendre le résultat de l’appel.
Mais TÜV refuse d’indemniser les femmes, affirmant, d’après Le Monde, que bon nombre de patientes sud-américaines n’ont pas fourni de preuves fiables de leur identité. Quant aux distributeurs, la société allemande est tout aussi réticente à leur verser une indemnisation car, du fait de leur situation financière, ils ne pourraient pas rembourser TÜV si cette dernière gagnait en appel. TÜV a saisi la cour d’appel d’Aix-en-Provence pour faire suspendre la décision du tribunal de commerce en attendant l’issue de l’appel. Et bien sûr, le jugement de Marseille apporte de l’eau au moulin de la société allemande.
Avant TÜV, la première responsabilité du scandale sanitaire incombe à PIP et à son patron. Mais ce dernier a organisé son insolvabilité et sa société a été mise en liquidation. La faillite de PIP pourrait-elle avoir été arrangée ? En janvier 2012, une cliente de Me Ravaz, Chantal Martini, porteuse de prothèses PIP, a déposé une plainte pour plusieurs délits financiers : banqueroute frauduleuse, organisation frauduleuse d’insolvabilité et blanchiment. Cette plainte a entraîné une instruction menée par le Pôle financier du tribunal de Marseille. Or, l’enquête dans ce volet financier pourrait permettre de révéler les circuits financiers utilisés par Mas et de savoir si vraiment il est insolvable et dans l’incapacité d’indemniser les victimes de son escroquerie.
Pour tenter d’accéder au dossier de cette enquête financière, la cliente de Me Ravaz a demandé à se constituer partie civile. Mais, explique Me Ravaz « la constitution de partie civile de Mme Martini a été déclarée irrecevable par le juge d'instruction Pierre Philippon et par la chambre de l'instruction au motif qu'il n'y avait pas de lien direct entre la tromperie dont elle avait été victime et les délits financiers de blanchiment de tromperie »… Pour les juges, il n’y aurait donc pas de rapport entre le scandale résultant du gel frauduleux et une éventuelle faillite organisée de PIP.
Un ancien salarié de PIP, Éric Mariaccia, licencié pour motif économique, a lui aussi tenté de se constituer partie civile. Son licenciement a-t-il un rapport avec les faits poursuivis dans le volet financier de l’affaire ? La chambre de l’instruction doit répondre le 19 décembre prochain.
On saura alors si les magistrats acceptent que l’ancien salarié se porte partie civile, et puisse ainsi accéder au dossier. Il faut souligner que la société PIP elle-même, en liquidation judiciaire, aurait pu se constituer partie civile contre Jean-Claude Mas. Mais il se trouve que son avocat devant le Conseil de prud’hommes de Toulon est Me Yves Haddad, qui est aussi le défenseur de Jean-Claude Mas. Cette double casquette est bien pratique pour le fondateur de la société varoise, qui non seulement se trouve ainsi préservé d’une action menée au non de son ancienne société, mais a connaissance de toute l’évolution du dossier financier.
Or, les quelques éléments déjà connus du dossier financier sont révélateurs. En tant que président du conseil de surveillance de PIP, Jean-Claude Mas, qui se dit insolvable, a touché, entre 2002 et 2009, des jetons de présence pour une somme totale de 890 000 euros. Cette somme a été versée sur son compte personnel, alors même que la société était en difficulté. Parallèlement, Mas était domicilié fiscalement au Luxembourg, où la cellule Tracfin a repéré plusieurs comptes bancaires dont il était titulaire (et qui sont aujourd’hui clos).
Par ailleurs, la société PIP a été dès sa création associée à un montage de sociétés écrans au Luxembourg et au Delaware. La fonction exacte de ce montage n’a pas été élucidée, mais la liquidation de la société aurait pu s’accompagner d’une fuite de capitaux à l’étranger.
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