Nicolas Sarkozy a donc commencé par un mensonge. « C’est la première fois que je dépose plainte contre la presse, attaché que je suis à la liberté de la presse », a-t-il affirmé aux juges René Cros et Emmanuelle Legrand, le 10 octobre. L’ancien président a été entendu comme plaignant, à la suite du dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile, non pas pour diffamation mais pour « faux », « usage de faux » et « diffusion de fausses nouvelles » visant deux articles consacrés par Mediapart à l’affaire libyenne. Le directeur de Mediapart, Edwy Plenel, et les deux auteurs de cet article ont été entendus sous le statut du témoin assisté, fin novembre et début décembre. Ils ont dénoncé cette procédure contournant le droit de la presse (article à lire ici).
Le premier des articles attaqués est celui qui a révélé, le 28 avril 2012, un document annonçant l’accord des autorités libyennes pour le financement de sa campagne électorale de 2007, à hauteur de 50 millions d’euros (article à lire ici). Le second, le 20 juin 2013, faisait savoir que le diplomate et interprète officiel de l’ancien chef de l’État libyen, Moftah Missouri, a authentifié sur France 2 le document en question (article à lire ici). « Ça, c’est le document de projet, d’appui ou de soutien financier à la campagne présidentielle du président Sarkozy. C’est un vrai document », a jugé M. Missouri, traducteur de tous les rendez-vous d’État de Mouammar Kadhafi.
Pour Nicolas Sarkozy, c’est la seconde plainte contre Mediapart sur le même sujet. La première avait été déposée auprès du parquet le 30 avril 2012, qui avait aussitôt ouvert une enquête préliminaire. Mais contrairement à ce que l’ancien président a affirmé, ce n’est pas sa première plainte visant la presse. Il a notamment saisi la justice, le 7 février 2008, pour « faux et usage de faux » contre Le Nouvel Observateur dans l’affaire dite du SMS à son ex-épouse – « Si tu reviens j’annule tout ». « C'est sans doute la première fois qu'un chef de l'État porte plainte contre la presse au pénal, avait admis son avocat, Me Thierry Herzog, mais c'est aussi la première fois que l'on traite aussi mal un chef de l'État. »
L’avocat admettait déjà qu’il contournait ainsi délibérément le droit de la presse. L’ancien président avait aussi poussé les directions de France 3 et du JDD à déposer des plaintes contre leurs salariés. L'objectif était, comme avec Mediapart aujourd'hui, de criminaliser les journalistes, tout en ouvrant des investigations qui permettent de violer le secret des sources.
Pour justifier sa plainte récente contre Mediapart, Nicolas Sarkozy a déclaré aux juges qu’il se constituait partie civile « car l’enquête préliminaire n’avançait pas ». C’est plutôt qu’en réalité, elle n’avançait pas dans son sens. En effet, un an et demi après sa publication, aucun élément matériel n’a permis de mettre en cause l’authenticité du document publié par Mediapart. Au contraire, une information judiciaire a été ouverte sur les faits de financement illicite de la campagne de l’ancien président par le régime libyen, le 19 avril, pour « corruption active et passive », « trafic d'influence », « faux et usage de faux », « abus de biens sociaux », « blanchiment, complicité et recel de ces délits ».
Cette procédure, à laquelle les éléments de notre enquête ont été joints, donne lieu depuis plusieurs mois à des investigations sur le patrimoine de Claude Guéant. L’ancien ministre, ex-secrétaire général de l’Élysée, a été auprès de Nicolas Sarkozy celui qui a le plus œuvré au rapprochement franco-libyen, constamment assisté en cela par l’intermédiaire Ziad Takieddine, comme en ont attesté les documents publiés par Mediapart dès le mois de juillet 2011.
L’éternel bras droit de l’ancien président, Brice Hortefeux, a été quant à lui placé sur écoutes à la demande des juges dans cette même affaire. Ces écoutes ont permis d’apprendre récemment qu’il avait été tenu informé par Christian Flaesch, directeur de la police parisienne nommé en 2008, de la procédure pour « faux » visant le document publié par Mediapart. Christian Flaesch a en particulier informé Hortefeux de sa prochaine convocation par les juges René Cros et Emmanuelle Legrand. Le nom de Brice Hortefeux figure dans le document publié par Mediapart, comme ayant pris part à une réunion de négociation des fonds destinés à la campagne de Sarkozy en octobre 2006, ce qu’il conteste.
Lors de son audition du 10 octobre, Nicolas Sarkozy a plaidé la fausseté de ces soupçons de financement par Kadhafi, comme il l’avait fait sur France 2 en avril 2012. « Je vous rappelle que j’étais l’organisateur et l’animateur de la coalition internationale lors de l’intervention militaire en Libye, a-t-il déclaré aux juges. Il y avait au sommet de Paris, 56 États, mais j’ai été encore une fois l’animateur de cette coalition. Je rappellerai que l’intervention internationale en Libye qui démarrait pour protéger Benghazi des folies de ce tyran a duré 10 mois, et si M. Kadhafi qui était toujours en place à cette période, avait des documents de cette nature, s’agissant du règlement prétendu de 50 millions, on ne comprend pas pourquoi il ne l’aurait pas sorti. »
Sa réponse sur France 2, le 30 avril 2012, était encore meilleure : « Vous croyez vraiment qu'avec ce que j'ai fait à Monsieur Kadhafi que Monsieur Kadhafi m'a fait un virement ? » Le 10 octobre, Nicolas Sarkozy a dit aux juges que s’il avait eu de vrais griefs « à reprocher », « dans les rapports avec monsieur Kadhafi », il ne se serait pas constitué partie civile. « Comment serait-il possible que le virement d’une telle somme (de 50 millions d’euros) n’ait laissé aucune trace dans une banque, d’autant qu’il existe des systèmes de contrôle comme Tracfin, à moins que l’on prétende qu’il s’agit de caisses de billets aisément transportables », a-t-il aussi objecté.
L’enquête se heurte pour l’instant à la situation pénale des anciens dignitaires libyens. L’ancien directeur de cabinet de Kadhafi, Bachir Saleh, et l’ancien chef des services spéciaux, Moussa Koussa, mentionnés dans la note publiée par Mediapart sont, pour l’un, en fuite sous le coup d’une notice rouge d’Interpol, pour l’autre, clandestin au Qatar. Ils ont tous deux contesté l’authenticité de la note libyenne. Présent à Paris lors de la publication de cette note, Bachir Saleh, loin d’apporter son témoignage, a été exfiltré de Paris, sous les yeux de Bernard Squarcini quelques jours plus tard. Ci-dessous, Bachir Saleh dans l’hôtel où il se cache, en Afrique du Sud (avec Hervé Gattegno de Vanity Fair).
Trois autres dirigeants du régime déchu, qui ont tous évoqué l’existence d’un financement de Nicolas Sarkozy, restent sous les verrous en Libye : Saïf al-Islam Kadhafi, l’ancien premier ministre Baghdadi al-Mahmoudi, et l’ancien chef des services spéciaux libyens, Abdallah Senoussi. Avant son extradition de la Tunisie vers la Libye en 2012, Baghdadi al-Mahmoudi avait déclaré devant la cour d’appel de Tunis avoir « en tant que premier ministre, supervisé le dossier du financement de la campagne de Sarkozy depuis Tripoli » (article à lire ici).
Par ailleurs, un autre haut responsable libyen, Rami El Obeidi, ancien coordinateur du renseignement extérieur auprès du Conseil national de transition (CNT), a assuré dans un entretien à Mediapart (à lire ici) que « des agents français ont directement exécuté Kadhafi ». Selon lui, « la menace d’une révélation d’un financement de Sarkozy en 2006-2007 a été suffisamment prise au sérieux pour que quiconque à l’Élysée veuille la mort de Kadhafi très rapidement ». « Selon mes informations, les paiements n’ont pas eu lieu d’un coup, mais de manière partielle, notamment au travers de Nouri Mesmari, l’ancien chef du protocole du régime Kadhafi », ajoutait-il.
Lors de son audition, Nicolas Sarkozy n’a pas évoqué les prises de position de ces grands témoins. En revanche, il s’est appuyé sur l’audition par la police d’un ancien réfugié politique libyen de nature, selon lui, à prouver « la mauvaise foi » de Mediapart. Jomode Ely Gety – gérant d’une petite compagnie pétrolière, candidat malheureux à la reprise de Petroplus – avait été interviewé à deux reprises par Mediapart au sujet de surveillances dont il avait été victime à Paris, avec d’autres militants toubous. Il a prétendu devant les policiers avoir averti les journalistes, avant publication, de la fausseté du document après l'avoir vu « sur un téléphone portable ».
« Or, la réaction de Mediapart a été de se fâcher avec cette personne, a expliqué Nicolas Sarkozy. Ils attendaient évidemment qu’il confirme l’authenticité du document et non le contraire. J’ajoute que ce témoin a déclaré aux journalistes de Mediapart qu’ils étaient aveuglés par leur haine à mon égard. »
Hélas pour Nicolas Sarkozy, Jomode Ely Gety a été interviewé avant et après la publication du document libyen, en mars et en mai 2012. Et l’on peut voir sur cette seconde interview, réalisée lors d’un live de Mediapart, le 4 mai 2012, que loin d’être « fâché » avec l’équipe, et de contester le document publié, il vante au contraire le « scoop » de Mediapart. « Beaucoup de nos amis français ne savent pas comment fonctionne le régime Kadhafi. Ce régime fonctionne sur la corruption. Oui, 50 millions, 100 millions d'euros, ce n'est rien pour lui (Kadhafi) », disait-il alors. Le vrai-faux témoin de l’ancien président n’a pas assuré ses arrières.
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