Dans le logement social, il y a la théorie et la pratique. En théorie, les logements sociaux ont été créés pour des personnes à revenus modestes ayant des difficultés à se loger dans le marché privé. En pratique, nos révélations sur les HLM de cinq adjoints au maire de Paris prouvent, une fois de plus, qu’un certain nombre de locataires y résident alors qu’ils n’ont plus grand-chose à y faire. Ils profitent simplement du « droit au maintien dans les lieux » : une fois entré dans un HLM, rien n’oblige à en sortir. Même si le locataire devient millionnaire. Même s’il est élu maire. Même s’il réside seul dans un 150 m2 obtenu à une époque où il hébergeait ses trois enfants.
Face à ces situations, les bailleurs sociaux se trouvent très démunis. Pure coïncidence : les cinq adjoints de Delanoë dont nous avons trouvé trace dans un logement social sont domiciliés chez le même bailleur, la Régie immobilière de la Ville de Paris (RIVP), qui, avec un patrimoine de plus de 50 000 appartements, est le deuxième plus gros bailleur social dans la capitale. Nous avons donc cherché à comprendre comment la RIVP définissait les cas problématiques, les « anomalies », et comment elle les traitait.
À défaut du droit, les lignes politiques bougent. Un peu. À la suite de notre article, Anne Hidalgo a fini par s’aligner sur sa rivale de l’UMP, Nathalie Kosziusko-Morizet, et a annoncé que si elle était élue, plus aucun conseiller de Paris ne pourrait vivre en logement social.
Aujourd’hui, plus de 10 % des conseillers de Paris seraient concernés, sans qu’on connaisse leur identité. Car dans le monde HLM, les mystères sont bien gardés. Tous les partis étant touchés, personne n’a intérêt à déclencher la guerre nucléaire. Jean-Yves Mano, adjoint (PS) au maire chargé du logement, préside Paris-Habitat (premier bailleur social à Paris) et Elogie (troisième bailleur de la capitale). Pierre Aidenbaum, maire (PS) du IIIe arrondissement, préside la RIVP.
Les informations filtrent avec parcimonie. Bertrand Delanoë et la RIVP préfèrent insister sur le fait qu’ils ont profondément assaini la situation en terme d’attribution : « Aucun élu n’a obtenu de logement social depuis 2001 ; on ne loge que ceux qui en ont le plus besoin. » Voici les chiffres que la RIVP nous a transmis.
10 % des locataires dont le dossier a été accepté ont un revenu fiscal de référence inférieur à 495 euros par an. 50 % ont un revenu inférieur à 17 826 euros/an. 20 % ont un revenu compris entre 54 216 euros et 58 545 euros par an (voir les plafonds de ressources selon le type de HLM sous l'onglet Prolonger).
Voilà pour le flux. Mais il y a surtout un stock. Quand la ville est devenue majoritaire au sein de la RIVP, en 2007, elle a hérité d’habitants nullement prêts à déménager. En 2012, 5 % des logements gérés à Paris par les bailleurs sociaux ont eu un premier ou un nouvel arrivant, selon les statistiques compilées par l’Atelier parisien d'urbanisme (APUR). Au vu de la flambée des prix à Paris depuis les années 2000, qui a envie, même parmi les foyers les plus aisés, de renoncer à un loyer 2 ou 3 fois inférieur au prix du marché ? Les élus font rarement exception.
En 2008, la RIVP, a cependant estimé qu’il serait bon que les ministres et les parlementaires déguerpissent. Au vu de leur statut. De leurs revenus. Et parce que les députés et les sénateurs jouissaient de prêts immobiliers particulièrement avantageux pour accéder à la propriété. La RIVP a envoyé trois courriers à ses trois locataires concernés. Jean-Pierre Chevènement l’a envoyée balader. Fadela Amara a rétorqué qu’il fallait de la mixité sociale dans les HLM. Delphine Batho a fini par partir, juste avant de devenir ministre.
Les départs ne reposent que sur la bonne volonté des personnes concernées ; plus rarement sur la pression exercée. Si Frigide Barjot et Jean-Paul Bolufer ont tous deux été mis dehors par la RIVP dans un grand fracas médiatique, c’est uniquement parce qu’ils avaient enfreint la loi. La première en faisant un usage commercial de son duplex. Le second pour avoir sous-loué son appartement. Sinon, ils seraient encore dedans.
À l’image de Jean-Pierre Chevènement, 74 ans. Quand la RIVP lui a demandé par courrier de bien vouloir quitter son 120 m2 de la rue Descartes, « pour assurer le logement d’une famille qui en ait véritablement besoin », l’ancien ministre de l’intérieur a choisi d’ouvrir sa gueule et de ne pas prendre la porte.
La RIVP a donc fait avec les moyens du bord : l’article 17 C de la loi de 1989 qui permet de rattraper – un peu – les loyers. Jean-Pierre Chevènement payait 12 euros du m2 en 2009 contre un prix du marché de 24 euros à l’époque. Le « 17C » permet de rattraper tous les 3 ans la moitié de la différence avec le prix du privé : en 2015, Jean-Pierre Chevènement payera donc 18 euros le m2, ce qui reste très avantageux.
Mais il n’y a rien d’autre à faire. Pire : Jean-Pierre Chevènement ne paye pas de surloyer (SLS). Le surloyer a été inventé pour que les locataires riches payent plus que les locataires modestes pour des appartements similaires. Seulement, il ne s’applique pas aux logements dits « non conventionnés » (des logements dont la construction n’a pas été directement subventionnée par l’État). À la RIVP, 35 % des logements sont concernés.
Ainsi, les 5 adjoints de Delanoë vivent dans un logement social de ce type et ne payent pas de surloyer, en dépit de revenus élevés. Des revenus que la RIVP ne connaît d’ailleurs pas : il n’existe pour l’instant pas d’enquête sur ce que gagnent les habitants du parc non conventionné. S'agissant du parc conventionné, voici le tableau qui montre l'état des revenus des habitants.
Environ 50 % des locataires gagnent moins de 60 % du plafond de ressources autorisé à l'entrée en HLM. Environ 23 % gagnent plus que ces plafonds. Environ 9 % gagnent plus de 140 % des plafonds…
Dans le parc conventionné (qui représente donc 65 % du patrimoine de la RIVP), on peut payer un surloyer quand on gagne 20 % de plus que les plafonds de ressources autorisés pour pouvoir accéder au logement. En 2012, sur les quelque 50 000 locataires de la RIVP, 1 753 ménages ont payé un surloyer.
Mais même les locataires très riches ne payent pas un surloyer très élevé. Ils peuvent remercier le député de Paris Philippe Goujon (UMP), qui lors du vote de la loi Molle (la loi Boutin), en 2009, a introduit un amendement plafonnant le SLS. À présent, le cumul loyer principal + SLS est limité à Paris à 22,86 € par m². Par ailleurs, la somme du SLS et du loyer hors charges ne peut plus dépasser 25 % des ressources de l'ensemble des personnes vivant au foyer. Une sorte de bouclier locatif pour les plus riches, afin qu’ils puissent continuer à payer peu en HLM…
Ainsi, selon nos informations, un cadre de chez Danone, qui a déclaré en 2012 plus de 200 000 euros de revenus annuels, vit dans un appartement du XVe arrondissement dont le loyer s’élève à 525 euros. Sans plafonnement, il devrait payer chaque mois un surloyer de 3 650 euros. Grâce à Philippe Goujon et ses collègues de l’UMP, il ne paye que 1 050 euros de surloyer.
Plusieurs membres du PS ont plaidé lors du récent examen du projet de loi ALUR (de Cécile Duflot) pour que cet amendement disparaisse. Mais rien n’a été voté en ce sens. Les sénateurs, qui voteront le texte en janvier, mettront-ils fin à ce système ? Iront-ils plus loin ? Chercheront-ils à instaurer des surloyers dans le parc non conventionné ? À défaut de trouver une solution, des parlementaires suggèreront-ils, par exemple, que les bailleurs vendent leur parc non conventionné pour réinvestir dans du vrai logement social ?
La loi Boutin a tout de même offert une possibilité qui n’existait pas auparavant pour les bailleurs : celle de mettre fin aux baux des locataires les plus riches. Si pendant deux années consécutives, un ménage gagne plus du double des plafonds de ressources correspondant au logement (voir sous l'onglet Prolonger), le bailleur est en droit de lui demander de dégager dans les 3 ans qui suivent… À la RIVP, pour l’instant, seuls 58 locataires sont dans cette situation. Un courrier leur a été adressé.
Ces très riches locataires verront-ils un jour, à l’aube, les forces de l’ordre débarquer chez eux pour les expulser ? La scène serait cocasse.
Mais une fois encore, les locataires du parc non conventionné sont à l'abri. Certes, depuis 2007, la RIVP veille à ce que tous ceux qui y entrent soient sous les plafonds de ressources PLS (la catégorie de HLM qui concerne les plus aisés). Mais ensuite, on ne sait rien de l’évolution des revenus des occupants. Et les pouvoirs des bailleurs sont si réduits, que ces locataires pourront a priori y rester toute leur vie.
(Voir un ensemble de données sur les HLM sous l'onglet Prolonger)
Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.
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