Le ministre de l’intérieur Manuel Valls a présenté lundi 17 juin 2013 place Beauvau sa réforme des services de renseignement devant 220 membres de la Direction centrale du renseignement (DCRI), de la sous-direction de l'information générale (SDIG) et de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP). Pas question de toucher à la DCRI, ce « FBI à la française » voulu et créé en 2008 par Nicolas Sarkozy, malgré les « failles » révélées par l’affaire Merah et les pratiques controversées de son ancien patron Bernard Squarcini, mis en examen dans l’affaire des fadettes du Monde (1).
La DCRI et ses 3 200 fonctionnaires sortent au contraire renforcés de cette réforme : le service est promu au rang de direction générale du renseignement intérieur (DGRI) placée directement sous l’autorité du ministre de l’intérieur. « C’est le choix du chef de l’État », a indiqué Manuel Valls. Cette future DGRI va recruter quelque 430 personnes dans les cinq prochaines années, dont 260 contractuels non-policiers (« hackeurs », analystes, traducteurs, linguistes, juristes, ingénieurs et techniciens).
Le ministre aimerait en faire « un équivalent intérieur » de la puissante direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), un service dépendant du ministère de la défense qui dispose en 2013 d’un budget de 645 millions d’euros hors fonds spéciaux (contre 36 millions d’euros tout compris pour la DCRI).
Questionné à l’issue de cette présentation sur l’utilisation de dispositifs de surveillance hors cadre légal par la DCRI et notamment d’« écoutes off » menées, selon le livre d’enquête L’Espion du président, à Boullay-les-Troux dans l’Essonne, le ministre de l’intérieur a reconnu que ces pratiques pouvaient exister. « Il peut y avoir des pratiques qui sortent de la loi, a répondu Manuel Valls. On sait qu’elles peuvent exister, même si je ne citerais pas un cas précis comme vous. Les agents peuvent avoir le sentiment de ne pas agir dans un cadre. » Son directeur de cabinet adjoint Renaud Vedel, à ses côtés, a aussitôt réagi en indiquant que les services agissaient toujours dans le cadre de la loi.
Les auteurs de L’Espion du président, paru en janvier 2012, les journalistes Olivia Recasens, Didier Hassoux et Christophe Labbé, se montraient particulièrement précis sur ces « écoutes off ». Ces dernières sont selon eux réalisées dans une petite commune de l’Essonne, Boullay-les-Troux, sous l’égide de la sous-division R de la DCRI, tandis que « les écoutes légales » relèvent de deux autres divisions, la J pour les écoutes judiciaires et la P pour les écoutes administratives (2).
« Régulièrement, un véhicule banalisé quitte la petite commune de Boullay-les-Troux dans l’Essonne, pour se rendre au 84, boulevard de Villiers à Levallois-Perret, dans les Hauts-de-Seine, décrivaient les trois auteurs. Le chauffeur s’engouffre prestement dans le parking souterrain. Sa cargaison recèlerait comptes rendus d’écoutes, identifications téléphoniques et autres e-mails interceptés à l’insu de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, la CNCIS. »
À l'époque, Claude Guéant, alors ministre de l’intérieur, et Bernard Squarcini avaient protesté arguant que la DCRI n’était pas « un instrument politique au service du pouvoir ». Mais les deux hommes n’ont jamais spécifiquement démenti l’existence de ce dispositif de surveillance de Boullay-les-Troux.
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(1) Le parquet de Paris a requis le 13 mai 2013 le renvoi de ce dernier devant le tribunal correctionnel pour «collecte de données à caractère personnel par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite». Il est reproché à Bernard Squarcini, mis en examen en octobre 2011, d’avoir fait vérifier les fadettes (factures téléphoniques détaillées) d'un journaliste du Monde en juillet 2010, dans l’affaire Bettencourt.
(2) Les écoutes judiciaires se déroulent sous le contrôle de magistrats lors de procédures judiciaires, et celles administratives sont placées sous l’autorité du premier ministre, après avis de la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS). Ces dernières sont normalement réalisées par le Groupement interministériel de contrôle (GIC) aux Invalides.
Ce site de Boullay-les-Troux, visible sur Google satellite, est selon La Dépêche du Midi une ancienne station d’écoute de l’ex-DST (fondue dans la DCRI en 2008). Curieusement, celle-ci semble tout ce qu’il y a de plus officiel. En 2011, un marché public a été lancé par le Sgap de Versailles pour « la construction d'un pôle d'investigations numériques sur le site de la DCRI de Boullay-les-Troux (91) » et, la même année, la DCRI recrutait tout aussi ouvertement un ouvrier de maintenance.
Spécificités du poste : une habilitation secret-défense et des qualités de « discrétion », « disponibilité », « réactivité », « rigueur » requises pour cette mission de trois ans. Le nom du site est récemment réapparu sur la toile : selon un arrêté du ministère de l'intérieur du 19 décembre 2012, le chef du département de recherche technique (DRT) de Boullay-les-Troux fait partie des heureux bénéficiaires potentiels d’un logement de fonction.
Un récent rapport parlementaire, consacré au cadre juridique des services de renseignement, a confirmé le 13 mai 2013 l’utilisation de « méthodes attentatoires aux droits et libertés ». « Les services de renseignement, faute de textes législatifs adaptés, sont parfois contraints d’agir en dehors de tout cadre juridique », lit-on noir sur blanc dans le rapport de cette mission d’information présidée par le député (PS) Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois. Et de poursuivre : « Le retard accusé par la France dans ce domaine paraît indéfendable et nuisible. (…) Les services français agissent sans base légale et en dehors de tout contrôle hiérarchique et interne. »
Si l’on s’en tient à la loi, les agents de la DCRI ne disposent officiellement que de deux outils techniques d'investigation : les écoutes administratives, limitées à 1 840 personnes écoutées simultanément, et l’accès aux données de connexion (fadettes, géolocalisation, etc.) dans le cadre de la lutte antiterroriste.
Que comptent faire le gouvernement et le Parlement pour mettre fin à ces « méthodes attentatoires aux droits et libertés » et à ce retard « indéfendable et nuisible » ? Pas grand-chose avant 2015. L’Élysée a annoncé le 10 juin 2013 la création d’une inspection des services de renseignement et « l’élargissement des prérogatives de la délégation parlementaire au renseignement » (créée en 2007 mais qui est aujourd’hui une coquille vide).
Pour le reste, Manuel Valls renvoie au « rendez-vous » législatif de 2015, échéance du dispositif de recueil des données techniques de connexion créé à titre « provisoire » en 2006 dans le cadre de la lutte antiterroriste. L’occasion pour le ministre de l’intérieur de revoir l’articulation entre efficacité des services de renseignement et préservation des libertés. « Cette consolidation ne doit pas mener à l’impuissance », a prévenu le ministre de l’intérieur.
Outre la création d’une inspection interne et un renforcement du contrôle parlementaire, les députés préconisaient, dans leur rapport, de légaliser divers moyens d’investigations intrusifs (des balises aux fausses antennes relais qui captent toutes les conversations environnantes), en les plaçant sous le contrôle d’une commission administrative indépendante.
Cette commission serait « chargée de s’assurer de la légalité des méthodes utilisées comme de veiller à ce qu’elles ne portent pas une atteinte excessive aux libertés individuelles telles qu’elles sont garanties par la Constitution », indique le rapport de la mission d'information. Elle prendrait pour modèle la CNCIS, qui ne contrôle aujourd'hui que les écoutes administratives. Commission que les fonctionnaires de la DCRI auraient, selon le livre L’Espion du président, largement contournée grâce à leur station de Boullay-les-Troux…
BOITE NOIREA l'issue de sa présentation d'environ 50 minutes face aux membres du renseignement, le ministre de l'intérieur a répondu aux questions d'une vingtaine de journalistes lors d'un point «off».
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